Epoustouflant, les Thugs. Depuis dix ans. On pourrait en rester à l’hommage sec et à la salutation lapidaire tant les Thugs n’ont plus rien à prouver. Avril 83 : formation d’un garage-band déjà différent, plus sombre et frénétique que la moyenne. Et pas de New-York ni de Londres, mais d’Angers. Octobre 93 : les Thugs thugsent toujours, plus opiniatres que jamais. Après « Radical hystery », « Electric troubles », « Still hangry » et « I.A.B.F. », ils sortent aujourd’hui même leur cinquième album « As happy as possible », simultanément en Europe et aux U.S.A. Après plus de cinq cent concerts, quatre tournées européennes et deux nord-américaines, les Thugs se lancent à l’assaut du monde (Paris jeudi, les U.S.A. début novembre, puis l’Europe jusqu’en février et à nouveau les Etats-Unis et le Japon courant 94). Chez les Thugs, on aime le sport.
Produit par Kurt Bloch (Tad, Mudhoney, Supersnazz), « As happy as possible » est de loin leur album le plus abouti. Instrumentaux à la sauce spaghetti (western) comme « Harpo’s Theme », beach boyeries hardcore (« Papapapa », « Horror toys », « Dreamer’s song »), hymnes pour pogoteurs (« Biking », « Ad men », « Flags »), les Thugs tricotent amoureusement leurs mélodies hargneuses. Et ce n’est pas une mince affaire. Art splendide quand il déborde de décadence -ou a contrario quand il sait rester simple et accessible (entre les deux, c’est de l’eau tiède)- le rock ’n’ roll est extrémisme. Les Thugs jouent vite, fort et bien. Simplement.
Qu’ils soient allés à Seattle enregistrer leur « Pet sounds » n’a rien à voir avec un quelconque opportunisme grunge : le groupe connait la ville depuis trois bonnes années, quand Sub-Pop sortait déjà leurs disques. Et s’il faut rappeler que, dès 1989, leur infernal manager Doudou faisait tourner Nirvana en France -quand le groupe de Kurt Kobain vendait moins de disques que les Thugs aujourd’hui- alors enfonçons le clou. Les Thugs semblent avoir voué leur vie à ces trois accords de poussière. Sans pathétisme. Ni losers, ni triomphateurs, les Thugs sont ce que le rock a de mieux à offrir : un échappatoire constructif. « Franchement, en vivant de notre musique nous sommes dans la meilleure position possible. Je ne vois pas ce que nous pourrions faire de mieux... Quand nous avons démarré, jouer à Nantes était notre projet ultime. On s’éclatait devant trente personnes. C’est presque plus agréable maintenant qu’à nos débuts » On est serein chez les Thugs.
Aussi heureux que possible
Mercredi 20 octobre, 19h. Il pleut et ça caille à la Roche-sur-Yon. Le quotidien du coin a titré sur le groupe en Une : Angers n’est pas si loin, les Thugs sont presque des gloires locales. « Ces jeunes gens, en concert ce soir au « Fuzz ’Yon », pratiquent ce que les spécialistes appellent un « gros son ». Ames sensibles s’abstenir » a conseillé le journaliste de Vendée Matin/Presse Océan. « Ames sensibles s’abstenir ? Oh, oh, c’est plutôt l’inverse » plaisantent les Thugs. Sous les guitares, le désespoir. « Nous sommes toujours en colère, peut-être plus qu’auparavant. Nos chansons sont même plus noires. Mais nous continuons à rejeter les slogans et les poings levés. » 20h : interview, séance photo, puis restaurant tout à fait convenable (saucisson chaud, entrecôte frites, charlotte aux framboises, café) : hé ! on est pas toujours aussi soignés sur la route. 21h : un combo braqué 60’s grimpe sur scène. 250 personnes dans la salle. Pas si mal pour un mercredi soir quasi-hivernal. Ça caille vraiment à la Roche. En plus, la télé crache du foot, comme en atteste celle branchée dans le studio-vitrine d’Europe 2, à une rue du « Fuzz ’Yon ». La télé, les Thugs en font justement écho sur leur nouvel album. « Nous nous en prennons plus particulièrement aux publicitaires qui assassinent à nouveau Lennon en utilisant sa musique pour des spots. On aurait pu aussi parler de Nike avec Hendrix. La télévision est devenue un enjeu majeur. Pas besoin de s’étendre sur ses désastres.. ». S’en suivra une discussion serrée entre Eric (guitare-chant), « légèrement intoxiqué » de son propre aveu, et Christophe (batterie-ch ?urs), totalement réfractaire au petit écran.
De la lucidité précoce qu’ils affichent depuis leurs débuts, les Thugs ont ajouté le désabusement. « As happy as possible » sonne comme une fatalité. Sur la pochette, le tambour de l’enfant est cassé. « « As happy as possible » nous colle à la peau car même si nous sommes très inquiets sur l’avenir du monde, nous nous amusons beaucoup. Nous jouons du rock pour être « aussi heureux que possible ». Quant au gosse de la pochette, si on ne voit pas sa tête c’est pour éviter tout attendrissement. Notre imagerie est toujours au second degré. Nous refusons toute démagogie ». Ça aurait pu être pire. Longtemps les quatre d’Angers ont hésité avec un autre intitulé : « on a laissé tomber « New songs/same shit » à cause de la confusion qu’il pouvait y avoir sur son sens ironique. Cela aurait voulu dire : ce sont des « nouvelles chansons » des Thugs et c’est « toujours la même merde » environnante. Et non pas « des nouvelles chansons, toujours aussi merdiques » ». Parce que, bordel, le monde est un joyeux merdier et personne n’est là pour tirer la chasse.
Exemple, la question de l’immigration déboule dans l’ ?uvre des Thugs : pas moins de deux interludes (« Omar feels fear in Weimar », « Wangs leaves China ») et une chanson (« Immigrés clandestins ») y font allusion sur « As happy as possible ». « Depuis notre dernier album, début 91, la situation des immigrés a empiré dramatiquement. Nous avons intitulé « Immigrés clandestins » en français pour faire directement référence à ce qui se passe ici, en France. Nous étions « tous des juifs allemands » en 68. Aujourd’hui, on dira « nous sommes tous des immigrés clandestins » ». Et les Thugs de remercier sur leur pochette, outre les amis de toujours, Daniel Mermet (France Inter), Le Monde Diplomatique, Sinead O’Connor : « De Billy Childish, auteur d’une superbe chanson sur les Indiens d’Amérique, à Sinead O’Connor qui refuse de chanter l’hymne américain pendant la guerre du Golf, tous sont ce que nous appelons entre nous des camarades. » On comprend alors ce refrain de l’« Internationale » chanté en sourdine après la chanson (pacifiste) « Flags ». « Quels que soient les détournements qui ont été faits de l’« Internationale », ça n’enlève rien à la beauté originelle des paroles. C’est aussi une façon de dire qu’on est toujours du côté de Marx, malgré le soi-disant capitalisme triomphant » Où est-on, là ? Avec une délégation syndicale ou le fleuron du rock français anglophone ? « Attention, nous ne sommes qu’un groupe de rock. Nous désirons seulement qu’il n’y est aucune ambiguité sur notre compte. Que des gens, qui apprécient notre musique, partagent ou non notre vision du monde ne nous tracasse pas outre-mesure. Nous voulons simplement que les gens ne payent pas trop cher leur place, que tout se passe dans une bonne ambiance, sans embrouilles ni bastons, que le service d’ordre soit correct. »
Et c’est ainsi que le concert s’est déroulé : dans une bonne ambiance, sans embrouilles ni bastons et avec un s.o. si correct qu’il en devenait invisible. Peu de lumières, beaucoup de guitares, une batterie ferroviaire, une basse TGV. Du-qui-fonce. Le groupe contrebalançant son pessimisme noir par sa volonté farouche d’envoyer tout valdinguer. Chez les Thugs, on exécute à la perfection. Envers et contre tout. « Nous ne baignons pas dans l’autosatisfaction. On s’est toujours remis en question. Mais dès nos débuts nous avions des idées précises sur ce que nous faisions. On savait qu’on suivrait nos buts sans écouter ni les critiques ni les louanges. Nous pourrions chercher à changer de style à chaque album, explorer d’autres musiques mais nous préfèrons ceux qui s’obstinent à développer leurs idées-forces. On ne demande pas à un peintre de changer son coup de pinceau tous les deux ans (...) La vie du groupe se joue véritablement quand on se met à composer. Le jour où plus rien de bon ne sortira, nous arrêterons. Il faudrait être snobs pour dire : « quelle galère les tournées, toujours les mêmes halls d’aéroport, les mêmes hôtels... » ». Chez les Thugs, on ne vieillit pas, on s’affine.
Album : « As happy as possible »
Site : Black & Noir