Au coeur de cette nouvelle démonstration des méfaits de l’industrie de l’influence (qui regroupe la publicité, mais aussi les « public relation », l’infowar et les pouvoirs militaro-industriels) on trouve les « analystes » des médias. Une catégorie particulière : les analystes et commentateurs ne sont ni totalement journalistes liés par un code de déontologie, ni totalement propagandistes patentés dont on pourrait relier les paroles aux idéologies et aux conflits d’intérêts.
L’article du New York Times résume une enquête approfondie, une spécialité qui reste la gloire des journaux étatsuniens, et dont on aimerait tant avoir l’équivalent par ici. Cette enquête s’appuie sur l’examen de 8000 pages de documents et d’e-mails obtenus par une plainte pour déclassifier des sources. Il démontre que les "analystes militaires« des grands médias, qui viennent donner la »bonne parole", faire des conjectures et assommer le bon peuple de leur « expertise » étaient en réalité des pions au service du Pentagone d’une part et des « consultants » auprès des entreprises du complexe militaro-industriel d’autre part. A ce titre, les « analyses » et « commentaires » qu’ils délivraient sur les ondes étaient à mettre en relation avec les immenses marchés à gagner ou à perdre pour leurs commanditaires.
C’est ici le « médiagate » qui s’installe. Car, bien loin des quelques lignes éparses publiées dans la presse française sur ce sujet majeur, le NYT dénonce la complicité et l’aveuglement des médias qui avaient engagés et payaient ces analystes. Y compris le NY Times lui-même qui regrette certains éditoriaux de ces malfaisants.
Il n’y a pas de domination sans complices, et ceux qui aujourd’hui rejettent toute la faute sur « le Pentagone » cherchent en réalité à dédouaner leur responsabilité.
La « guerre psychologique » (psy-ops) est une stratégie pourtant connue, commentée, on trouve même des manuels militaires, des documents émanant du Pentagone pour la décrire. Dont ce fameux rapport "Information Operations Roadmap" signé par Donald Rumsfeld, ministre des armées de 2001 à 2006. Rédigé en 2003 et rendu public en 2006 après une demande au titre du « Freedom of Information Act » (on peut le lire à http://www.gwu.edu), ce document prévoyait de bloquer l’internet pour éviter la diffusion d’informations contradictoires. Le même Rumsfeld n’hésitait pas à menacer les médias en 2006 ("Any kind of moral and intellectual confusion about who and what is right or wrong can severely weaken the ability of free societies to persevere." The Washington Post, 30 août 2006 - http://www.washingtonpost.com)
Et pourtant, malgré cette connaissance des enjeux de la guerre psychologique et des opérations ideologiques de l’armée, les médias engageaient des « analystes », des « experts » sans se poser la question de leurs liens avec l’appareil militaire et industriel. On leur demandait de signer un simple document de « disclosure », sans enquêter sur leurs employeurs et les intérêts en conflit avec la place propagandiste déterminante qui leur est offerte.
Car ces « experts » ne sont pas ceux qui apportent des « informations », mais qui émettent le « discours » idéologique global, qui « interprètent » les événements, du haut de leurs « connaissances », en général longuement vantées auparavant par les présentateurs...
Mais qui sont ces expert(e)s ?
Ces experts, nous les connaissons aussi en France, ancien militaires spécialistes de l’armée, consultant en sécurité spécialistes de la tolérance zéro, « spécialiste » de ceci ou cela... Toujours les mêmes, faisant la tournée des rédactions, ils ou elles interviennent dès qu’il se passe un événement. On leur déroule le tapis rouge et on les laisse pérorer. Mais qui sont-ils(elles) ? Qui les paye vraiment ? quels sont les intérêts croisés entre leur domaine d’expertise, leurs sources de revenus et le discours qu’ils prononcent ? Nous ne le savons jamais... et pire, ce que semble montrer l’enquête du New York Times, c’est que les médias ne se posent pas la question. Eux si prompt à salir les militants et les activistes n’enquêtent même pas sur les « experts » qu’ils commanditent ?
Oui, c’est un véritable « médiagate » qui s’ouvre sous nos yeux. Et c’est maintenant qu’il faut porter le fer : qui sont les « experts » ? A quel degré pouvons-nous croire ce qu’ils(elles) disent ? Pourquoi sont-ce toujours les mêmes « experts », avec le même angle d’analyse ? Pourquoi n’y a-t-il jamais deux « analystes » opposés ?
La guerre qui s’est installée en Irak a été le produit des mensonges médiatiques (la fameuse affaire des « armes de destruction massive ») et des commentaires récurrents par des analystes pousse-au-crime dont les petites affaires dépendaient de leur pouvoir de conviction. C’est encore et toujours « Tintin et l’Homme à l’oreille Cassée » ! Tintin reporter, et nous sommes pourtant au 21ème siècle.
Mais que n’avez-vous encore rien dit messieurs les grands éditorialistes de nos médias hexagonaux ! Où sont vos messages pour regarder devant votre porte, examiner de près les intérêts de vos analystes extérieurs ?
Car ce qui est vraiment en jeu, c’est le basculement de l’industrie de l’information aux mains de l’industrie de l’influence.
Et ce n’est pas un mince enjeu, compte tenu des puissances inégalées des « technologies de l’information et de la communication » et des méthodes de l’influence. Le fameux « mur » entre les rédactions et les services de pub est définitivement effondré, et la "connaissance fine des usagers" transforme tout média en moyen de manipuler des lecteurs plus ou moins consentants. Nous sommes au régime de la "publicité comportementale", et nous voyons avec ce militaro-médiagate que l’influence touche tous les terrains de la vie sociale, du nucléaire à l’agriculture, de la gouvernance des villes à l’éducation, et jusqu’à la question centrale de la guerre et de la paix.
Oui Messieurs des grands médias, nous attendons votre coup de projecteur sur les conséquences de ces révélations du New York Times. Qu’allez-vous faire ? Comment allez-vous rendre public les conflits d’intérêts de vos analystes et experts ? Allez-vous chercher des experts indépendants, des universitaires dont les laboratoires ne sont pas en marché avec tel ou tel acteur du domaine d’expertise ?
Ou allez-vous à nouveau fermer les yeux ? Manier le cynisme de ceux qui savent cela depuis si longtemps... ce cynisme qui n’est aujourd’hui que le dernier rempart de celles et ceux qui ne veulent surtout rien changer.
Le cynisme n’est pas de mise : nous passons avec l’enquête du New York Times de l’hypothèse à la démonstration... et ce n’est pas rien. Nous laisserons-nous entraîner dans la prochaine guerre par ce même type d’expert et d’analyste aux intérêts croisés ? Allez-vous, allons-nous, rester complices de la désinformation et des opérations de guerre psychologique ?
Il est temps de sortir le balai et de nettoyer, car les temps qui viennent vont être difficiles. Nous avons besoin d’une information crédible. Ce n’est pas le moment de démissionner devant l’industrie de l’influence, mais celui de relever la tête.
Messages
24 avril 2008, 11:27
Bonjour,
Pas compris : c’est quoi exactement la référence « Tintin et l’homme à l’oreille cassée » ?
24 avril 2008, 16:21, par Babar
Que dire de plus ? peut être que non seulement le New York Time se réveille bien tard, mais que sa participation à la propagande étasunienne pour promouvoir la guerre en Irak fut majeure.
Pour mémoire, cet article de 2003 signé Thomas Friedman, prix Pulitzer et chroniqueur libéral au NYT, visant à salir les pays s’opposant à la guerre au Conseil de sécurité de l’ONU, avec au premier rang devinez qui ?
Voir en ligne : « Our War With France »
26 avril 2008, 00:28, par astringues
malgré la pertinence des propos tenus, l’article manque quelque peu de clairvoyance.
En effet, comment demander à des journalistes (au sens le plus large de ce qui regroupe cette profession aujourd’hui) d’adopter une attitude « libre pensante » (au sens propre) alors qu’ils sont tributaires, pour la plupart, des mêmes commanditaires qui envoient leurs experts en mission à la télévision ?
La question des conflits d’intérêts n’est pas posée, c’est dommage.
Voir en ligne : Désinformation ou propagande
28 avril 2008, 11:28, par Hervé Le Crosnier
Bonjour,
Merci d’avoir commenté mon message.
Quelques réponses :
Je ne crois pas qu’il faille attendre des journaux une « ligne », mais de l’information et des analyses indépendantes... Or ce qui est en jeu, par la multiplication des « experts » et autres « analystes », c’est la consruction d’un discours idéologique capable de masquer la recherche de l’information.
Soit on considère que cela a toujours été le cas (c’est certainement un peu vrai), soit on considère que cela sera toujours (là encore, on a des chances d’être dans le vrai)... soit on consièdre que ça vaut le coup de saisir chaque moment d’informaiton réelle pour dégager l’information de l’influence. C’est la voie périlleuse : on a beaucoup de chance de ne pas gagner... mais si on ne saisit pas ces moments, on accepte d’avance le triomphe de la manipulation militaro-industrielle.
Cela fera toujours bien dans les salons de dire « je vous l’avais dit » quand la guerre connaîtra une nouvelle poussée mondiale, adoubée par les journaux manipulés volontaires. Mias si j’ai ne serait-ce que le quart du dizième d’une chance de faire bouger les lignes, je suis preneur.
Pas de défaitisme : l’exploitation et le militarisme sont anciens, mais c’est parce qu’il y a toujours eu des personnes pour y résister que l’on a pu avancer.
Les enjeux à venir sont devenus plus intenses parce que les moyens de destruction d’une part et d’influence de l’autre sont devenus plus forts.
Quant à mon interlocuteur qui ne trouve pas dans l’article de mention des « conflits d’intérêt », je lui suggère de le relire à tête reposée. Ce n’est pas une thèse sur le journalisme, concernant tous les domaines, mais un article sur un point précis, sur d’une information précise que j’ai simplement cherché à disséquer et commenter.
Ne baissons pas les bras devant l’industrie de l’influence... Le cynisme ne sert à rien. Je suis loin d’être « angélique », simplement je crois que le mot d’ordre des militaires et des industries est devenu « Give war a chance » depuis l’an 2000... et je veux juste mettre mes faibles forces pour résister à cette ré-organisation du monde autour du militarisme.
7 mai 2008, 04:58, par michaël
Oui, Hervé, il n’y a pas de domination sans complices ! Et il n’y a pas de domination médiatique sans la complicité des lecteurs, des auditeurs, des spectateurs qui persistent à consommer les médias de masse alors même que leur faillite journalistique est connue et démontrée. Relire Les nouveaux chiens de garde d’Halimi, ou repenser à Patrick Poivre d’Arvor et sa pseudo interview de Castro, par exemple.
Ça, c’est un contresens. Par définition, un média se définit par sa ligne éditoriale. Tu ne peux pas attendre d’une rédaction qu’elle travaille sans cadre, et la ligne éditoriale participe de la définition de ce cadre. En revanche, je te rejoins pour dire que le rôle idéal, celui-là même que tous les journalistes ont l’obligation de tenir, est celui de fournisseur d’une information soigneusement vérifiée et d’une analyse élaborée indépendamment des pouvoirs. Il existe d’ailleurs des textes explicites à ce sujet : les chartes du journaliste... dont la difficulté d’application est reconnue.
Le jeu est terminé. L’industrie de l’information est une industrie : son but n’est pas l’information mais la rentabilité financière à tout crin, y compris au prix du déni de la fonction d’information. Les grands médias vivent des investissements financiers de leurs actionnaires et de la publicité achetée par leurs annonceurs à qui ils sacrifient leur liberté éditoriale. Les journalistes sont mis sous pression pour “produire du scoop”, ils deviennent ainsi des candidats idéaux pour la manipulation. Même leur formation tend à faire d’eux des pions aux ordres plutôt que des Albert Londres : Les Petits soldats du journalisme de François Ruffin en parle très bien.
Si le NYT est moins déplorable que d’autres journaux (qui a dit Le Monde ?-) parce qu’il sait se remettre en cause publiquement, il n’en est pas moins tributaire de ses annonceurs et de ses journalistes.
Contrairement aux époques précédentes, l’usage de ces puissances inégalées n’est plus réservé aux seuls détenteurs des positions de pouvoir. Les technologies infocom sont accessibles à un très grand nombre d’individus qui se trouvent potentiellement en situation non plus de consommer mais d’agir, de participer voire de publier de l’information fiable.
Oui, dix fois cent fois oui. Il faut relever la tête (merci à toi, Hervé, de la tenir haute). Et nous pouvons nous donner les moyens d’une information crédible. Pour cela, nous devons cesser de consommer les médias dont nous savons qu’ils ne le sont pas :
15 juin 2010, 10:22, par Djoudjou
Cesser de consommer n’est qu’une réaction...La Solution reste à Trouver ! Ensemble ?