La raison pour laquelle l’OMPI utilise ce terme est simple à comprendre : ceux dont on « vole la propriété » entrent bien plus en sympathie dans l’imagination du public que « les entités industrielles qui ont vu empiéter sur le périmètre de leur monopole », qui était la manière la plus commune de parler des contrefaçons avant que la « propriété intellectuelle » ne prenne l’ascendant.
Les mots sont-ils si importants ? La propriété, après-tout, est un concept utile, bien compris dans la loi comme dans la coutume, le genre de chose qu’un petit actionnaire peut garder dans sa tête sans avoir besoin de trop penser.
C’est entièrement vrai, et c’est exactement la raison qui rend le terme de « propriété intellectuelle » dangereux, un euphémisme qui induit toute sorte de présupposés erronés à propos des connaissances. Si les idées fausses sur les connaissances sont fâcheuses, elles deviennent nocives pour tout pays qui cherche à entrer dans l’« économie de la connaissance ».
En dernière instance, ce que nous appelons « propriété intellectuelle » est justement du savoir - des idées, des mots, des musiques, des modèles, des marques, des secrets ou des bases de données. Ces choses-là ressemblent à la propriété par certains côtés. On peut les vendre, et parfois vous devez investir de fortes sommes d’argent et de travail dans les développements nécessaires à leur réalisation.
Hors de contrôle
Mais la connaissance est différente de la propriété par bien d’autres aspects, au moins aussi importants. En premier lieu, elle n’est pas spontanément « exclusive ». Si vous entrez chez moi, je peux vous en faire sortir (vous exclure de ma maison). Si vous volez ma voiture, je peux la reprendre (vous exclure de ma voiture). Mais une fois que vous avez entendu ma chanson, une fois que vous avez lu mon livre, une fois que vous avez vu mon film, il n’est plus sous mon contrôle. A part avec des électrochocs à forte dose, je ne peux pas faire en sorte que nous oubliiez les phrases que vous venez de lire.
C’est cette différence qui rend le terme « propriété » si troublant dans l’expression « propriété intellectuelle ». Si tous ceux qui entrent dans ma voiture en emportaient une pièce, cela me rendrait fou. Je passerais mon temps à m’inquiéter de tout ceux qui franchissent mon seuil, je leur ferais signer toute une collection d’engagements quand ils veulent utiliser mes toilettes et ainsi de suite. C’est d’ailleurs ce qu’expérimentent tout ceux qui ont acheté un DVD et doivent subir un petit film insultant leur rabâchant « qu’ils ne voleraient pas une voiture ». C’est exactement le genre de comportement qui découle de l’usage de la propriété alors qu’il s’agit de connaissance.
Montage de photographies de Nicolas Taffin extraits de Livre, Mais pourtant, il y a plein de choses valables autour de nous qui ne sont pas de l’ordre de la « propriété ». Par exemple, ma fille, qui est née le 3 février 2008. Elle n’est pas ma « propriété ». Mais elle m’importe sacrément. Si vous me l’enlevez, le crime ne sera pas un « vol ». Si vous la blessez, ce ne sera pas « violation aux biens mobiliers ». Nous avons tout un vocabulaire et un ensemble de concepts légaux pour régir les valeurs mises en jeu dès que nous parlons d’êtres humains.
Plus encore, même si elle n’est pas ma « propriété », j’ai néanmoins toute une série d’intérêts reconnus sur ma fille. Elle est « mienne » dans un sens très profond, mais elle est aussi sous la responsabilité de bien d’autres entités - les gouvernements du Royaume Uni et du Canada, la Sécurité sociale, le service de protection de l’enfance, et même toute sa famille qui peuvent tous prétendre intervenir sur les biens, la situation et l’avenir de ma fille.
Flexibilité et nuance
Corseter la connaissance dans la métaphore de la propriété nous fait perdre la flexibilité et les nuances qu’un véritable droit de la connaissance nous permettrait. Par exemple les faits ne sont pas régis par un copyright, dès lors, personne ne peut dire qu’il « possède » votre adresse, votre numéro d’assurance, ou le code de votre carte bancaire. Ce qui n’enmpêche pas toutes ces choses d’avoir pour vous une grande importance, une importance pouvant et devant être protégée par la loi.
De très nombreuses créations ou informations n’entrent pas dans le cadre du droit d’auteur, des marques, des brevets ou d’aucun autre de ces droits qui forment l’hydre de la propriété intellectuelle, depuis les recettes de cuisine jusqu’aux annuaires téléphoniques, ou cet « art illégal » du mashup musical. Ces travaux ne sont pas des propriétés et ne doivent pas être traitées ainsi. Mais pour chacun d’entre eux il y a pourtant un écosystème complet de personnes ayant un intérêt légitime à leur maîtrise.
J’ai entendu une fois le représentant à l’OMPI de l’Association européenne des télévisions commerciales expliquer qu’en fonction des investissements que ses membres avaient consentis pour l’enregistrement des cérémonies du soixantième anniversaire du Débarquement sur Dieppe durant la seconde guerre mondiale, il devraient obtenir le droit de posséder la cérémonie, tout comme s’ils possédaient les droits sur une série ou toute autre « oeuvre de création ». Je lui ai immédiatement demandé pourquoi les « propriétaires » devraient être ces gens riches et armés de caméras plutôt que les familles des gens qui sont morts sur cette plage ? Et pourquoi pas le Général qui à commandé le Raid ? Quand on aborde la question de l’immatériel, la « propriété » n’a aucun sens. Beaucoup de gens ont un « intérêt » dans la retransmission de la commémoration de Dieppe, mais penser que quelqu’un pourrait la posséder est un non-sens.
Le droit d’auteur, avec tous ses détours, ses exceptions et ses bifurcations, a été pendant des siècles un cadre de loi qui cherchait à prendre en compte le caractère spécifique de la connaissance, plutôt que de prétendre à n’être qu’un nouvel ensemble légal sur la propriété. Le bilan de 40 ans de « discours sur la propriété » est une guerre sans fin entre des positions insurmontables sur la possession, le vol et le comportement légitime.
Si nous voulons réaliser une paix durable dans les guerres de l’immatériel, il est temps de mettre la question de la « propriété » de côté, il est temps de reconnaître que la connaissance, cette connaissance si importante, précieuse et onéreuse, n’est pas détenue. Ne peut pas être détenue. L’État peut intervenir dans le règlement de nos flots de pensée éphémères, mais cette réglementation doit être adaptée à la connaissance et non un mauvais remake du système de la propriété.
Forum posts
13 March 2008, 16:07, by Dino
Bonjour,
Je ne comprends pas vraiment l’argumentation qui est, je trouve, un peu floue, ni l’objectif exact de cet article
Problème conceptuel ? Veux-tu dire que le concept de propriété intellectuelle est inadéquat dans la mesure où il n’a rien à voir avec tout ce qu’il nous viendrait à l’esprit de nommer “propriété” ?
Problème de justesse ? Veux-tu dire que ce concept lorsqu’il est traduit en termes juridiques est injuste précisément parce que ce n’est pas cela qu’on nomme propriété ?
Problème de justification et/ou de légitimité ? Veux-tu dire que ce concept est épistémologiquement injustifié car il ne tient pas compte des différences entre objet et idée, et politiquement/juridiquement illégitime, parce que seul les groupes d’individus ayant des intérêts financiers à faire respecter des règles relatives à la diffusion et l’utilisation des idées, sont les bénéficiaires, et les instigateurs, des lois qui régissent ces diffusions et utilisations ?
Critique axiologique ? Veux-tu faire une critique morale/éthique fonder sur l’idée que les valeurs qui pourraient justifier de telles réglementations sont précisément non morales et non éthiques mais financières/économiques ?
Quelles sont précisément les différences que tu fais entre le matériel et l’immatériel, et donc quels sont les critères de reconnaissance de l’un et de l’autre ? (car cela aussi me paraît flou.) Ce qui appelle une seconde question : qu’est-ce qui pourrait bien faire que seul le matériel soit “possédable” et pas l’immatériel ?
Enfin, pour ce qui est de « l’euphémisation » d’un tel terme, c’est de toute manière le propre de l’expression juridique que d’être « euphémisée » sans quoi le peu de neutralité qui reste aux institutions disparaîtrait sous les nuances adverbiales et autres qui relèvent le plus souvent de la morale (j’avoue que la distinction morale et juridique n’est pas toujours claire, mais bon ...)
@+ !