Corona Chroniques, #Jour57

Par David Dufresne, 11 mai 2020 | 214552 Lectures

MERCREDI 6 MAI 2020 - JOUR 52

MATIN. Nouvelle nuit agitée ; les psys nous rassurent, ce refoulé, c’est normal (même si la profusion médiatique de Freudiens a quelque chose d’assez peu rassurant) : des souvenirs enfouis de mesquineries anciennes au travail, de celles qui m’avaient fait me confiner, par choix, et ça change tout, il y a 10 ou 15 ans, sortir du train-train du salariat. Brel, comme toujours, avait été le guide : « J’ai refusé de savoir si le troisième aide-comptable me déteste vraiment ou simplement s’il a mal au foie. J’ai refusé cette bataille-là » (une interview de 1971 où le complice expliquait pourquoi il avait préféré le grand large incertain à l’usine paternelle qui lui tendait les bras, la sécurité et l’enfer).

Soudain, ouvrir les yeux. Dans la cour, nuit totale, un enfant pleure, mais pas deux minutes, pas un caprice, pas dix minutes, pas un chagrin ; mais bien plus, quinze ou vingt minutes. On se précipite à la fenêtre, encore des larmes, on hèle, dans le vide, il se passe quoi, l’enfant crie maintenant, des hurlements de 4 ou 5 ans, mais c’est incompréhensible, ses parents crient aussi, mais sur lui, ou entre eux ? C’est strident, il se passe quoi, il se passe quoi, il se passe quoi, on imagine le pire, des voisins sortent à leur tour, impuissants, aucune réponse, les cris perdurent — et tout s’arrête.

Et puis, au réveil, se demander si nous sommes prêts, collectivement, pour ce 11 mai, et les retrouvailles d’avec le collègue du couloir, les aide-comptables du bout du tunnel. Si chacun voudra, vraiment, rentrer dans le rang ? Peu à peu, de rue en Une, le défaitisme semble progresser. L’appel de l’Avant serait gagnant, effacer les souffrances du Pendant en retrouvant celles d’Avant, voilà le topo, voilà le défaitisme de salon, le défaitisme à réfuter — un défaitisme de pouvoir (les quatre) qui cherche à se rassurer, une méthode Coué de l’immobilisme. Semi-liberté, et estimez-vous heureux. Vraiment ?

(La concierge a promis de se renseigner, pour le petit. Elle semble savoir d’où provenaient les cris.)

APRÈS-MIDI. Au Jadis (Corona Chroniques, Jour 28), c’est presque fête ! La vie reprend. Le comptoir est devenu stand à crêpes ; sur le zinc, du Nutella, du sucre glace, petits goûters du monde qui revient (à la télé, au-dessus de nos têtes, Emmanuel Macron part au même moment dans un délire face à un quarteron de représentants de l’Art et de la Culture, il leur demande d’être des utopistes pragmatiques, tel Robinson Crusoé, d’abord le jambon et le fromage, des choses concrètes, dans la cale, et on changera le monde après). A droite des confitures, le monde d’Avant-hier : une exposition de vieilleries, un accordéon de bois et deux postes radio d’avant la TSF, jamais vus ici, sortis de la poussière de l’arrière-salle ou de dessus du meuble froid, comme dit le patron, pour désigner l’antre à desserts. Quelle expression de Covid, tout de même, meuble froid. Le bistrot vend aussi des masques, c’est autorisé depuis lundi, les en tissu, c’est 5 € pièce ; les en papier, 0,95 €. Mais il y a mieux, il y a de belles lettres jaunes sur la vitrine, de ces promesses arrondies qui dansent le retour des plats du jour, lundi 11 mai, pensez à réserver. En sous-main, mon limonadier m’explique que c’est pour le cuistot qu’il fait ça ; le chef, il tire la langue, le chômage partiel, c’est trop peu, et c’est trop seul, et puis, c’est pas comme si on se connaissait pas, c’est toute une équipe, ici, ça fait des années et des années qu’on travaille ensemble.

Sur le tourniquet, le Canard enchaîné affirme que l’ambassade de France en Chine avait prévenu le quai d’Orsay dès décembre 2019. En vain.

SOIR. Depuis plusieurs jours déjà, le professeur Jérôme Salomon ne vient plus nous jouer l’oraison funèbre à la télé, égrenant les morts comme des régiments, les lits comme des cases d’intendance à cocher, vulgaires jambons et fromages — petit numéro de parfaite représentation de la bureaucratie sanitaire à l’œuvre depuis 20 ans. Désormais, les morts du jour n’ont même plus droit au moindre égard, plus personne pour les incarner, les morts du jour ne valent décidément plus rien (Jules Vallès, dans L’insurgé : « Le mort est encore intact dans son cercueil, et sa mémoire tombe déjà en pourriture ») ; désormais, ce qui importe, ce sont les cartes, verte, orange et rouge (on nous annonce qu’à partir de demain, ce sera stop or go, rouge ou vert, et plus d’orange) — les sursitaires plutôt que les sacrifiés.

A 20h, #OnOublieraPas.

En France, officiellement, 25 809 personnes sont décédées des suites du Corona. En Allemagne, 7 275. Dans le monde : 263 983. Chiffres notoirement sous-évalués.

  • Moral du jour : 6/10
  • Ravitaillement : 4/10
  • Sortie : 1
  • Speedtest Internet : 937 Mbps
ABONNEZ VOUS AU BULLETIN ALÉATOIRE SOUS PLI DISCRET
#Coronavirus

« Mon Pangolin d’Avril » : le quotidien de « L’Association »

En route !