MERCREDI 29 AVRIL 2020 - JOUR 45
MATIN. Nouveau coup de butoir aux libertés fondamentales ; à Cannes, cette fois. Désormais, pour aller au marché couvert il faut sortir couvert et accepter d’être pisté. Sur tous les fronts et sur toutes les pages, la mairie claironne sa modernité et appelle ça un test de « technologie de détection des masques dans l’espace public ». Des yeux électroniques surveillent les allées et venues des habitants et algorithmisent ceux qui portent des masques et ceux qui n’en portent pas (la ville nous assure qu’il ne s’agit, pour l’heure, que de brasser des hectolitres de données, pas encore de répertorier des visages). La douce 1984isation se déroule dans des lieux au nom joli, marché Gambetta, marché Forville, marché La Bocca ; l’opération est astucieuse comme tout, le mal par le mal, dans le camp du bien, la loi du talion, clean et CNIL, de Wuhan à Cannes, d’un marché l’autre, il faudra bien « à un moment donné faire de la répression pour appliquer le principe de masque obligatoire » (dixit la cheffe de cabinet adjoint de la municipalité). L’entreprise qui a mis cette technologie au point se nomme Datakalab, fondée par Frank Tapiro, protégé de Séguéla et de Sarkozy, petit roquet aux Grandes Gueules ; Datakalab : une machine de neuromarketing qui s’était fait un nom avec son système de détection de temps d’émotions disponibles, via des caméras capables de traquer les mouvements de quarante-deux muscles du visage.
Sous les mouchardes haut perchées de Cannes, un avertissement indique, en alinéa de nos Après malmenés: « Vous pouvez vous opposer au traitement en faisant un signe ’non’ de la tête. » La distanciation sociale aura au moins ça de bon: elle nous promet de nouveaux pas de danse au bal masqué de nos libertés (le dispositif cannois doit être déployé aujourd’hui même dans les bus, oui pour dire bonjour au chauffeur, non pour les caméras, la belle affaire!). Coût de la plaisanterie: 9000 € — une paille pour une ville de cette taille. Et réside bien là l’enjeu éclatant du moment: de bonnes raisons sanitaires couplées à une technologie de contrôle toujours meilleur marché, la banalisation de la surveillance totale est à la portée de tous. Aux Etats-Unis, le Zuckerberg de la reconnaissance faciale, un dénommé Cam-Hoan Ton-That, 31 ans, est réputé proche de l’alt-right (l’extrême-droite). Sa boite, Clearview, a aspiré en toute illégalité trois milliards de photos sur les réseaux sociaux. Dit autrement: le milicien qui opérera tôt ou tard notre contrôle social de demain a pillé notre visage pour mieux nous le renvoyer à la figure. Aujourd’hui, Clearview négocie avec Washington pour suivre les malades du Corona. Et on voudrait qu’on ait le moral.
APRÈS-MIDI. Retours de lecteurs (et j’avoue: ces échos immédiats, en pagaille et en bienveillance, par tweets ou par courriels, font tenir, et donnent à cet exercice curieux de journal extime, et live, et public, les atours surprises d’un intérieur partagé, petit déconfinement collectif à distance où chacun navigue et écrit à vue). Ceux-là sont passablement étonnés de la mention, ici même, hier, de la tribune de Toussaint et Marc, parue dans La Recherche. Falsificateurs, révisionnistes, bureaucrates de la recherche, le duo est accusé de tous les maux.
Toujours le même phénomène — qu’on parle moto, code informatique ou médecine, on tombe toujours sur mécanicien plus calé, ou chercheur mieux capé. Ainsi, sur Twitter, PopulusRe m’écrit: « Leur argument le plus malhonnête étant de laisser entendre que le confinement n’a eu aucun effet sur la propagation du Covid en France en comparant avec la situation de la Suède. Or, comme chacun sait, sauf les deux auteurs, la Suède n’est pas un nœud de l’économie mondiale. Si on compare la Suède à ce qui est comparable, c’est-à-dire aux autres pays scandinaves, dans une position équivalente, eh bien, ce pays fait moins bien qu’eux…»
Ailleurs, un inconnu invite à la lecture d’une interview du virologue Christian Drosten, roi des tests massifs et roi d’Allemagne. Fait saillant, ce passage: « Nous arrivons maintenant à ce que j’appelle “le paradoxe de la prévention”. Les gens estiment qu’on en a trop fait et il existe une pression politique et économique à revenir à la normale. Les gens voient que les hôpitaux ne sont plus débordés. Ils ne comprennent pas pourquoi leurs magasins doivent rester fermés (...) Pour beaucoup de gens, je suis le méchant qui ralentit l’économie.» En somme: lendemains qui ne chantent pas, et incertitudes qui perdurent.
Et, pourtant, ici ou là, la #ManifAuBalcon de la fête des travailleurs de vendredi se prépare, comme elle peut. Twitter annonce Bravoure et imagination. Des agitateurs de Toulouse poétisent: « Le 1er mai, fais ce qu’il te plait (dans le respect des gestes barricades) ». Ailleurs, ce graffiti repéré par l’écrivain Yves Pages : « Télé-Travail. Double peine ».
SOIR. En France, le seuil des 24 000 morts du Covid-19 est franchi. A 20h, #OnOublieraPas. Et demain, on sort.
- Moral du jour : 5/10
- Ravitaillement : 2/10
- Sortie : 0
- Speedtest Internet : 938 Mbps