Toute sa vie, Brand a construit. D’abord, le Whole Earth Catalog, un catalogue de pièces pour Hippies, parution qui va jeter les bases de tous les mythes, ou presque, de l’informatique moderne. Ensuite, le système de conférences électroniques du WELL et ses communautés virtuelles, ancêtres de tout ce que nous vivons aujourd’hui. Puis, Brand sera de l’aventure Wired. Et tentera, en libertarien qu’il est, de jeter d’impossibles ponts entre militaires, futurologues, grosses compagnies pétrolières. Son crédo : la seule révolution laissée par les années 60 fut la plus silencieuse, la moins spectaculaire, sans émeutes ni fleurs aux fusils : « le véritable héritage de la génération des années 60 est la révolution informatique », dira-t-il. Un fou, Fred Turner, s’est mis en tête de raconter la trajectoire du fou Brand. Ça donne ce pavé : Aux sources de l’utopie numérique : De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence. Magistral livre qui, malgré de sérieuses lourdeurs ici ou là, bazarde quelques bons clichés et remet les pendules à l’heure. De sa lecture, on en sort sonné. Par tant de savoirs, de tourbillons, et de contradictions - dans lesquelles nous nous débattons nous-mêmes. C’est le signe des livres forts : agaçant, glaçant, fascinant. Car, comme le dit ici Hervé Le Crosnier, son éditeur, le livre ne saurait se résumer à l’histoire d’ex-hippies convertis à la nouvelle économie. Il est l’histoire même du Net.
Quelle fut ta motivation profonde à publier en Français un tel livre ? Autrement dit, en quoi le considères-tu éclairant ?
En lisant la version originale, j’ai fait un retour au passé, à ma propre histoire, ma rencontre avec l’informatique des années quatre-vingt, puis de l’internet au début des années quatre-vingt-dix : la contre-culture, la naissance de l’ordinateur personnel, les mythes et les messages sur la liberté numérique « inéluctable », et même la naissance de Wired. Avec ce livre, j’ai beaucoup aimé le fait que l’histoire de la technologie ne se limitait pas à la litanie des inflexions techniques, mais prenait corps dans son époque, s’inscrivait dans un panorama plus grand. Et puis ce personnage extravagant de Stewart Brand, véritable ludion qui accompagne la technologie sans jamais être lui-même un acteur technique, mais un faiseur de mots, un diseur de l’aventure. Fred Turner, en bon sociologue raconte cette histoire en en pointant les contradictions, en éprouvant les discours à la réalité. Le style est parfois lourd, didactique, mais le voyage vaut le détour, car il est complet, approfondi. Bref, j’ai vraiment eu envie que les lecteurs français puissent aller au delà de la vulgate indéfiniment répétée sur l’histoire de l’internet et le fait que l’information pouvait y être libre. C’est le rôle de passeur d’un éditeur, mais également d’un enseignant et d’un ancien bibliothécaire : donner de la profondeur sans négliger le glamour.
Tu me disais par courriel qu’une de tes envies était de « remettre en perspective tous les mythes sur l’internet ». Quels mythes te semblent à contester ?
Le premier mythe concerne les « communautés virtuelles ». Certes, des relations sociales se tissent bien grâce au réseau. Pour ceux qui ont pu connaître l’internet pré-web, le chapitre du livre consacré à The Well et les premiers échanges de groupes par écrans interposés est passionnant. On y retrouve ce sentiment jusqu’alors inexistant de « rencontrer » des inconnu(e)s et de pouvoir tisser avec eux des conversations continues. Mais depuis, on sait que les « réseaux sociaux » permettent principalement de maintenir des liaisons faibles entre gens qui se connaissent par ailleurs. Il faut revenir sur terre pour construire de la relation, comme le montre danah boyd dans son travail sur les adolescents et l’internet. Un autre mythe est celui de la pure abstraction que nous deviendrions quand nous échangeons via l’internet. Ce fameux dessin d’un chien planté devant son clavier avec la légende « Sur internet personne ne sait que vous êtes un chien ». Les publicitaires et leur manie du traçage ont réduit en miettes ce mythe. La NSA a fait le reste. Mais le livre de Fred Turner remet aussi en perspective ce message avec un regard de sociologue, notamment sur les différences d’usage et de position des femmes et des gens de couleur dans le cybermonde, sans parler des non-américains... rappelons nous que l’histoire décrite s’arrête en l’an 2000. Vos usages et vos pratiques dénoncent bien le « qui vous êtes ». Enfin, avec internet est arrivé le mythe de la « nouvelle économie », parfois dénommée « weightless economy », ce qui est pire encore qu’économie immatérielle que l’on peut encore comprendre comme l’économie de l’immatériel, une forme spécifique, une fraction de l’économie en général qui porte sur une partie certes essentielle et fortement rémunératrice de l’économie dite « de la connaissance ». Ce n’est pas à toi qui a plongé les mains dans le cambouis de l’économie pétrolière que j’ai besoin de rappeler cela : il n’y a pas d’économie sans matière et énergie. On le découvre forcément aujourd’hui, avec la multiplication des outils, depuis les terminaux mobiles jusqu’aux immenses centres serveurs du cloud. N’oublions pas que c’est encore la vente de matériel qui pousse en avant une entreprise comme Apple. Sans parler du fait qu’une large part de la richesse produite dans l’économie numérique vient de la promotion publicitaire permanente de biens matériels... qui plus est de luxe ou gros consommateurs d’énergie. Un autre mythe est celui de la « longue traîne », porté par Chris Anderson. Dans ce mythe, grâce au réseau, au fait que les étagères numériques sont extensibles, chacun pourrait vivre de ses productions sur le long terme. En fait, ce n’est pas observable, ni pour l’économie de la musique, ni pour celle de la vente en commerce électronique de biens de consommation. Les seuls qui profitent pleinement de la longue traîne sont les plateformes, car les petits ruisseaux, si on capte un peu d’argent à chaque transaction, finissent par faire de grandes rivières. Encore faut-il mettre cela en perspective avec le sort des travailleurs pauvres qui font fonctionner les centres commerciaux liés à cette économie, à l’image des entrepôts d’Amazon. Ce qui est passionnant dans le livre de Fred Turner, c’est qu’il considère ces mythes, et d’autres encore, comme ayant toujours été présents et contradictoires dans toute l’histoire de l’informatique et du réseau. Ce sont des mythes fondateurs, alors le simple fait « d’y croire » provoque des effets de réel. Comme si les gens qui les promeuvent, au premier chef Stewart Brand, finissaient par y croire eux-mêmes, et engager la société dans les phénomènes qu’ils décrivent. À l’image de la « vie en réseau » qui émerge à la fin des années quatre-vingt, et qui conduit à l’émergence d’une nouvelle élite dirigeante. Ce mythe libertarien a été largement porté par Brand et le journal Wired, que l’on disait à l’époque le manifeste de la Silicon Valley... Ceci a aidé à mettre en place une économie basée sur des anticipations concernant telle ou telle entreprise plutôt que sur la réalité de son emprise dans le monde réel. Jusqu’à créer, en détruisant l’économie antérieure, les béhémots industriels du numérique que nous connaissons actuellement. Pour des gens issus des technologies « locales » des communautés de la contre-culture, ceci n’est pas le moindre paradoxe.
Tout le livre pourrait se résumer à ceci : l’informatique individuelle, puis l’Internet, sont l’incarnation triomphante des idées communalistes des hippies des années 60. En 1995, Stewart Brand affirme ainsi dans Time que « le véritable héritage de la génération des années 60 est la révolution informatique ». D’accord avec ça ?
Vu de France, nous considérons que les mouvements étatsuniens des années soixante formaient un tout, étaient unifiés. Fred Turner au contraire nous explique les relations complexes entre la New Left, qui est dans une stratégie d’opposition politique, et ce qu’il appelle les « néo-communalistes » qui pensent qu’en créant des alternatives ici et maintenant on pouvait ébranler le système. Ce qui rend l’histoire compliquée, c’est que ces deux tendances partagent par ailleurs de nombreux espoirs, notamment d’en finir avec la bureaucratie et le militarisme, mais également des modes de vie. Les « communautés urbaines » ont souvent été le mode d’existence de la New Left, qui a aussi partagé le féminisme naissant bien plus que les communalistes. Et bien évidemment tout ces courants baignaient dans l’explosion culturelle des années soixante : rock, folk, drogues psychédéliques poésie de la beat generation... La question de la technologie ne semblait pas être au programme de ces groupes. D’un côté on retournait à la terre, de l’autre on défendait les droits civiques. Or Turner nous montre que pourtant, dès la fin des années soixante les technologies, et plus particulièrement celles de l’électronique et de l’informatique, allaient influencer les raisonnements et les attitudes des mouvements. Et que dans ce basculement Stewart Brand, et le Whole Earth Catalog qu’il animait, allait jouer un rôle majeur. Les technologies, quand elles sont portées à l’échelle locale seraient pour eux le contre-poison aux méga-industries et à leurs bureaucraties. Parmi ces technologies « de libération », il y a tout d’abord la chimie de synthèse qui nous a donné le LSD, puis dès le mitan des années soixante-dix l’ordinateur « individuel ». Et Stewart Brand aura eu l’intelligence et l’opportunité de se trouver au carrefour de ces deux technologies. Il va introduire le LSD auprès des premiers informaticiens, à l’image de Douglas Englebart l’inventeur de la souris ; et l’informatique auprès des communautés. Au point que ce sont les membres des grandes communautés comme « The Farm » qui vont ensuite assurer l’animation des premiers réseaux et « communautés virtuelles ». Au cœur de ce vortex on trouve le raisonnement cybernétique. L’idée de « systèmes » toujours interpénétrés, dans lesquels de quelque côté que l’on regarde on voit chaque élément lui-même comme un « système », et cela de façon fractale, sert de modèle général pour penser le changement de société. Changeons notre système de vie, par les communautés, et cela créera une dynamique qui va changer l’ensemble du monde, sans avoir besoin de s’affronter aux États ou aux puissances militaro-industrielles. C’est l’effet papillon au niveau des électrons... et cela va durablement influencer toute une génération d’informaticiens qui vont s’appliquer à créer des outils dont les usagers seraient les véritables bénéficiaires. Cette décentralisation du pouvoir sur la machine va par ricochet cybernétique détruire « Big Brother » et ses ordinateurs centralisés. On doit au groupe de journalistes autour de Stewart Brand ce renversement de perspective majeur qui voit passer l’informatique d’un instrument de contrôle et de surveillance à un outil de la libération des individus. Car pour qu’un phénomène existe il faut qu’il soit mis en mots, en histoires, en rêves. Les gens de plume, les musiciens ou les acteurs sont alors aussi importants que les techniciens. Le rock n’est pas né de l’amplification, même s’il ne pourrait y avoir le rock sans l’amplification. Mais bien évidemment, on se doit de voir cette histoire différemment maintenant que l’internet est devenu un « monde-Google » et que la NSA capte chaque communication. Il nous reste à trouver des metteurs en scène aussi inspirés et visionnaires que Stewart Brand à son époque pour créer le discours qui va rendre aux machines l’impulsion de liberté qu’elles ont pu porter au moment de l’explosion de la micro-informatique et de l’internet.
p151, on lit un extrait magistral du Whole Earth Catalog daté de 1969 où un architecte du Space City au Texas décrit la figure du « cow-boy nomade », un vagabond qui ne se sépare jamais de sa technologie électronique et, à l’époque, de son attirail psychédélique, un homo numericus entre Marshall McLuhan et Ken Kesey que nous sommes (en partie) tous devenus : « Il y a encore des cowboys nomades de nos jours, ils attendent que le média électronique (…) fasse voler en éclats l’esprit de l’américain banlieusard moyen ». 45 ans plus tard, où en sommes nous ? Que penses-tu des conquêtes accomplies, par rapport à celles narrées dans le livre ?
L’image du cow-boy est essentielle. Il est seul et doit porter avec lui tout ce qui lui permet de survivre. Comme ces enfants des fleurs qui n’emportent que l’essentiel dans les forêts et les déserts de l’Ouest pour y construire des communautés. La nouvelle frontière, ou plutôt dans le sens américain le nouvel horizon, est toujours présente. Il y a un ailleurs, et si nous pouvons y survivre, alors nous deviendrons les nouveaux conquérants. L’effondrement des communautés, à la fin des années soixante-dix sera terrible pour le presque million de jeunes qui auront quitté leur confort banlieusard (au sens des villes américaines, la banlieue est le lieu des classes moyennes). Dessiner une nouvelle frontière est apparu pour Brand une nécessité pour que l’expérience ne soit pas vue comme un échec. Il aura d’abord pensé à l’espace et la technologie spatiale. Mais l’expérience des relations en réseau à distance qu’il va faire très tôt dans un cadre pédagogique, lui laisse suggérer que cette nouvelle frontière, cet horizon vers lequel ses mots peuvent porter à la fois la nouvelle génération des hackers et celle qui revient du périple communautaire, est à la portée de tous dans le fouillis technique des réseaux informatiques. Certes, McLuhan pour la notion du village global et Kesey pour les acid-test et la découverte du monde intérieur sont des référents pour comprendre Brand. Mais il est un autre penseur des États-Unis qui est peu connu en France (il n’y a aucun livre de lui disponible), mais qui va porter ce mythe de l’autonomie et de la technique comme outil de cette autonomie, c’est Buckminster Fuller. Véritable héros aux États-Unis, cet ingénieur va concevoir la technique comme le moyen de changer le monde en créant une autre situation propice à l’individu. Sa construction la plus connue est celle des « dômes géodésiques », maisons que l’on pouvait construire sans l’usage des technologies lourdes, mais surtout qui inspiraient la conscience de soi par leur forme captant et conservant les « énergies ». Il faut citer également Gregory Bateson, un psychologue de l’École de Palo-Alto, et théoricien de la deuxième vague cybernétique. Le livre de Fred Turner revisite ainsi de nombreux auteurs ayant eu une grande influence aux États-Unis dans les années soixante-dix et quatre-vingt, ce qui est également une de ses grandes qualité : il ne fait pas une biographie linéaire, mais nous donne également des clés pour comprendre et évaluer par nous-mêmes.
Pour toi, le génie de Brand tient-il du flair, de l’opportunisme ? Des deux ?
Ce que j’ai beaucoup aimé dans le livre de Fred Turner, et qui a largement participé à mon envie de le voir traduit et rendu accessible aux francophones, c’est qu’il ne juge pas Brand. Ni en bien, ni en mal. Il est en permanence entre l’admiration et la critique. Car quand même, regardons ce personnage de près. Il est fantastique. Un héros de film. Toujours là, inventif, imaginatif, un prosateur et un organisateur capable de faire vivre ses idées et ses projets et de les faire partager. Et dans le même temps, on voit bien à son parcours personnel qu’il profite de son statut, qu’il joue les rock stars. Il finit par confondre son mode de vie avec le mode de vie que chacun devra embrasser dans un futur proche : voyager avec comme seule véritable maison le réseau, devenir riche parce que des opportunité s’ouvrent pour tous les esprits aventureux, avoir une vision positive de l’avenir, ce qui est paradoxal pour un écologiste comme Brand. Turner, à plusieurs reprises nous laisse entendre que la peur d’enfance de Brand d’être dominé, commandé, réduit à l’état de machine au service d’un système tentaculaire, cette peur qu’il a noté dans ses carnets de jeunesse, est un moteur de son imagination et de sa capacité à toujours inventer un ailleurs ou résiderait la liberté. Au fond, Brand est « fidèle à lui-même », et c’est aussi un des points de force du livre, souligné par Dominique Cardon dans sa préface : il n’est pas question ici de « récupération », de « détournement », ou d’une quelconque autre forme de défaite de la pensée face aux forces économiques. Dès le début, Brand défend, notamment au travers du Whole Earth Catalog, cette fusion entre la technologie et l’individualisme. C’est lui, çà... et cela le restera, ce qui fait qu’il n’a rien renié pour devenir un businessman aguerri, capable de vendre « du vent » aux dirigeants des plus puissantes multinationales. Après, pour être toujours au bon endroit, au bon moment, et le cas échéant d’inventer ces événements si nécessaire, il faut quand même une sacré dose de flair. Sentir les « signaux faibles », c’est la force des futurologues, et ce n’est pas anodin non plus que Brand se retrouve en contact, et plus encore en affaires avec les plus célèbres d’entre eux.
Prenons l’exemple, cité p.218, où Brand bondit sur Steven Lévy, après la parution de son Ethique des Hackers, pour monter une conférence payante regroupant 400 hackers (90$ l’entrée pour chacun d’entre eux). Ou de ses travaux avec des futurologues de géants du pétrole comme Shell...
Brand cherche. Il est toujours insatisfait, et c’est sa force. Il a conscience que le retour des communautés signe la fin d’un monde, d’une utopie. Or dans ces communautés se jouait une conception éthique de l’être au monde. Certes, bien éloigné de ce que nous appelons aujourd’hui une éthique collective, ce que Turner nous rappelle en montrant le machisme dominant, le mépris des paysans sur les terres desquels les communautés venaient s’installer et emportaient avec elles les défauts de la petite bourgeoisie WASP. Mais Brand garde toujours une attention aux questions morales qui traversent les acteurs et qu’ils doivent porter sur eux comme des valeurs qui seront incorporées dans les techniques qu’ils vont mettre en œuvre. Rappelons-nous que nous sommes au pays d’Oppenheimer, ce scientifique devenu pacifiste après avoir mis en œuvre la bombe H, et devenu une icône nationale. La quête des Hackers est de cet ordre d’idée : quelle éthique va permettre de remettre en mouvement la société, de créer des nouveaux points de résistance... et d’individualisme. Le Hacker est, à l’aube des années quatre-vingt ce nouveau cow-boy solitaire qui arpente les réseaux armé de ses seules compétences, sans protection, sans amis, recherché par le FBI et détesté par les banquiers. Mais cette solitude doit, dans l’esprit de Brand, annoncer un nouveau mouvement des communautés, c’est-à-dire un mouvement dont les ancrages technologiques locaux vont avoir des effets sur l’ensemble de la société. Ce qui d’ailleurs est largement démontrable, par exemple si on regarde le mouvement des logiciels libres, né à cette époque et justement dans cette réunion de Hackers... dans un des hauts lieux militaires de San Francisco, à nouveau ce paradoxe qui traverse toute la vie de Brand. Quand Brand fait descendre des rivières en rafting aux plus grands cadres des entreprises transnationales, il leur fait éprouver physiquement, dans la peur, mais également dans le collectif, cette existence du cow-boy mythique, dont la force individuelle va soulever des montagnes. Il s’agit de créer un « homme nouveau » dans cette frange que Brand désigne comme la plus active et influente. Et Brand n’aime rien tant que d’être entouré de gens influents pour qu’on ne remarque pas combien lui-même aime à tirer des ficelles.
D’un point de vue d’Européen, l’alliance ex-hippies, technos de la Silicon Valley, et militaires, semble impensable. Le livre de Turner ne s’embarrasse pas de ces considérations. Turner semble tel son sujet, Steward Brand, pétri de pragmatisme. Comment expliques-tu que cette alliance ait pu voir le jour, bien avant que le Net surgisse dans le grand public ?
Je parlais plus haut d’Oppenheimer. Il faut comprendre que les grandes inventions réalisées durant la Seconde guerre mondiale, le radar, la pénicilline, la bombe atomique, les microfilms, les servo-mécanismes... étaient portés par des scientifiques et des techniciens auxquels les militaires donnaient à la fois de l’argent et des objectifs mobilisateurs. Ces scientifiques n’étaient pas a priori des techniciens des armées. Peut-on imaginer Einstein ou Wiener sous un uniforme ? Les militaires avaient les objectifs, et les scientifiques les méthodes, notamment une dont on a encore du mal à mesurer l’importance, qui est l’interdisciplinarité. Mais comme toujours avec les militaires, les objectifs prennent le pas sur les acteurs. Même Eisenhower l’a souligné dans son « testament ». Dans l’esprit de Brand, mais aussi des autres acteurs de la Silicon Valley, et cela dès les années cinquante, la technique et les méthodes scientifiques avaient une autonomie qui permettrait de les retourner contre les objectifs premiers des militaires et de leur appareil productif centralisé. C’était réellement une utopie, et encore une fois la surveillance généralisée exercée par la NSA vient nous le rappeler. Mais elle a joué son rôle, en produisant une forme de « démocratie technique », c’est-à-dire une méritocratie, dans laquelle les individus chercheurs ou informaticiens sont évalués en fonction de leurs apports et non des objectifs assignés. Que l’on regarde la teneur du culte de Steve Jobs au lendemain de son décès. Certes, Fred Tuner insiste, souvent lourdement d’ailleurs, sur cette filiation entre les méthodes « agiles » mise en place dans la science de guerre et les méthodes brouillonnes, le « bazar » dont parle à la fin des années quatre-vingt-dix Eric Raymond, qui sera le modèle de création de l’informatique moderne... j’allais dire « californienne ». Turner, à la suite de nombreux sociologues et géographes s’interroge sur la localisation dans un espace-temps et au milieu de ces autres pratiques interdisciplinaires qu’étaient l’exploration de l’inconscient via les drogues ou l’exploration des alternatives via les communautés, du courant intellectuel qui permettra l’éclosion de l’informatique individuelle et des réseaux.
Si j’insiste sur ce point c’est que Brand lui-même met en avant ses états de services dans l’infanterie américaine, sur le site de sa fondation, The Long Now Foundation Or, pour beaucoup des pionniers du Net, l’Internet ouvrait justement un monde sans frontières, ni hiérarchie, horizontal. En quoi la trajectoire, folle, passionnante, de Brand les conforte ou non ? Nous serions-nous trompés ?
On retrouve bien là le caractère ambivalent de Brand. Lui qui a une peur maladive de se voir transformé en objet-marionnette par les bureaucraties militaires et industrielles, va choisir de s’engager. Mais attention, dans les Rangers, pas les Marines. Mais incapable de supporter la discipline, il les quitte pour devenir photographe des armées, ce qui lui permettra d’avoir du temps libre à Washington...et de rencontrer la scène alternative qui y bourgeonnait, le monde des happenings, des expériences de conscience. Et quand il va quitter l’armée, c’est pour aller photographier les indiens dans des réserves, et y trouver sa première femme qui l’accompagnera dans l’aventure du Whole Earth Catalog. Rappelons aux lecteurs français que ce Whole Earth se vendra à plus d’un million d’exemplaires, obtiendra un Booker Prize, et reste une référence, alors que la revue fondatrice n’a existé que cinq ans. Ainsi donc, c’est plutôt un monde désordonné que Brand apprécie. Gagner des compétences (y compris dans le risque militaire) et les utiliser pour tracer un chemin personnel, un chemin de cow-boy solitaire. Quand on regarde sérieusement l’internet, loin des mythes dont nous parlions tout à l’heure, on y voit beaucoup de concurrence, de façons de montrer ses forces, de mépris des « rampants » qui ne savent pas s’élever dans le cyberespace. On y retrouve ces ambiguïtés qui traversent Brand. C’est pourquoi je trouve que l’idée de Fred Turner de faire une histoire de l’internet au travers du personnage de Brand est un véritable jocker, une carte maitresse.
A partir de la p.341, le livre bascule et devient... renversant. Un sous-chapitre est intitulé « Les nouveaux communalistes croisent la Nouvelle Droite ». Turner se met alors à narrer les rapprochements entre Brand, le Républicain hippie, avec l’extrême droite américaine, incarnée par Newt Gingrich. Ce rapprochement est même l’un des piliers fondateurs de la revue Wired. Turner met beaucoup d’énergie à nous convaincre que ce glissement serait assez naturel. Qu’en dis-tu ? Comment expliques-tu que ce qu’on pourrait aisément qualifier de trahison des idéaux d’antan passe comme une lettre à la poste ?
Quand j’ai parlé pour la première fois du livre à Dominique Cardon, avec des petites étoiles dans les yeux, il m’a demandé si je l’avais fini... et averti des surprises qui allaient m’attendre. Oui, cette période des années quatre-vingt-dix est également passionnante, car elle dévoile ce caractère profondément individualiste qui était à l’oeuvre dans une large partie des théoriciens de l’internet. Nous ne voulons nous rappeler que de la notion de « communautés », du partage des connaissances, que se soient les connaissances techniques avec une forme de normalisation ouverte et publique, ou les connaissances rendues accessibles au travers du réseau. Mais déjà les forces étaient à l’oeuvre pour « ouvrir » le réseau au commerce, à la publicité, à la captation de traces. La revue Wired a été le réel point focal de cette approche. Si tu te souviens, la forme même de Wired ne nous permettait pas toujours de savoir si nous étions en train de lire un article, de consulter une publicité ou de voir une photographie artistique. La « Déclaration d’indépendance du Cyberespace » dont Turner décrit largement la genèse est également un moment de révélation d’une certaine conception de l’internet... assez opposée aux pratiques scientifiques sur ce réseau, ou même aux formes d’échange ouverts des ingénieurs de l’internet. Ce sont des « indépendances individuelles » et non une Déclaration constituant une réelle nouvelle « nation » qui aurait à défendre collectivement ses objectifs. Il est un autre texte majeur des années quatre-vingt-dix qui est peu cité et évoqué dans les débats sur l’émergence de l’internet, c’est le « Magna carta for an information age », justement rédigé par les Toffler et Esther Dyson pour Newt Gingrich, alors speaker républicain de la Chambre. Ce texte s’inspirait fortement des réflexions de Kevin Kelly, bras droit de Brand depuis le Whole Earth. Ce texte, partant de la métaphore d’une information qui détrônerait la matière faisait fi des conditions de vie des américains, mais assumait pleinement le projet de libéralisation porté par les grandes entreprises des télécommunication. Et comme toujours avec les Toffler, le titre valait programme : le rappel de la Magna Carta, la Grande Charte, texte de référence et fondateur de ce qu’on peut considérer comme la première « Constitution » du monde occidental. Un texte qui a huit cents ans, mais qui a influencé les rédacteurs de la Constitution des États-Unis, qui sont dans leur pays considérés comme les « pères fondateurs ». Ecrire une « Magna carta », c’était pour Newt Gingrich assumer un basculement fondamental de société. On a envie de dire « mais qu’allait faire Brand dans cette galère ? ». En fait, je crois que lui même a fini par se poser la question : tant de dogmatisme, de dirigisme sous un discours ouvert a fini par le rebuter. Cela figure dans une note de bas de page, quand Turner raconte qu’au détour d’un entretien qu’il a eu avec Brand en 2001, celui-ci lui affirme « Je suis pas devenu un libéral, les Républicains ont fait de moi un libéral ». Libéral au sens étatsunien, évidemment... la boucle est bouclée, nous retrouvons l’expérimentateur Brand, prêt à vivre en communauté et se détachant des projets politiciens pour se réfugier dans sa Fondation aux buts relativement obscurs : construire une horloge qui ne dévierait pas pour nous inciter à penser le temps long... ce temps des sociétés, à l’opposé exact du temps court des futurologues, qui extrapolent sur le court terme les signaux faibles. C’est Brand l’écologiste, élève de Paul Erlich qui reprend vie... N’oublions pas non plus ce caractère du personnage. Il est un des fondateur du mouvement écologiste, même si cet aspect est peu traité dans le livre... Mais comme le dit Fred Turner, une biographie de Brand qui essaierait de cerner tous les aspect de sa personnalité est encore largement à écrire.
Sauf erreur de ma part, le Cern n’est jamais cité dans le livre. La vision ethno-centrée de Turner - les ex-hippies convertis à la nouvelle économie - ne limite-elle pas son livre ? Dit autrement, est-ce que Turner ne mythifie pas à nouveau l’Internet à sa manière ?
Le livre s’arrête en 2000, quand la bulle internet explose. Et il reste profondément centré sur l’internet comme extension des États-Unis. Rien n’existe en dehors. Un peu à l’image de ces communautés qui ne se posaient pas la question de savoir si elles n’empiétaient pas sur la vie des paysans pauvres alentour. Ta remarque sur le CERN est très intéressante, car ce qui a donné à cet organisme un rôle majeur dans la construction de l’internet, ce n’est pas uniquement le travail technique de Tim Berners Lee et Robert Cailliau, mais aussi cette décision du 30 avril 1993 de placer les technologies et protocoles du web en dehors de la propriété intellectuelle. Dès lors, chacun pouvait créer des sites, élargir les qualités des navigateurs, et lancer cette vaste opération sans centre et sans chef d’orchestre qu’était la construction du web. J’ai reçu cette information à l’époque, mais je n’en ai pas pleinement mesuré d’emblée l’importance. Il me semblait que c’était évident, que tout ce qui état sur internet était là pour être partagé, amélioré, enrichi... En fait victime des mythes dont nous parlions plus haut. Or le livre de Turner ne retient des années quatre-vingt-dix que la marche au marché... sans penser que ce marché du web ne peut exister qu’en raison même du fait que les protocoles eux, ont été sortis du marché. C’est certainement une représentation résumée de toute la « nouvelle économie ». Mais bon, c’est un autre livre qu’il aurait fallu écrire pour tenir tous ces fils qui animent une construction aussi immense, mondialisée et multi-centrée que l’internet. Tant qu’on en est à parler des absents, et à remarquer qu’ils ont une importance toute différente en Europe, on notera l’absence d’Herbert Marcuse, pourtant considéré en France comme un philosophe majeur des mouvements de contestation aux États-Unis.
Comment le livre a été perçu en France ? J’ai l’impression que tout le monde, ou presque, a évacué les dernières cent pages, celles sur le libertarianisme de Brand et ses amis ? Comment t’expliques-tu ceci ?
La presse a très bien reçu le livre. Les lecteurs également, puisque nous avons du procéder à un second tirage... qui est d’ailleurs en train de s’épuiser. Le livre est un ouvrage de fond, qui trouvera encore des lecteurs dans des années. Limité dans le temps (il se conclu en 2000), il est une référence pour comprendre la complexité de l’émergence de l’internet. Mais comme souligné plus haut, il n’est qu’un regard. Et il est vrai qu’au sein même de ce regard, les commentateurs se sont plutôt focalisés sur le côté soleil. « We owe it all to the hippies » avait dit Brand, et ce fut le centre des articles sur le livre. Je pense que la France n’est pas à l’aise avec le libertarianisme. D’ailleurs, dans notre langue beaucoup utilisent le terme « libertaire », ce qui dans les traditions politiques est complètement antagoniste. Le libertarianisme est vraiment une construction spécifique aux États-Unis, même si aujourd’hui il tend à s’étendre... au moment même où il est en recul outre atlantique. Nous avons souvent le réflexe d’associer ce refus des règles, des lois, des gouvernants au côté frondeur qui est plutôt bien vu dans notre pays. En oubliant que c’est le droit de porter des armes qui crée la seule loi à l’ouest du Pecos. Et que ceci est totalement étranger aux traditions européennes. Le libertarianisme est une idéologie d’extrême-droite. Alors que chaque individu est tiraillé entre son côté compétitif et son côté altruiste, les libertariens veulent éradiquer tout sentiment collectif, toute main tendue, pour construire un homme nouveau qui est en fait un Terminator, blindé et armé pour affronter la dureté du monde. Ayn Rand, la romancière qui porte le mieux le libertarianisme n’est pas traduite en France.
Nous devons nous connaître depuis le milieu des années 90, toi et moi. Comment juges-tu l’Internet dont nous rêvions et celui qui est en place en 2014 ? En quoi le livre de Fred Turner nous éclaire-t-il sur ce point ?
J’ai toujours en mémoire ma première rencontre avec l’internet. Enfin, avec les listes de diffusion. Un jour, je travaillais sur l’ordinateur de ma bibliothèque, et d’un seul coup j’ai reçu une vague de mails venant des États-Unis. Une liste de débat entre bibliothécaires à laquelle j’avais enfin réussi à m’abonner, après avoir exploré les rares tutoriels que l’on trouvait à l’époque. Et là, j’ai vraiment eu le sentiment de ne plus être isolé dans ma ville de province. Qu’un monde nouveau s’ouvrait réellement à moi. Tout le chapitre sur The Well et les premières « communautés virtuelles » qui figure dans le livre de Turner résonne particulièrement pour moi. Après sont venus les premiers sites web, dont le fanzine que tu animais, « La Rafale ». Nous avons échangé à l’époque sur deux points. Tout d’abord, comme tout le monde sur internet, il était écrit sur ton site qu’il était fait « d’électrons recyclés »... Je t’ai alors précisé que pour habiter auprès de l’usine de recyclage des électrons nucléaires, il restait encore à discuter. Je ne savais pas encore que tu habitais encore plus près que moi, mais tu as immédiatement retiré ce macaron. Ce fameux mythe de l’économie légère, mobile, sans énergie,... que nous avons tous plus ou moins partagé car il nous permettait de plonger dans ce nouveau monde sans arrières-pensées. Puis ensuite, quand tu as arrêté « La Rafale » et que je me suis demandé comment nous pourrions faire pour archiver ce site. Un problème de bibliothécaire, mais également le sentiment que ce que nous étions en train de vivre allait disparaître, ne laisserait pas de trace, n’existerait plus. Ce mythe de l’époque que l’important était l’actuel, que tout allait devenir média et que certes nous aurions droit à nos cinq minutes de gloire warholienne, mais que ce qui se construisait ne serait plus là. C’était encore plus intéressant de se poser cette question à partir d’un site comme « La Rafale », car il ne s’agissait pas d’un produit universitaire, d’une version web de modèles d’expression codifiés, mais bien d’un fanzine, rugueux, fantasque... Une trace essentielle pour comprendre les révoltes, les sentiments, les colères que l’on pouvait ressentir. Bon, je n’ai jamais réussi à mettre en œuvre ce type de sauvegarde, mais je sais que tu avais gardé les fichiers et que tu as pu les remettre en archive. J’ose espérer que notre discussion y a été pour quelque chose. Penser que ce que nous connaissons n’a pas toujours été, que d’autres conditions, tant techniques que culturelles ont présidé aux périodes antérieures est nécessaire. Or l’histoire s’accélère. Les technologies aussi. Des ouvrages comme celui de Fred Turner nous aident à penser dans le temps long, à mieux comprendre et évaluer ce qui nous arrive. Il porte aussi une autre vertu : la « trahison » n’est pas un bon critère pour juger nos actes du passé. Pas plus que la mortification. Il y a des continuités dans nos comportements, tant individuels, et l’analyse que Turner fait du parcours de Brand est à ce titre exemplaire, que collectifs. Nous croyons avancer dans un sens, et au final le chemin a tourné. Mais nous n’avons toujours fait qu’avancer. L’internet de 2014 ne peut pas se résumer à la surveillance par la NSA, ou la concentration des pouvoirs entre les mains des Google, Apple, Facebook et Amazon. Il est aussi le moyen de susciter de nouveaux héros, comme justement Edward Snowden, le lanceur d’alerte qui a dévoilé la réalité des opérations de surveillance. Internet ne fait pas la révolution, même pas la révolution hippie. Mais il est impossible de penser la révolution sans internet. Pas plus qu’on ne peut imaginer faire face aux futurs climatiques sans utiliser la puissance de coordination de l’internet. En fait, les mythes sont certes problématiques. Mais le postmodernisme et son cynisme absolu me semble encore pire, car il ne fait que passer du baume sur l’acceptation d’un ordre du monde immuable. Et puis, il est un dernier point essentiel dans le livre de Fred Turner et le personnage de Stewart Brand, c’est de nous montrer qu’il y a toujours une perspective ouverte devant nous. Qu’un nouveau concept, ou une nouvelle technique va renouveler les affrontements historiques, et donc laisser un place à l’aventure humaine. Rien n’est déjà joué.
Messages
20 février 2014, 10:17, par Ronan G.
Bonjour, Une petite correction quant à la traduction de la romancière et philosophe objectiviste américaine (d’origine russe) Ayn Rand. Son ouvrage « Atlas Shrugged », publié en 1957 aux Etats-Unis, a été traduit en français et publié aux éditions « Les Belles Lettres » en 2011. En français, l’ouvrage a été traduit sous le titre de « La Grève ». Cordialement.
20 février 2014, 10:47, par JL Le Moigne
Juste ’merci’ :Très éclairant . JLM
20 février 2014, 17:45, par RastaPopoulos
« Brand l’écologiste » ?
http://sb.longnow.org/SB_homepage/Home_files/PaperUScover.png
20 février 2014, 19:26, par tbn
Steven je pense
21 février 2014, 03:17, par davduf
oui, pardon : Steven, pas Stephen. C’est corrigé. Merci.