« Les camelots leur offrent des plans de Paris et des manuels de conversation : les cars déversent leurs vagues incessantes devant Notre-Dame et le Panthéon : pas un qui n’ait, vissé dans l’oeil, son petit appareil photographique. Ne te fais pourtant aucune illusion : ce ne sont pas des touristes. »
Jean Texcier, « Conseils à l’occupé », août 1940,
Un des premiers textes clandestins écrits en réaction à l’occupation.
C’était un jour de 2002. Je venais de compiler mes chroniques télé sur le Loft pour Bayard. L’éditrice avait une (belle) idée en tête. Publier un livre de et avec René-Jean Bouyer, auteur-réalisateur de la série Ils ont filmé la guerre en Couleur1 Un livre avec des photos (beaucoup).
A l’été 2002, ce fut la rencontre. Puis les rencontres. Au printemps 2003, le livre est enfin sorti.
En voici sa préface, et une poignée de photos, et quelques annotations inédites.
Préface :
C’était du temps des chemises brunes, des uniformes vert-de-gris, du marché noir, des fenêtres occultées de bleu par la défense passive. Teintes sombres, tonalités tragiques. Il en est demeuré l’image d’une époque exclusivement peuplée de silhouettes grises, de visages livides, de corps blancs souillés de sang noir, comme si ce passé n’avait pas de couleurs, comme s’il était orphelin de la lumière, entre Nuit et Brouillard.
Or, on le découvre depuis peu, quelques pionniers avaient ici ou là enregistré des fragments de cette guerre sur pellicule couleur, sur film Kodachrome ou Agfacolor. Dès 1936, ils avaient partagé la passion de cette nouveauté mise à la portée des amateurs, et provoqué la surprise de leurs contemporains. Ils avaient révélé l’impact du cinéma en couleur, une satanée invention, forte, immédiate, qui s’imprime directement en nous, sans filtre, qui traverse l’ ?il pour toucher la sensibilité sans traduction mentale, à l’inverse du noir et blanc. La couleur, donnée immédiate de notre conscience. L’émotion en flèche, ou en rafales.
Nous avons retrouvé les images de ces opérateurs aux quatre coins du monde, entre les mains de leurs enfants parfois, le plus souvent dispersées dans des cinémathèques, des universités, des fondations, chez des connaisseurs qui fouillent les brocantes et refouillent les greniers, des amoureux de l’image qui guettent la pièce rare épargnée par le temps, des collectionneurs à l’affût du trésor entre mille bobines de noir et blanc et qu’ils se ruinent souvent à faire restaurer avant de le transcrire sur pellicule numérique.
Aujourd’hui, ces images nous étonnent encore. Elles ébranlent nos certitudes et brouillent nos repères. Tirées de l’oubli, elles bouleversent tout, nos chronologies, nos chromos, nos idées toutes faîtes : hier la vie était en noir et blanc, celle d’aujourd’hui s’exhibe en couleur. Non sens, nous donnent-elles à voir, avant d’ouvrir leur mémoire. Et quelle mémoire ! Nous voici les contemporains de la « drôle de guerre », du président Lebrun, du Chancelier Hitler, de la bataille d’Angleterre, des camps de concentration, du Jour J, de la Libération de Paris, nous voici projetés dans les terribles années 1940 : en couleur !
Une couleur qui permet à ceux qui n’étaient pas là de voir, pour la première fois, avec les yeux de ceux qui y étaient. La couleur est notre alliée, elle ranime ces inconnus, ces rescapés, ces morts, elle donne chair à ces matricules, à ces statistiques, elle tire de la naphtaline ces battle-dress bleus des Gi’s, ces courtes jupes rouges, ces fleurs sous les bombes.
La guerre en couleur, c’est ça : une histoire de chocs temporels. Une affaire de vérité - la plupart de ces documents sont issus de collections amateurs ou d’images privées et confidentielles de cinéastes militaires. Une suite d’instants sur le vif, d’histoire immense et de bricolage. Une succession de caméras muettes, de pellicules si peu sensibles, d’archives introuvables. C’est l’histoire de l’homme qui a vu l’homme qui a vu le soldat à terre qui n’a peut-être pas vu le caméraman. C’est aussi la réalité des champs de bataille. Ni poème épique, ni gravure, ni tableau, ni récits d’anciens combattants, aucune magnificence. La guerre totale, qui éclabousse l’écran, s’impose aux générations suivantes telle qu’elle fut, pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité.
Avec, en toile de fond, cette interrogation : pourquoi la guerre ? Pourquoi s’y intéresser ? Pourquoi chercher cette impression de revivre des images que l’on a déjà vues mais pas nécessairement connues, peut-être même jamais devinées ? Juste pour ça, qui sait : pour fouiller sa mémoire, à la recherche d’indices, de ressemblances, de souvenirs, de on-dit, à la recherche d’un père, d’une mère, de grands-parents, d’un oncle, d’un frère, ou de soi. Quels vêtements portaient-ils ? Quelle voiture aurais-je croisée ou conduite ? Quelle armée aurait été la mienne ? Et quelle mort ? Comment vivaient-ils, comment aurais-je vécu ? Et de quel coté ?
Fasciné, terrifié, amusé parfois, épouvanté, on observe, on s’arrête. Et l’on regarde ce passé qui, lui, continue à vivre. Lors d’une projection de presse de la série documentaire La guerre en couleur, dont le présent ouvrage est issu, le général Boë, combattant des forces aériennes françaises libres, de son flegme pince-sans-rire, nous mettait en garde : « Si je comprends bien, ce sont les cameramen qui ont gagné la guerre ». Maudite et belle image, qui reste toujours et triomphe quand plus rien ne subsiste.
En couleur se profile une guerre inattendue, ici ou là. Loin, parfois, des propagandes de tout bord, nazie ou alliée. Ainsi, ces images de soldats allemands au repos dans les Charente ou le long du littoral Atlantique sont elles incompatibles avec la mythologie aryenne. Débraillés, ils font main basse sur tout ce qu’ils trouvent et se gorgent de Cognac et sa gavent de Roquefort, ils courent les maisons closes et expédient en Allemagne des soieries et des parfums. Ainsi de ces GI’s perdus dans le bocage normand, tels des Fabrice del Dongo à Waterloo. Sans point de vue sur ce qu’ils font, ni pourquoi ils sont là, la vie qui semble tellement absurde. Egarés. Ou encore ces images des correspondants de guerre américains, qui se baladent, dorment le soir à l’hôtel, visitent des châteaux, se déroutent vers le Mont Saint Michel, et libèrent Paris avec Leclerc. Ce qu’ils nous montrent de La guerre en couleur est un monde particulier. Plutôt que la guerre, la vie à la guerre. Mais ici, au moins, pas de censure, pas de retenue, a contrario des films d’actualité militaro-cinématographiques en noir et blanc2
Ce furent des années noires. Les voici filmées sous des couleurs parfois trompeuses3 bien sûr, réunies en une mosaïque lacunaire, certes, dont le pouvoir est de rendre au passé son atmosphère et sa puissance d’émotion plus que de constituer une somme historique qui existe par ailleurs et qui n’a, elle, sans doute pas besoin de couleurs. L’impression ici l’emporte sur la compilation. Mais l’essentiel est là, de pages en pages, de film perdu en film retrouvé : la présence. La présence du passé. Pour l’éternité. La guerre d’il y a soixante ans vécue comme un conflit d’actualité.
C’était en ce temps-là.
Et la couleur vive le ravive.
Ultime précision :
Aucune des images publiées dans ce livre n’a été colorisée. Toutes sont extraites de films d’époque qui furent tournés en couleur originales.
2Les images en couleur, tournées à titre privé la plupart du temps, échappaient en effet au contrôle des armées.
3On estime que les films en couleur ne représente qu’1/10000ème de ce qui a pu être tourné en noir et blanc. La guerre en couleur n’est donc le fruit que d’instants retenus par le hasard, la présence ou non d’un porteur de caméra.
Messages
1er juin 2004, 16:24
Après le succès rencontré par la série des émissions TV, un livre « de mémoire » se devait de voir le jour. C’est maintenant chose faite grâce à David Dufresne, chroniqueur et journaliste à « Libération », qui s’est associé à René-Jean Bouyer, le réalisateur de la série, pour éditer cet ouvrage consacré à la période 1939-1945, c’est-à-dire des préludes de la guerre en France jusqu’à sa libération par les Alliés.
Le livre offre une sélection des photogrammes les plus significatifs tirés des films 8 et 16 mm retrouvés parmi les descendants des protagonistes du conflit et les archives secrètes des pays belligérants. Le texte, même court, est important pour apporter un éclairage, un commentaire ou un complément d’information bienvenu (notamment sur les procédés de traitement du film couleurs selon Agfa et Kodak).
Au cours d’un entretien sur Internet (www.france5.fr), René-Jean Bouyer déclarait : « On filme plus volontiers sa victoire que sa défaite. C’est une constatation qui se vérifie chez les Allemands, qui ont tourné beaucoup d’images de l’invasion et de l’occupation de la France mais très peu de leur propre déroute ». On appréciera au passage les efforts des chercheurs et leurs difficiles mais néanmoins indispensables travaux pour l’identification puis la conservation de ces petits bouts de films amateurs réalisés sans autre prétention que celle de témoigner.
Et David Dufresne de préciser : « Aujourd’hui, ces images nous étonnent encore. Elles ébranlent nos certitudes et brouillent nos repères. Tirées de l’oubli, elles bouleversent tout, nos chronologies, nos chromos, nos idées toutes faîtes : hier la vie était en noir et blanc, celle d’aujourd’hui s’exhibe en couleur ».
C’est donc un « livre d’images » vraies qu’il faut posséder et ranger à côté de ses vieux livres d’histoire poussiéreux. Quand le cinéma d’amateur obtient enfin sa reconnaissance « d’utilité historique »…
Barkas