La police débordée
En fin de soirée, ce 27 octobre 2005, dans la salle de commandement de la DDSP, c’est l’effervescence des grands jours. Les locaux du centre névralgique de la police en Seine Saint-Denis sont d’un autre âge. On y sent la routine, la fatigue, jusque dans la vue imprenable sur le parking défoncé ou dans les pupitres décatis des opérateurs téléphoniques. Malgré tout, David Skulli, qui sera nommé à la tête du service après les événements de novembre 2005, parle avec beaucoup d’entrain. Les cheveux plus sel que poivre, la voix qui porte, la poignée de main franche, David Skulli a les atours du chef d’entreprise moderne, qui parlerait chiffre d’affaires, clientèle, bilan. Il est le portrait type du responsable policier que Nicolas Sarkozy a voulu lors de ses deux passages au ministère de l’Intérieur : un communiquant, orienté tout entier vers les résultats. A propos des émeutes, David Skulli parle de «management de crise.»15
Ce 27 octobre 2005, pourtant, si crise il y a ; où est donc le management ? Un policier présent au moment des faits dans les locaux témoigne. Ce qu’il dit est éloquent : « Ce soir là, c’était la fête du slip. La France ne s’en est pas rendue compte, mais nous étions complètement débordés.»5 Le gradé ne veut pas en dire trop, il y va de la réputation de la police et de l’image de professionnalisme qu’elle s’est donnée sur le moment. Sous-estimation de l’ampleur de la colère, chaîne de commandement dépassée, jeunesse de certains membres de l’encadrement, cacophonie entre les services, coordination médiocre entre le ministère, la Direction départementale de la Sécurité publique, les commissariats et les « QG » avancés, le cafouillage est patent. «Nous avons eu chaud car les effectifs, ce soir-là, étaient un peu justes»16 affirme un responsable de la Sécurité publique. C’est vrai, mais pas seulement. Ce soir là, les Compagnies Départementales d’Intervention (CDI), des gardiens de la paix en tenue de maintien de l’ordre, qui ressemblent à des CRS mais qui n’en sont pas, commettent une sérieuse erreur tactique. Ils tirent près de trois cent grenades lacrymogènes, sur les 900 qui seront utilisées en totalité par tous les services de police confondus, sur tout le territoire, pendant toute la durée des émeutes.17 Cette profusion démesurée de gaz et de fumée, le premier soir, donne aux événements un caractère de gravité absolue. La tension est totale. Certains résidents situés au rez de chaussée sont intoxiqués. Quant au résultat tactique, il est totalement contre-productif : «Le maintien de l’ordre, c’est quoi ? C’est tenir à distance une foule, quitte à la grenader de temps en temps, lâche un policier présent ce soir là à Clichy-sous-Bois. Or, trois cent grenades, cela veut dire qu’on disperse littéralement la foule. On ne la contient plus, on la fait fuir. Et on ne peut plus interpeller quiconque. En fait, on crée un désordre encore plus grand».18 Pourtant, les consignes sont claires. Surtout, pas de débordements. Surtout, pas de morts supplémentaires. L’avocat des familles des victimes du transformateur EDF en est convaincu : « Il y a eu sur ce point une prise de conscience politique et morale de la part du commandement de police pour éviter des événements trop graves, bien que quelquefois les affrontements étaient sérieux, très durs. C’est la preuve que la violence, ou la brutalité, ou l’indifférence, dans la gestion de l’ordre public ne sont pas incontournables…»19
Les policiers progressent maintenant dans Clichy-Sous-Bois. Les bâtiments sensibles sont tant bien que mal protégés, les pompiers escortés, et les heurts avec une partie des jeunes habitants se prolongent tard dans la nuit. « Au début, on appliquait les bonnes veilles méthodes. On mettait les hommes en rang. Ça ne marchait pas. Les gamins, ils étaient comme des mouches ».20 Les CRS ont l’ordre de rester statiques, et de laisser la police territoriale agir. En fait, les objectifs sont troubles, mal définis. Les images amateurs tournées ce soir là sont édifiantes pour la police. On y voit des groupes de fonctionnaires qui semblent perdus, donnant la charge façon cavalerie, le chef d’unité baissant son bras comme pour donner le signal. Aux yeux de Claude Dilain, le maire de la ville, c’est net: la police est prise de court. «Et dans le nombre de fonctionnaires à mettre en place, et dans la nature même du maintien de l’ordre à opposer : la police avait en face d’elle des petits groupes très mobiles, qui ne cherchaient pas franchement l’affrontement. C’était plutôt une forme de jeu de cache-cache violent. Au fond, je sentais des policiers tendus qui avaient bien du mal à se rendre maîtres du terrain. »21
Ce que Claude Dilain parvient à comprendre pour la première nuit — l’effet de surprise jouant contre la police — il a plus de mal à se l’expliquer pour la suite des événements. Car la deuxième nuit va ressembler, policièrement, à la première. Il est 18h, le lendemain, quand Claude Dilain est reçu place Beauvau par le ministre de l’Intérieur lui-même. Ensemble, les deux hommes évoquent le drame du transformateur. Devant lui, en présence du Préfet, Nicolas Sarkozy passe des ordres au Directeur départemental de la Sécurité publique et au Directeur général de la police nationale. Soit : aux deux policiers les plus importants du moment. Le ministre réclame qu’un certain nombre d’effectifs de police et de gendarmerie soit présent dès le début de la nuit. «Or je ne sais pas pourquoi, reprend Claude Dilain, mais les renforts ne sont venus que très très tard dans la nuit. Aujourd’hui encore, je n’arrive pas à comprendre pourquoi des ordres qui avaient été donnés en haut lieu n’ont pas été respectés. J’avais un sentiment de pagaille. J’ai même assisté à une scène où des CRS qui sont venus jusqu’à Clichy-sous-Bois ont dû repartir parce que ce n’était pas la bonne compagnie qui devait être là ! Des motards étaient venus les chercher à une porte du boulevard périphérique mais, une fois arrivée, ils se sont rendus compte que ce n’était pas à eux d’être là... Quand j’ai demandé des comptes, on m’a dit qu’il y avait effectivement eu des contre-ordres dans la hiérarchie et un maillon faible dans le système de décision... C’est toute l’explication que l’on m’a fournie...».
Un professeur d’histoire-géographie de la ville, Antoine Germa, consignera un témoignage plus implaccable encore sur les forces de l’ordre. Témoignage qui présente l’intérêt de donner le point de vue de celui qui n’est pas aux commandes, ni dans la confidence policière. Le point de vue, en somme, de l’homme de la rue : « Samedi soir, 29 ocobre, au moment de la rupture du jeûne (vers 18h30), les 400 CRS et gendarmes, dont une partie vient de Chalon s/saone, sont sortis un peu partout dans la cité du Chêne pointu. Comme à l’accoutumée, il s’agissait d’encercler – “ de boucler ” - le quartier. Don quichottisme policier : en cohorte, à la façon des légions romaines, au pas de course, visière baissée, bouclier au bras, et flashball à la main, ils parcourent les rues une à une contre des ennemis invisibles. A cette heure, tout le monde mange et personne ne reste dehors. Pourquoi cette démonstration de force alors même que les rues étaient particulièrement calmes ? “ Provocations policières ” répondent à l’unisson les habitants interrogés. C’est un leitmotiv depuis vendredi soir. Au bout d’une heure, quelques jeunes sortent et se tiennent face aux policiers : tous attendent le début des affrontements. Quel sens donner à cette stratégie policière à part celui qui consiste à vouloir “ marquer son territoire ”, c’est-à-dire appliquer une version animale et musclée du retour à “ l’ordre républicain ” ? Plusieurs témoignages et enregistrements sur portable manifestent aussi, de façon indiscutable, la volonté de la police d’en découdre avec les jeunes (insultes racistes, appels au combat, bravades...). »22
Jean-Christophe Lagarde, maire de Drancy, à huit kilomètres à vol d’oiseau de Clichy-Sous-Bois, n’a pas apprécié, lui, que le commissaire de sa commune soit provisoirement appelé ailleurs dans le département : « Je ne peux pas comprendre comment celui qui connaît le mieux la ville, qui peut diriger les effectifs, les coordonner, soit constamment mobilisé ailleurs...Tant et si bien qu’on s’est retrouvé avec des commissaires ignorant tout des villes où ils intervenaient, et qui devaient commander des agents de police locaux – vous voyez d’ici le hiatus…»23 Comme Claude Dilain, comme beaucoup d’autres édiles de la région parisienne, Jean-Christophe Lagarde a noté de nombreux dysfonctionnements dans l’emploi des forces de la police. « On s’est retrouvé avec des fonctionnaires pas formés, mais également pas équipés: sans boucliers, sans le minimum d’équipement nécessaire pour se protéger et pour intervenir... On a même vu dans certaines villes des CRS qui arrivaient avec des grands cars, destinés aux manifestations, et qui se retrouvaient dans des rues où ils ne pouvaient pas tourner. Puis ils se sont mis à rappeler tous les policiers qui étaient en congé, en repos ; bref, ils ont fait avec ce qu’ils avaient sous la main…»24. Sans parler des déboires de communication. Manque de canaux radios disponibles, fréquences mal distribuées, le maire de Drancy rit jaune : «J’ai accompagné une patrouille envoyée pour un incendie dans une résidence de la ville. On s’est retrouvé ensemble là-bas : rien ne brûlait, c’était très calme, pas de problème. Oui, sauf que c’était à neuf cent mètres de là. Les policiers ont essayé pendant vingt minutes d’avoir le commandement, ils n’y parvenaient pas.»25 Ailleurs, plus au nord, même constat, cette fois par un policier d’Aulnay-sous-Bois : « Les gendarmes mobiles n’ont aucune connaissance du terrain, ils se perdent dans les rues parce qu’ils n’arrivent pas à se repérer, alors que les jeunes peuvent courir ; eux, ils sont dans leurs véhicules avec leurs cartes ; ils mettront vingt huit minutes pour arriver d’un point à un autre alors que les jeunes le faisaient à pied en moins de cinq minutes ; vous vous rendez compte vingt huit minutes ? Ça a beaucoup joué sur l’ampleur... »26 Quant aux RG, il leur est reproché par leurs collègues trop d’approximations. « Au tout début, la confusion régnait chez eux aussi. Ils estimaient qu’on avait à faire à un véritable réseau organisé de délinquants. Le seul réseau qu’il y avait, c’était le téléphone portable ! »27
Même désorganisation dans les services préfectoraux. Urgence et improvisations vont mettre à mal et à nu les équipes. Jean-Christophe Lagarde : « Pendant tous ces jours-ci, l’Etat était totalement débordé. Pendant dix jours, je n’ai même pas reçu un coup de fil de qui que ce soit. Préfet, directeur de la Sécurité publique, pas un! Je me souviens d’une sous-préfète qui m’appelle un dimanche après-midi pour me demander, c’était quinze jours après le début des émeutes, de lui communiquer la liste des bâtiments pour lesquels la mairie avait pris des dispositions de protection, afin de pouvoir se coordonner avec les moyens de l’Etat. Je lui ai répondu, peut-être pas très aimablement d’ailleurs, que ça faisait plus de dix jours que mon commissaire avait cette liste et qu’on travaillait ensemble…»
En réalité, la Direction départementale de la Sécurité publique de Seine Saint-Denis va attendre le 30 octobre pour prendre la mesure des événements. Et s’organiser en conséquence. Un nouveau plan de gestion de crise est élaboré. Les interventions se feront plus structurées. Des renforts mobiles, principalement CRS, sont sollicités. Au quatrième jour, le dispositif semble enfin arrêté.28 Quatre jours, c’est long, très long. On est loin des satisfecits accordés à l’époque à la police, par elle-même, par les politiques, par la presse. A l’époque, il fallait faire corps, faire cohésion nationale, faire bloc. Toute critique apparaissait comme malvenue. L’opposition était muette. Comme aux Invalides, il y a pourtant bien eu ici aussi de lourdes fautes tactiques. Un policier de haut rang a cette proposition : «le maintien de l’ordre, c’est une science inexacte. C’est une science humaine»29. Et c’est justement à ce titre qu’il est passionnant à décrypter.
15David Skulli, Directeur départemental de la Sécurité publique, entretien avec l’auteur.
16Témoignage anonyme d’un policier de la Direction départementale de la Sécurité Publique de Seine Saint Denis, entretien avec l’auteur.
17Cf Sébastian Roché, « Le frisson de l’émeute, violences urbaines et banlieues », Le Seuil, 2006.
18Témoignage d’un policier de Seine Saint-Denis, entretien avec l’auteur.
19Jean-Pierre Mignard, avocat des familles des victimes du transformateur EDF de Clichy-sous-Bois, entretien avec l’auteur.
20Un commissaire de Seine Saint Denis, entretien avec l’auteur.
21Claude Dilain, ibid.
22Antoine Germa, in « Clichy-sous-Bois : zone de non droits ou zone d’injustices ? Témoignage et retour sur une série de mensonges », novembre 2005, disponible sur le site Alternatives et Les mots sont importants.
23Jean-Christophe Lagarde, maire UDF de Drancy, entretien avec l’auteur.
24Jean-Christophe Lagarde, ibid.
25Jean-Christophe Lagarde, ibid.
26Cf. la remarquable étude «Enquêtes sur les violences urbaines, Comprendre les émeutes de novembre 2005, L’exemple d’Aulnay-sous-Bois» de V. Cicchelli, O. Galland, J. de Maillard, S. Misset pour le Centre d’Analyse Stratégique, Novembre 2006.
27Témoignage d’un policier de Seine-Saint Denis, entretien avec l’auteur.
28Cf. à ce sujet «Enquêtes sur les violences urbaines, Comprendre les émeutes de novembre 2005, L’exemple de Saint Denis», Centre d’Analyse Stratégique, Novembre 2006 : « Les chefs de district ont été assimilés à des commissaires d’État-major et les chefs de circonscription ont été « binomés », de manière à avoir une continuité de commandement. Pour autant, chaque chef de circonscription s’adaptait en fonction de ce qu’il avait constaté et organisait le déploiement des effectifs. Ainsi, la DDSP assurait la gestion des effectifs et les commissariats organisaient leur déploiement, avec trois missions prioritaires : sécuriser les interventions des pompiers, protéger les établissements publics, et interpeller les fauteurs de troubles autant que possible. »
29Témoignage anonyme d’un membre Direction Générale de la Police nationale, entretien avec l’auteur..