virus H5N1 & OMC

Grippe aviaire et propriété intellectuelle

Par Hervé Le Crosnier, 13 décembre 2005 | 7319 Lectures

Texte collectif rédigé le 23 octobre 2005 par Hervé Le Crosnier, Gaelle Krikorian, Valérie Peugeot et Philippe Aigrain1.

Alors que les premiers élevages européens de volailles sont touchés par le virus H5N1, les Etats se préparent à faire face à une possible pandémie, dont les pronostics de l’OMS nous disent qu’elle pourrait décimer plusieurs millions de personnes.

Nous sommes face à une question essentielle de santé publique, et force est de constater que les politiques menées jusqu’alors en matière de “propriété intellectuelle”, et notamment sur les “brevets de médicaments” peuvent avoir des répercussions catastrophiques sur la capacité des sociétés mondiales à réagir face à la crise sanitaire qui s’annonce.

Ainsi en va-t-il de notre propre pays. Dans une déclaration solennelle intégrée à l’Accord de l’OMC du 30 août 2003, 23 pays riches, dont quinze pays européens, ont indiqué qu’ils s’interdisaient à eux-mêmes de faire usage de la disposition sur l’exportation de médicaments génériques contenue dans cet accord.

L’accord de 2003 venait préciser les modalités de la déclaration “ADPIC et santé publique” adoptée par l’OMC en 2001 à Doha. Cette dernière accordait aux pays la possibilité de fabriquer des génériques ou d’en importer en cas de nécessité. Cependant Doha n’offrait aucune possibilité légale claire pour autoriser l’exportation de génériques. L’accord du 30 août 2003 venait palier à cette insuffisance, en fournissant un mécanisme permettant aux pays qui, pour une raison ou pour une autre, ne peuvent pas produire le générique d’un médicament, de l’importer depuis un pays tiers. C’est à cette dernière disposition que les 23 Etats ont renoncé en même temps qu’ils signaient l’accord du 30 août. Les critiques sont nombreuses à l’égard de ce mécanisme dont les procédures complexes et alambiquées font douter de l’efficacité. Il s’agit cependant, à l’heure actuelle, du dernier et seul consensus entre Etats de l’OMC pour permettre le rétablissement de l’équilibre entre les avantages que peuvent obtenir les détenteurs de droits de brevets et les intérêts généraux des sociétés pour la protection des populations.

Or en s’auto-interdisant le bénéfice de cette décision, les 23 pays riches, dont la France, ont mis leurs propres populations en danger. La menace de la grippe aviaire en fait aujourd’hui la démonstration.

Qu’adviendra-t-il en cas de crise sanitaire si les laboratoires qui ont l’usufruit de brevets sur les antiviraux imposent des prix trop élevés ou se montrent incapables de satisfaire à la demande ? L’inconscience des signataires de la déclaration des 23 interdira à la France d’importer des versions génériques, notamment à partir des pays qui disposent d’une industrie du générique.

Cet Accord du 30 août est par ailleurs en total décalage avec la réalité de ce qu’est une urgence sanitaire. Les inquiétudes concernant la grippe aviaire donnent un caractère d’évidence aux critiques pourtant maintes fois réitérées par les associations. Il y a urgence à agir pour éviter que s’installe et progresse une épidémie. Or le mécanisme proposé par l’OMC, compte tenu des incroyables exigences administratives qu’il impose aux pays, ne peut s’activer rapidement. En outre, comment un pays qui se prépare à une possible crise sanitaire pourrait-il indiquer le nombre exact de boîtes de médicaments dont il a besoin comme cela est actuellement exigé ? Une fois de plus nous le répétons, les pays doivent pouvoir agir avec rapidité et efficacité, afin de stopper la progression d’une maladie, la contagion, la multiplication des victimes.

Plus généralement, la nécessité de protéger les populations et faire face aux impératifs de santé publique doit nous conduire à examiner sans complaisance ni idéologie l’impact des politiques de protection des droits de propriété intellectuelle et les incapacités du système actuel à répondre pleinement aux besoins des populations, notamment dans les pays en développement. Dans le cas de figure hautement souhaitable où les efforts de la communauté scientifique internationale aboutiraient rapidement à la découverte d’un traitement adapté au virus H5N1 et ses variants, qui sera chargé de la fabrication de ce produit ? Celui qui le premier aura déposé un brevet alors que ce sont d’innombrables chercheurs à travers le monde qui sont aujourd’hui mobilisés et travaillent à comprendre les mécanismes d’action du virus, isoler les différentes souches et tester des médicaments ?

Quand Kofi Annan appelle le 6 octobre dernier “les compagnies pharmaceutiques à nous assurer que les droits de propriété intellectuelle ne barreront pas le chemin qui permet l’accès des pauvres aux médicaments”, il souligne en creux sa crainte que tel ne soit pas le cas.

La crise actuelle autour de la grippe aviaire est sans doute l’occasion de sortir d’un cadre résolument inadapté aux réalités d’aujourd’hui. Cette menace permettra-t-elle de repenser autrement la création de nouveaux médicaments, le modèle économique de la santé ? Il faut l’espérer. Au-delà, il faut également espérer que la crise possible nous forcera à réaliser que face aux défis de santé publique, les médicaments ne sont qu’un des instruments nécessaires. Les mesures préventives (surveillance épidémiologique, coopération en matière de vaccins, mesures de précaution quant à la transmission épidémique...) ne doivent pas être négligées au profit d’une focalisation financière de l’investissement sur les brevets de médicaments.

Il faut enfin espérer que l’innovation économique et les décisions nécessaires interviendront rapidement afin que nous soyons en mesure de faire face aux risques majeurs qui se profilent. Il s’agit de la grippe aviaire, mais il peut être question du SRAS, du virus Ebola, de la tuberculose qui revient en force, du sida pour lequel nous n’avons toujours aucune cure, ou de tout autre maladie nouvelle qui peut émerger.

La volonté d’imposer un système homogène de protection des droits de propriété intellectuelle à toute création, d’appliquer ce modèle “taille unique” à l’ensemble des questions liées à la production, la diffusion et l’usage des connaissances montre de plus en plus cruellement ses limites et les dangers qu’elle fait encourir aux populations.

Ce qui devrait prendre le pas désormais, c’est une sectorisation des questions de « propriété intellectuelle » liées à l’accès aux connaissances. Et le traitement de chaque domaine en fonction de ses propres équilibres entre le nécessaire retour aux investissements des créateurs et des innovateurs et les intérêts globaux de la société.

A très court terme, lors de la réunion de l’OMC à Hong-Kong en décembre prochain, et compte-tenu de l’urgence sanitaire avant même cette échéance, la France, l’Union Européenne, peuvent agir pour que s’impose une position réaliste et sensée, qui offre des outils légaux efficaces adaptés.

Il est primordial de transformer l’accord du 30 août 2003 en un mécanisme simple qui favorise l’accès aux médicaments plus qu’il ne l’entrave et dont les malades puissent bénéficier, quelles que soit leur nationalité, leur maladie, et la position économique des pays dans lesquels ils vivent.

1Hervé Le Crosnier, Enseignant, Université de Caen
Gaëlle Krikorian, Consultante auprès d’ONG, notamment Act Up et Thirld World Network
Valérie Peugeot, Association Vecam
Philippe Aigrain, Revue Transversales Sciences Culture

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