Séance d’écoute musicale

Du collage dans la musique [manuel technique de survie]

Par Vieux Thorax, 16 juin 2007 | 52423 Lectures

Tout d’abord, qu’est-ce qu’on entend par collage ? Définition de base : c’est l’assemblage de matériaux au moyen d’une colle.

Dans l’art, le collage désigne une œuvre artistique obtenue par collage. Par exemple, de bouts de papier, de photos, d’objets de récupération...

En musique, ce sera la même chose : un assemblage de sons plus ou moins hétéroclites pour créer quelque chose d’autre...

Il existe différentes techniques (montage, mixage, échantillonnage...) qui sont apparues au fil du temps, parallèlement aux évolutions technologiques, en particulier la possibilité d’enregistrer et de fixer la musique sur des supports (disques, bandes magnétique...) puis le développement de l’informatique.

On retrouve ces collages dans des courants musicaux très divers, dès les années soixante...

1- Les origines du collage (de 1900 aux années 60)


  • Origines artistiques :

On trouve des collages à la fois dans les arts plastiques, la littérature et la musique. L’explosion créative du collage commence dans les années 1910, au sein du mouvement cubiste (Picasso, Braque…), puis du dadaïsme (1916-1922 ; Duchamp, Picabia…) et du surréalisme (années 20 et 30 ; Ernst, Magritte…), ceci surtout pour les arts plastiques (collages plus tard également dans les années 60, dans le style Pop art ).
Articles sur l’art du collage : http://www.les-marcheurs.net/article.php3?id_article=9
http://www.art-pjm.com/actualite.php

En littérature, William S. Burroughs invente au début des années 60 le «  cut up  » : technique consistant à couper différentes parties d’un texte et à les combiner pour reformer un nouvel écrit, tout comme un collage en peinture ou un montage au cinéma. Le cut up veut révéler l’inconscient de l’écriture. La découverte par accident d’un sens nouveau, met en rapport l’impression de déjà vu que l’on retrouve dans des lieux où l’on croit déjà être venu auparavant. http://www.6bears.com/cutup.html

Retenons l’importance de l’idée d’accident, d’où nait quelque chose d’autre… Mais aussi l’idée forte de l’impertinence, l’attitude iconoclaste, irrespectueuse, développée dans le dadaïsme, caractérisé par une grande liberté d’action…

la réédition.
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L'édition originale
L’édition originale


  • Quelques musiciens précurseurs :

Charles Ives (1874-1954) : Dès les années 1910, il élabore une œuvre faite en partie de collages, par des superpositions thématiques et mélodiques, empruntant au folklore des Etats-Unis (gospel, fanfare, jazz, etc.)
Ecoute : Washington’s Birthday (extrait des New England Holidays) 1909.

Inspiré par l’expérience d’avoir avec son père fait venir deux fanfares à la rencontre l’une de l’autre, puis de se placer au milieu pour apprécier le mélange produit il transpose cela en une partition écrite, où des petits groupes dans l’orchestre jouent des parties différentes. Il en ressort l’impression d’un tapis dense de plusieurs mélodies qui se chevauchent et de bouts de thèmes variés qui finissent dans une fusion explosive de l’ensemble.

C’est en quelque sorte un collage en « grandeur nature ». Ces partitions sont très difficiles à interpréter, surtout pour les musiciens de l’époque. Cette contrainte matérielle va complètement disparaître avec la possibilité technique d’enregistrer de mieux en mieux le son : on peut jouer simultanément deux disques d’orchestres différents ; avant l’apparition de l’enregistrement sonore, le seul moyen était de faire jouer réellement les deux orchestres.

Luigi Russolo (1885-1947) : Peintre et musicien italien, membre du mouvement futuriste. Il veut révolutionner la musique et créé de nouveaux instruments à bruits, inspirés par la multiplication des machines dans la vie quotidienne. Il rédige un manifeste à ce sujet :
L’Art des bruits : manifeste futuriste : 1913 (Allia, 2006)

Il aura une influence certaine sur les musiciens « concrets » et dans la musique électronique…


  • La musique concrète :

Concept créé par Pierre Schaeffer et Pierre Henry dans les années 50.

Pierre Henry (D.R.)
Pierre Henry (D.R.)

Le principe : partir non plus de la partition (qui transcrit l’intention du compositeur) mais d’abord d’une matière sonore brute, enregistrée, pour ensuite l’agencer (forte opposition de Boulez et de l’Ecole de Darmstaadt, qui recherchent au contraire le contrôle total du son). La technique : le collage de bandes magnétiques (découpage au rasoir et remontage des bandes au ruban adhésif ; travail très long et minutieux). Voir une définition dans Modulations , p. 22 (ouvrage cité dans la bibliographie).

John Cage :
compositeur américain très important et influent, notamment pour ses expérimentations très diverses cherchant à repousser toutes les limites et pour son travail sur la notion de hasard appliquée à la musique. Dans les années 50, une partie de son travail est ainsi en phase avec la musique concrète.
Ecoute recommandée : Williams mix (1952) sur la compilation OHM (cf. discographie).

Schaeffer et Henry auront eux-mêmes de nombreux élèves, dont François Bayle, Ivo Malec, etc. Il existe un coffret très riche sur le sujet : les Archives du GRM (5 CD + 1 livret).
Mais le développement se fait aussi dans d’autres pays, sous le terme plus large de musique électro-acoustique. Un exemple très intéressant est fourni par une compilation de compositeurs suédois : Electro Acoustic Music From Sweden.

Utilisation des sons pour créer une histoire, comme dans les feuilletons radiophoniques, et travail sur les voix / dialogues pour les détourner et ainsi créer puis diffuser un message différent (ici, dénonciation du colonialisme en Rhodésie).


  • Rencontre des cultures savante et pop

Au cours des années 60, des musiciens comme les Beatles ou Frank Zappa s’intéressent de plus en plus aux nouvelles techniques d’enregistrement et aux possibilités qu’elles ouvrent.

Aux Etats-Unis, Zappa est ainsi un grand admirateur d’Edgar Varèse et l’on ressent l’influence de la musique contemporaine dès les premiers albums de son groupe, The Mothers of Invention (1966-1970), à dominante pop, mais aux horizons très ouverts (rock, jazz, doo-wop, bruitages…), citons Absolutely free au titre bien révélateur, Uncle Meat, et We’re only in it for the money, réponse et hommage à l’album Sgt Pepper… des Beatles. Dans ce disque, on retrouve l’esprit et l’influence du collage dans la façon de composer les morceaux et de les organiser entre eux (apparition du concept album).

G. Martin et les Beatles au studio Abbey Road (D.R)
G. Martin et les Beatles au studio Abbey Road (D.R)

En Angleterre, les Beatles collaborent avec Georges Martin, musicien de formation classique qui leur ouvre de nombreux horizons en termes d’arrangements et de technologie : musique classique pour des chansons comme Yesterday et premiers enregistrement studio en stéréo, puis sur 4 et 8 pistes… Cette technologie bouleverse les habitudes des musiciens : possibilités nombreuses comme enregistrer les musiciens un par un, garder seulement certaines prises, certaines pistes…

Sur, l’album Revolver , en 1966, apparaissent les premiers collages. Solos de guitare joués « à l’envers » (la bande de la piste de guitare solo a été coupée puis retournée et recollée) : exemple sur I’m only sleeping. Et l’album se termine par un titre quasi-visionnaire, Tomorrow never knows, dont la rythmique est entièrement basée sur une boucle qui lui donne une couleur très étrange, plus de nombreux collages de sons, dont plusieurs à l’envers. C’est un peu le morceau fondateur (ou du moins très emblématique) du psychédélisme.

Cette chanson annonce la suite de l’œuvre des Beatles, qui vont se concentrer sur le travail en studio exclusivement. Sgt. Pepper’s lonely hearts club band, en 1967 : bruits d’animaux, de foules, orchestrations, titre final résultant d’un collage de deux chansons (John et Paul)… Sur The Beatles (« album blanc », 1968) : Revolution N° 9, réalisé avec Yoko Ono, est un collage inspiré de l’avant-garde new-yorkaise). Abbey Road (1969) : se termine par un long assemblage de chansons, construit un peu comme une pièce symphonique, avec différents mouvements, et des thèmes musicaux récurrents…

Autre célèbre exemple : le remix fait par Georges Martin et les membres restants du groupe de Free as a bird, avec la voix et le piano de John Lennon enregistrés en 1977, et une orchestration jouée en 1994. En 2007 enfin, le nouveau disque Love est une recréation de titres des Beatles par réarrangement des pistes…

Beaucoup d’autres groupes seraient à citer, comme les anglais de Pink Floyd, pour la face studio de l’album Ummagumma (1969)…

Dans cette période marquée par le psychédélisme, l’expérimentation et le mélange des genres, une collaboration a lieu entre Pierre Henry, compositeur de musique concrète, et Michel Colombier, arrangeur de variété touche à tout, dans la grande tradition française des compositeurs de musique de film, naviguant entre jazz, classique, chanson et musique pop - voir notre discographie sur Michel Legrand, ou encore les disques de la collection Ecoutez le cinéma, dirigée par Stéphane Lerouge, sur Michel Magne, François de Roubaix, Gainsbourg...

Cette collaboration est Messe pour le temps présent , créée en 1968 pour un ballet de Maurice Béjart. Œuvre de référence car parfait mélange entre musique pop ludique faite pour danser, et arrangements bruitistes, originaux et complexes, issus des collages de la musique concrète. Trente ans plus tard, toute la scène de la musique électronique lui rend d’ailleurs hommage à travers une compilation de remix : Métamorphose : Messe pour le temps présent, avec des artistes reconnus comme Coldcut ou St Germain.


  • Evolution dans les années 70


  • Krautrock :

Ce mélange de cultures, cette assimilation de la musique savante occidentale par des groupes de rock, à leur façon, a aussi lieu à travers le mouvement Krautrock, en Allemagne au débuts des 70’s. Les groupes phares sont Can, Faust et Neu ! Mais aussi Amon Düll II ou Cluster…

Une seule grande plage de 44 minutes, sans titres, de nombreux passages enchainés sans temps morts, avec des ambiances très diverses, plus ou moins mélodieuses ou bruitistes.

Dans un style proche, écoutes recommandées de Aumgn, par Can (sur Tago Mago, 1971) et de Holger Czukay (Can) : Boat-Woman-Song (1969, sur la compilation OHM) :
Une boucle de musique orchestrale (cordes) et de voix de femme asiatique : beauté et dépaysement créés par la répétition et l’agencement de quelques boucles d’horizons différents. Sonorités habituelles aujourd’hui dans la publicité ou le cinéma, mais inédites à cette époque (musique world et / ou proto New-Age, en quelque sorte).

  • Minimalisme :

C’est un courant de la musique contemporaine, se développant surtout dans les années 70 aux Etats-Unis. Steve Reich en est l’un des principaux représentants. Il travaille sur la répétitivité, d’abord sur des déphasages graduels de boucles de bandes magnétiques, puis avec des instrumentistes à partir de 1967.

Ecoute recommandée : Different trains (2000) pour 48 cordes et bande pré-enregistrée
On y entend notamment des modulations de voix et de sons de trains…
Compilation hommage en 1999 : Reich remixed (Nonesuch, 1999) Sur le même principe que celle sur Pierre Henry, avec Coldcut, DJ Spooky, Howie B, etc.

On peut citer aussi, entre autres compositeurs, Terry Riley (musique répétitive) …

  • New-wave :

Le phénomène punk est assez peu novateur sur le plan de la technique musicale elle-même, alors qu’on y trouve une forte créativité dans les collages graphiques d’un anglais comme Jamie Reid (pour les Sex Pistols) et les collages vestimentaires de la créatrice de mode Vivienne Westwood. Elle et Malcolm McLaren (son mari, manager des Sex Pistols), se réfèrent beaucoup aux dadaïstes (voir le très riche ouvrage de Jon Savage, England’s Dreaming, sur l’influence de ce mouvement dans la culture populaire anglaise…). Seuls certains groupes comme The Clash évoluent vers une fusion de styles musicaux mais c’est déjà une autre période qui s’ouvre (forte influence du dub, puis de la scène new-yorkaise et du rap, en 1980 avec l’album Sandinista, qui contient sa part de collages…).

Le collage reste tout de même présent dans la « new-wave » (terme commode pour classer les groupes les plus hors-norme de l’époque) : quelques uns parmi ceux-ci utilisent toujours cette technique :

The Residents : Meet the Residents (1973) groupe mystérieux (aux membres anonymes) et new-wave avant l’heure, dans le look comme dans la musique.

« Ce groupe désacralisa les vaches sacrées de la pop music à l’aide de synthés kitsch et de bandes magnétiques manipulées. Il proposait des reprises délibérément affreuses de Nancy Sinatra, James Brown, des parodies sauvages de Georges Gershwin… »
(Modulations, p. 85)
Ecoute recommandée : N-er-gee (Crisis blues) extrait de Meet the Residents (1973). Il s’agit d’un détournement de Nobody but me, un standard pop américain des années 60. La pochette de l’album parodie un album des Beatles. On retrouve sans cesse chez eux ce coté iconoclaste et irrévérencieux du collage tel qu’initié dès le dadaïsme (une fois de plus).

Aux Etats-Unis toujours, on peut citer Talking Heads, pour l’excellent et ovniesque album Remain in light (produit par Brian Eno en 1980) qui utilise des rythmiques inspirées des musiques du monde (Afrique notamment) mais aussi des sons électroniques, créant un mélange sonore très original et séduisant.En Angleterre, le groupe Cabaret Voltaire tire son nom d’un lieu de réunion des premiers dadaïstes (puis titre d’un ouvrage du mouvement Dada, en 1916). Leurs premiers albums utilisent beaucoup de collages, musicaux mais aussi visuels, comme sur la pochette de The Voice of America (1980). This Heat, autre groupe, fort influencé par Faust, mélange des influences punk et krautrock. Ecoute recommandée de l’album Deceit (1982). Il faudrait parler aussi des anglais de Throbbing Gristle et de la scène industrielle, qui perpétuent l’art de collage à travers une partie de leurs travaux très expérimentaux…

Mais la new-wave évolue dès le début des années 80 vers l’utilisation des sons synthétiques. Le développement de l’électronique fini par permettre la diffusion en masse du synthétiseur. Cet instrument permet d’obtenir sur un seul et même clavier de nombreux sons d’aspects bien différents. Ce type de bricolage sur bandes magnétiques est donc plutôt éclipsé par l’apparition des synthés et des boîtes à rythme. Ils constituent en quelque sorte l’autre versant des musiques électroniques, par l’utilisation de sons synthétiques / électroniques et non pas réels / concrets…

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  • Howie B : Snatch (1999)
    Howie B : Snatch (1999)
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Messages

  • Bonjour j’ai beaucoup apprécié votre article : Du collage dans la musique. Je voudrais vous demander l’autorisation de le reproduire sur le forum de l’art du collage, en citant bien sur l’auteur et lien vers votre site. Avec mes remerciements pierre jean varet http://www.artducollage.com http://forum.artducollage.com

    • bonjour, désolé de répondre si tard ! c’est possible, oui (à quelques petites conditions sur les sources à citer...) me contacter, ou donner un contact, merci.

  • Un dossier spécial samples est paru dans le N° 221 de KR (Keyboards Recording ; juillet-aout 2007), un mensuel consacré à la technique du « home studio » et à la musique en général (rock, techno, pop...). Sur environ 12 pages, on y trouve toute l’histoire des sampleurs et des échantillons, depuis le début des années 80. C’est bien résumé et plus fiable techniquement que ce qu’on peut trouver dans le document ci-dessus ! Contenus : Au gré des formats : Depuis 1986, où l’intrusion des sampleurs Akai a popularisé l’emploi des sons échantillonnés, les bibliothèques n’ont pas cessé de croitre... (2 p.) Et le son entra en banque : Des 1ers sampleurs de la fin des 70’s aux colossales banques de ce début de 21e siècle, l’échantillonage a révolutionné notre manière de produire un grnad nombre de styles musicaux. Tour d’horizon de 30 ans de sampling. (3 p.) Au coeur du développement : (interviews - 1 p.) Des échantillons sur mesure : Les échantillonneurs prennent de + en + d’importance dans nos home-studios. L’alternative à l’exploitation des banques de samples est la création d’échantillons, une opération abordable. (4 p.) etc... www.keyboardsrecording.fr

    Voir en ligne : www.keyboardsrecording.fr

  • Merci Vieux Thorax pour cette référence au numéro de Keyboards recording que je ne connaissais pas et que je vais essayer de retrouver !

  • Hello ! Bravo pour ce bel exposé. Toutefois, un aspect de la démarche n’a pas été abordé : celui des droits. En effet, la SDRM rechigne fermement a autoriser le pressage de disques faits intégralement de collages. Et pourtant, dans le domaine des arts plastiques, le fait d’associer sur le même support divers éléments découpés/déchirés/« volés » ne semblent poser aucun problème. Je pense que cette situation montre à quel point l’art du collage sonore a du mal à être reconnu. Serait-ce le début d’un combat ?

  • Bonjour et merci. En effet, c’est un problème, cette position de la SDRM. En même temps, ça n’a pas empêché la sortie de nombreux disques connus (DJ Shadow, Fat Boy Slim, etc...). Espérons que tout ça évoluera dans le bon sens. Parallèlement, l y a aussi un autre phénomène : de + en + de choses ne sortent plus en disque mais seulement en téléchargement, et là, la SACEM et la SDRM semblent être « hors-circuit » (pour l’instant en tout cas)...

  • Bonjour Vieux Thorax, très bel article ! Baptiste @ http://www.myspace.com/baptman

  • Heureux d’être tombé sur votre site web. C’est fou que c’est complexe le monde de la musique ! Je trouve cela vraiment enrichissant de découvrir les différences entre toutes ces techniques. Je rencontre ces termes presque au quotidien en écoutant de la musique mais franchement je ne connaissais pas distinguer entre un mashup/ sample et autre. Le terme anglais pour ’collage’, est ce que ce serait ça qu’on appelle un ’mix’ ? Ou est ce que ce serait uniquement un diminutif pour remix ? Christian Pellerin Twitter : Christian Pellerin

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