Encore ce midi, un collègue m’a lancé que j’avais la tête d’un gardé à vue qui sortirait d’un petit séjour au sous-sol, dans une de nos cellules de privation sensorielle dernier cri. J’ai soupiré.
Si la fatigue s’est abattue, c’est avant tout parce que les habitants d’Anarchy semblent ne pas donner prise ; comme une mauvaise conscience nationale qui serait en train d’éclore. Pour courir après tous ces personnages fictifs, on a dû redoubler nos techniques d’approche ; c’est usant.
Dans notre viseur : le collectif des Eveillés, vagues héritiers du mouvement Indigné, qui, comme dans la réalité, multiplie les camps de fortune comme autant de foyers de contestation. La décision a été prise dimanche, le service a placé une de ses meilleures agentes dans les pattes de leurs chefs de file. On joue serré, comme toujours ; et je pilote seul, comme de juste. Le dénommé Charlito, designer, est notre cible prioritaire, et, pour tout dire, on n’a pas encore saisi s’il était un ultra-droite masqué ou un électron perdu de la gauche. Tout est encore incertain dans Anarchy, et c’est ce qui nous préoccupe. La parole se libère - c’est bon pour nos fiches - ; mais sans repères, sans cadres - c’est mauvais pour le pays. Tout ce qu’on sait, c’est que Charlito a assisté à la mort de Klaus, à la Bastille, tué par « une grenade offensive en plein thorax et tirée à bout portant : autant dire un assassinat ! ». Dans une conversation interceptée, Charlito a même ajouté s’être senti « sali par la République française ».
Voilà ce qui me distingue de mes collègues : ils sont sur-formés, mais sans expérience ; sur-diplômés mais sans vécu. Le contact direct, l’approche humaine, c’est pas leur affaire. Ce sont des gens du chiffre et du chiffrement ; des gars incapables de penser comme on l’a toujours fait dans le Renseignement : à trois bandes et deux coups d’avance. Ils ne voient le danger que quand il leur a sauté à la figure. Moi, je serais plutôt dans le préventif, la méthode Précrime. Je n’ai d’ailleurs jamais bronché quand on me surnommait Minority Report. Philip K. Dick a décrit notre mission mieux que tous ces journalistes gauchos qui racontent n’importe quoi dans leurs bouquins.
C’est en lisant mes premiers rapports que Calvar a commencé à comprendre que ce qui se jouait dans Anarchy racontait la rue. Un reflet, ou disons une esquisse, de ce que la France du Mécontentement ressent. Pour de bon. Le patron a même doublé les effectifs quand on lui a rapporté ce qu’une « Eveillée », une serveuse transsexuelle, avait décrété : « La révolution commence quand les forces de l’ordre se joignent aux insurgés. » Les choses sérieuses peuvent commencer ; et les collègues, rabaisser leur caquet.
La suite sur le site d’Anarchy ou sur Le Monde