Mix. Remix. Droits d’auteurs.

Créatifs hyperactifs

Par Lawrence Lessig, 23 février 2006 | 5109 Lectures

Publié à l’origine par le Financial Times, en décembre 2005, repris par Libération en janvier 2006, cet article sonne comme un manifeste, et résonne comme un contre-projet face à l’Ancien Monde, barricadé, DRMisé.

Il est publié ici comme une réappropriation et un hommage. Comme un cousinage, aussi, à la vie remix. A noter la sortie toute récente en France de son impeccable « Avenir des idées » aux Presses Universitaires de Lyon

Ces dernières années, les fans des artistes du label Wind Up Records ont passé au moins 250 000 heures à produire et échanger plus de 3 000 clips vidéo. Ceux-ci ne ressemblent cependant à rien de ce que vous avez vu. Ils sont produits en mixant des fragments d’anime1 à de la musique pop. Ce sont des ados, pour la plupart, qui achètent des vidéos ou des DVD d’anime, puis en rééditent le contenu sur leur propre ordinateur pour en synchroniser les images et une bande-son. Le résultat s’appelle un AMV (vidéo musicale d’anime). Les 3 000 liés à Wind Up Records ne représentent que 5 % du total des AMV disponibles sur un des seuls sites populaires qui s’y consacre2. Wind Up Records n’a pourtant témoigné aucune gratitude envers l’enthousiasme de ces fans. Un avocat de la société a intimé, poliment mais fermement, au site qui hébergeait les vidéos de les faire disparaître. Et un filtre y bloque tout contenu venant de Wind Up Records. Les amateurs (au sens original du terme, qui désigne des gens agissant par goût et non pour de l’argent), qui avaient assuré la publicité d’artistes comme Evanescence ou Seether, sont probablement passés à d’autres musiques. Lors de cette première offensive légale, il n’y a pas eu de dépôt de plainte visant cette communauté de créateurs en expansion.

Nous sommes déjà bien avancés sur la voie d’un Internet « en lecture seule » (Read only Internet), un réseau sur lequel toute production culturelle pourra être achetée d’un clic, mais achetée avec le seul droit de la consommer. Et 2006 sera une étape décisive sur cette voie. Apple a démontré comment y parvenir pour ce qui est de la musique. La même chose va se produire avec les contenus de la télévision. Les chaînes vidéo apprennent à vendre plus efficacement des DVD. Amazon expérimente un modèle de vente des livres en payant à la page. Grâce à la technologie, les propriétaires de contenus vont pouvoir contrôler de plus en plus facilement la manière et le moment où chacun aura accès à leurs produits.

Liberté brouillonne. Les lois de protection de la propriété intellectuelle renforceront cet Internet « en lecture seule ». Le copyright donne en fait aux propriétaires de contenus davantage de contrôle sur l’utilisation de leurs produits dans l’univers numérique qu’ils n’en ont jamais eu dans le monde des biens matériels. Dans ce dernier, il existe de nombreux usages possibles de créations qui ne sont pas touchées par le copyright, car ces usages ne produisent pas de copie de l’oeuvre ­ par exemple, la lecture d’un livre. Mais dans le monde numérique, étant donné que toute utilisation d’une oeuvre passe techniquement par une copie de celle-ci, elle requiert en principe l’autorisation du détenteur des droits. Ainsi, au fur et à mesure que la technologie permet de mieux contrôler l’utilisation des contenus, la loi vient à l’appui de ce contrôle. Un Internet « en lecture seule » sous contrôle total permettra de réduire la liberté brouillonne qui définit pour l’heure le cyberespace. La « piraterie » sera supprimée grâce au code, ou du moins tellement réduite qu’elle n’aura plus d’importance.

Mais des phénomènes du genre AMV annoncent une nouvelle bataille dans la guerre des droits numériques que les architectes de l’Internet « en lecture seule » n’avaient même pas imaginée. Les AMV ne sont qu’une partie d’un Internet en mode « lire et écrire » (Read Write Internet) en plein développement. C’est un monde dans lequel on achète du contenu, mais pas pour se contenter de le consommer passivement. Les blogs, les albums photos en ligne et des sites comme Wikipedia ou MySpace témoignent d’une soif extraordinaire d’aller au-delà de la seule consommation. Selon une étude du centre de recherches Pew, près de 60 % des adolescents américains ont créé et partagé des contenus sur le Net. Ce chiffre va encore augmenter. Et ces créateurs vont revendiquer de plus en plus la liberté de créer, ou plus précisément de re-créer, à partir des produits culturels qu’ils achètent.

Mais il n’y a rien de nouveau dans cette volonté de re-création de l’Internet en mode « lire et écrire ». Depuis l’origine des sociétés humaines, les individus n’ont cessé de se réapproprier la culture qui les environne, et de partager avec leurs amis le produit de ces mélanges. On lit un livre, et on en raconte l’histoire lors d’un repas. On voit un film, et on en critique la naïveté avec des amis dans un bar. La culture a de tout temps été utilisée de la sorte.

La seule différence est qu’aujourd’hui la technologie permet de partager le produit de ces réappropriations. Et que cette possibilité va susciter en retour une nouvelle créativité d’une ampleur extraordinaire.

Protection contournée. Pourtant, les lois sur la propriété intellectuelle vont avoir du mal à intégrer cette création par réappropriation. Telles qu’elles existent aujourd’hui, les créateurs par mixage n’ont aucun droit de leur côté, même s’ils n’agissent pas pour des raisons commerciales. L’avocat de Wind Up Records a pu parler poliment parce que la loi parle fermement : il n’existe aucune liberté de créer de la sorte. Il n’est même pas possible de donner ce droit par contrat. Et, ce qui est encore plus important, le déploiement de la technologie qui fonde l’Internet « en lecture seule » menace la possibilité technique même de cette réappropriation. Les créateurs d’AMV doivent déjà contourner des protections techniques pour accéder aux anime qu’ils remixent. Ces protections vont se renforcer, et la lutte contre les technologies de contournement s’intensifier. Alors qu’un type de technologies pousse à cette création par mixage, d’autres vont s’employer à la rendre impossible.

Il est difficile pour la génération « couch potato » (vissée devant son écran de télé) de saisir pourquoi la création sur l’Internet en mode « lire et écrire » est si importante. Mais si on s’attache à quelque chose de compréhensible, la valeur marchande, cet Internet-là est réellement attractif. Les ordinateurs, bandes passantes, programmes et capacités de stockage que requiert un Internet « en lecture seule » ne sont qu’une fraction des technologies nécessaires à un Internet en mode « lire et écrire ». Le potentiel de croissance de cet Internet-là est formidable, à condition que la loi l’autorise. Mais l’économie n’est pas ce qui importe à ceux qui sont en train de construire ce Net. Ni à leurs parents, d’ailleurs. A la fin d’une conférence où j’avais présenté quelques exemples d’AMV, un père de famille est venu me dire : « Je ne crois pas que vous vous rendiez compte à quel point c’est important. Mon fils s’est fait admettre à l’université grâce à ses AMV. Désormais, il est dans une université à laquelle il n’aurait jamais osé espérer pouvoir prétendre. » Ce père avait raison. Je n’arrive même pas à concevoir comment faire comprendre aux responsables politiques le mal que la mise en place d’un Internet « en lecture seule » infligera à cette vision alternative de la Toile, plus dynamique et prometteuse.

Peut-être pourrait-on commencer en imaginant la question à poser à l’avocat ou, encore mieux, au PDG de Wind Up Records : « Maintenant que vous avez réussi à empêcher des milliers de jeunes de passer des centaines de milliers d’heures à créer des contenus formidablement originaux qui assuraient à vos produits une publicité gratuite, croyez-vous vraiment que vos ventes de disques vont augmenter l’année prochaine ? »

1Prononcer « animé ». Style d’animation venu des mangas nippons.

2www.animemusicvideos.org compte 0,5 million de visiteurs et près de 30 000 contributions d’« artistes ».

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« La Rafale ». 1995. Novembre 2005. Dix ans. On est devenu quoi ?

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