« Le plus grand art sera celui qui présentera par son contenu de conscience les multiples problèmes de son époque ». Richard Huelsenbeck, activiste Dada allemand, aurait salué l’alliance du bruit (hard rock) et du déchaînement verbal (rap). « Judgment night », ça s’intitule. Dans la nuit, tous les mauvais bougres sont gris. Dans le box, que des coupables, messieurs les jurés.
Bande originale du film du même nom réalisé par Stephen Hopkins (sortie prochaine aux Etats-Unis, en 94 sur nos écrans), sorte de « Délivrance » transposé en milieu urbain, « Judgment Night », la musique, éclipse par sa hardiesse les autres sorties discographiques de cette rentrée. Quel autre disque, en effet, pose-t-il aussi clairement les « multiples problèmes de son époque », à savoir - piochons - le racisme (l’union rare des musiciens blancs, noirs, chicanos), la violence (Cf. les titres « Just another victim », « Come & die », etc.) ou la drogue (« I love your mary jane »), hein, oui, quel disque ? Et pourtant, pas de tape-à-l’ ?il : « Judgment Night » déboule sans prévenir, comme une référence de plus, une nouveauté parmi d’autres à l’espérance de vie commerciale toujours raccourcie. Et si dans cette partouze des genres et des races, dont l’initiative revient au manager rap de Cypress Hill, tous ne semblent pas y avoir participé avec l’ardeur qui lui convenait, la b.o. est à la hauteur de ses ambitions esthético-sociales. Que l’on regrette que les seattliens Mudhoney (maîtres de la ville grunge pré-Nirvana) et Sir-Mix-A-Lot aient foiré leur fusion, que Sonic Youth n’ait sorti que le petit jeu pour la bombe rap du moment (Cypress Hill) - c’est à peine si l’on perçoit leur présence - ou encore les spielbergiens Dinosaur Jr avec Del The Funky Homosapien, les huit autres échaufourrées hard-rap ont heureusement accouché de ces belles bâtardises effrayantes pour les orthodoxes (toutes obédiences confondues), et par conséquent jouissives pour les autres. Qu’on ne s’y trompe pas : la qualité première de « Judgment Night » est bien la provocation. D’un côté la horde crasseuse des adorateurs du Metal qui, depuis vingt ans, sans faillir, garde les cheveux longs en jouant à l’idiot du village planétaire, seule fraction musicale qui fait bloc CONTRE elle et, de l’autre, les rappers dont la persévérance dans le temps (premier rap identifié sur disque : 1979) et le business (MTV s’apprête à lancer un canal exclusivement hip hop...) accompagne une créativité égale à celle des 60’s pour le rock. Contrairement à Prince ou Bowie qui, à leur manière, mèlent eux aussi musiques noires et blanches, les groupes ici présents se gardent bien d’édulcorer la charge vindicative de leurs influences respectives. Leur fusion évite la confusion : ce n’est pas du métissage bon teint, united colors of publicity. Ni même de la chirurgie esthético-malsaine, biodégradée, à la Michael Jackson. « Judgment Night » est une confrontation, d’où les quelques accrocs sus-cités. Il s’agit bien du pacte impossible, indésirable du moins, entre la musique des ghettos noirs et celle des banlieues blanches U.S. écrasées par le crédit et la médiocrité middle-class. En s’adressant à deux publics d’une même génération, « Judgment night » a des chances de se frayer un chemin plus large que la fusion (maline, elle aussi) du rap et du jazz. Et si l’on ne se fait aucune illusion sur l’opportunisme du business (une telle entreprise peut rapporter un bon paquet de dollars frais), si l’on flaire le coup (mais quelle production actuelle n’est-elle pas marketée, ciblée, prévendue, de Nirvana à Suede ?), on se dit que, ma foi, il est bon de succomber au romantisme. Car il en faut pour oser croire à un monde meilleur, saccagé par la colère et rongé de l’intérieur. De Faith No More/Boo Ya Tribe à Slayer/Ice-T, de Living Color/Run DMC à Pearl Jam/Cypress Hill, voire Teenage Fan Club/De La Soul (les plus pop du lot), c’est le même souffle qui les emporte. Celui de l’armistice et de l’intelligence.
Du bruit et des barbares
Fils pervers d’une société vicieuse, le rock à guitares lourdingues et le rap ne revendiquent qu’une chose : le droit à l’existence. Avec, toujours, en arrière fond, ce paradoxe qui trouble les esthètes, son double langage frondeur : « vous ne nous aimez pas, nous vous le rendons bien ». Rock et rap sont deux genres distincts aux finalités communes. Deux guerillas qui ne font que des victimes morales. Dans la tohu-bohu ambiant où chacun se cherche, refusant la critique mais rejettant toute responsabilité, « Judgment Night » apparait alors comme une ?uvre forte, hétéroclite, droite, bravant les conformismes (y compris ceux du hard-rock et du rap). Un brûlot hérétique, quasi-surréaliste. Ecriture automatique, collages. Comment ne pas rapprocher le propos de ces chiens-fous avec ce slogan tiré de la revue « Révolution surréaliste » : « nous sommes certainement des barbares puisqu’une certaine forme de civilisation nous éc ?ure » ?
Les efforts, aux débuts des années 80, de Clash avec Futura 2000, de Blondie avec Fab Five Freddy, d’Afrika Bambatta avec Rotten ou plus tard ceux de Run DMC avec Aerosmith, des Beastie Boys, des samples rocks en pagaille, d’Ice-T avec son groupe heavy-metal Body Count (menacé par George Bush parce qu’il s’agissait de s’indigner contre une de leur chanson, « Cop killer », ou parce que le danger était grand de voir des nègres jouer une musique soi-disant blanche ?) ou encore de Public Enemy avec Anthrax (chanson, vidéo et tournée communes sous la bannière « Bring the noise »/« Faites du bruit ») seraient-ils en train d’être récompensés ? Chose aujourd’hui « normale », mais qui aurait semblée incroyable il y a peu, Duff MacKagan, le bassiste des réactionnaires Guns ’n’ Roses, cite Ice Cube (ultra parmi les ultras du rap) sur son album solo. En France, les hardcore-rap Assassin se préparent à jouer avec Kickback, groupe hardcore-rock, tandis qu’un nouveau magazine, « Rage », voudrait abattre ces « barrières entre les musiques [qui] sont la mort du brassage des influences, donc de la créativité ». Ce sont ces avancées-là qui nous ont amené au « Judgment night ». La nuit du jugement a sonné.
Bande originale « Judgment night » (Epic/Sony)