Charlotte et moi avions fait nos études ensemble. Elle n’avait jamais été loquace, mais ses paroles avaient toujours eu une intensité particulière. Quel que soit le sujet abordé, elle semblait réfléchir à la situation, comme si une sorte d’examinateur invisible écoutait par-dessus son épaule. Son propos était dense, organisé, clair ; elle s’exprimait avec autorité. Elle avait plusieurs fois changé de lunettes, mais toujours elle avait eu cette mèche auburn qui lui tombait dans les yeux, et cette poitrine un peu obscène. Dans sa façon de se vêtir, Charlotte semblait toujours s’efforcer de dissimuler ses seins, comme pour en atténuer un effet qui semblait déplacé au regard de son attitude constante de rigueur. Réciproquement, la droiture de Charlotte semblait parfois incongrue, compte tenu de l’animalité de son buste. « Cette femelle savante est incompréhensible », avait un jour déclaré un prétendant éconduit. Avis que je ne partageais pas : Charlotte avait toujours été compréhensible, mais compréhensible après coup. Le type voulait sans doute dire imprévisible. Des décisions les plus terre à terre aux prises de position les plus abstraites, il n’y avait jamais moyen de dire à l’avance ce que ferait ou penserait Charlotte, même si a posteriori ses décisions avaient toujours paru judicieuses.
Sur le campus, elle me rejoignait certains soirs dans ma carrée, et posait ses lunettes sur la table de nuit. Les genoux calés contre mes flancs, les yeux clos, la tête légèrement basculée en arrière, elle dansait une étrange chorégraphie. J’avais l’impression que ses seins menaient une vie autonome, souple et ample. Le mystère qui émanait de Charlotte ne s’était pas dissipé avec les ans. Pas même depuis qu’elle avait eu cette petite fille, onze mois plus tôt. Paul en était si fier. Pelotonnée dans les bras de son père, la gamine tétait son biberon, ignorant la plage et la mer, de l’autre côté de la baie vitrée. Charlotte n’avait pas allaité. Ses seins, à l’évidence, ne pouvaient se prêter à cet usage.
C’est moi qui avais présenté Charlotte à Paul. Paul n’était pas seulement mon meilleur ami. Il était aussi devenu mon patron. C’est lui qui avait proposé que nous passions le week-end de Pâques tous ensemble, avec les enfants, dans la maison où il était allé en vacances toute sa jeunesse. L’idée ne m’avait pas paru bonne.
« Oui, oui, ce serait épatant », m’étais-je pourtant exclamé, quand Paul m’en avait parlé, fin février. Ma femme était enchantée. Nos gaillards n’avaient jamais vu la mer. Paul avait tout prévu : nous ferions de longues promenades dans le sable, nous emmènerions les enfants au port, nous guetterions les mouettes sur la jetée. Ma femme, nos deux petits gars et moi dormirions dans la salle de jeux. Il pleuvrait sûrement, mais il y avait de vieux cirés sur place, et des bottes en caoutchouc pour tout le monde. Nous commencerions l’apéritif assez tôt.

Jusqu’à la soirée du samedi, les choses se sont à peu près déroulées comme Paul l’avait prévu. Le samedi soir, en revanche, elles se sont davantage conformées à ce que Charlotte avait sans doute eu en tête depuis le début. Compréhensible mais imprévisible Charlotte. Il faisait déjà nuit depuis longtemps quand Paul a annoncé en bâillant qu’il allait se coucher, lui aussi : la toute petite venait d’engloutir son dernier biberon du soir et il voulait profiter des quelques heures de sommeil qui se présentaient. Nos deux gars dormaient. Ma femme a terminé son verre, puis s’est étirée et a pris congé. Charlotte et moi sommes restés tous les deux à la grande table en bois. Nous avons regardé dans la nuit à travers la baie vitrée. En un autre temps, dans des conditions un peu similaires, Charlotte m’avait giflé. Ce soir encore, elle en était capable. Le ronron entêtant du ressac était à peine audible. Charlotte s’est levée en silence pour venir se blottir contre moi. Un de mes gars a grommelé dans son sommeil. Nous nous sommes figés, avons tendu l’oreille, mais il s’est immédiatement rendormi. Charlotte a posé sa tête sur mon épaule. Sous l’épais chandail, sa poitrine vivait sa vie souple et ample. Je sentais cette mystérieuse présence. Ses doigts ont glissé entre mes omoplates. Nous l’avons fait au ralenti, comme à chaque fois.
Très tôt le lendemain, la petite fille s’est mise à pleurnicher. Les quatre parents se sont retrouvés au lever du jour, hagards. La bourrasque projetait des paquets de pluie sur la vitre. Nous avions mal au crâne. La cafetière, de fabrication récente, était incongrue dans cette cuisine rustique. Son plastique trop luisant jurait avec la table en merisier, le vieux buffet sculpté et la robinetterie d’après-guerre. Et moi, je me sentais aussi peu à ma place dans cette cuisine que les chiffres à cristaux liquides de la machine à café à côté du rideau à carreaux rouges et blancs. Pieds nus sur le lino, nous nous sommes agités autour de la table en bois ; Charlotte s’y était accoudée quelques heures plus tôt, offrant son derrière. Nous étions livides tous les quatre. Mes deux gars se sont réveillés quelques minutes plus tard. J’ai préparé leur chocolat. En posant le deuxième bol, j’ai reconnu l’odeur sur le bout de mes doigts. La fureur de Paul était intériorisée. Pourtant, extérieurement, il paraissait calme. Mes deux petits gars étaient assis à la table, ma femme se resservait un café. J’ai vu Paul prendre son élan. Le temps qu’il déclenche son geste, j’ai pensé à la préparation courte d’un coup droit, à la volée. Le choc m’a surpris. La sensation de chaleur a été tellement circonscrite que j’aurais pu dessiner les yeux fermés le contour des doigts sur la joue. Au moment où un bourdonnement sourd a commencé à retentir tout autour de l’oreille, l’un des petits s’est approché de moi. Il a paru plus intrigué que choqué. Il m’a pris la main, m’a dit que ce n’était pas grave et m’a demandé d’une voix très douce ce que j’avais fait comme bêtise.
