Ayant pris la responsabilité de donner mon avis sur la fusion Yahoo !-Microsoft quelques heures après l’annonce de l’offre du numéro un du logiciel, je me dois de continuer à évaluer à chaud ce qui se cache derrière la suspension de l’offre par Microsoft intervenue ce samedi 3 mai.
Dans mon appréciation de la fusion (dont on retrouve une version retravaillée dans le numéro de mars du Monde Diplomatique), je plaçais deux points d’analyse :
- le marché de la publicité, et la nécessité pour Microsoft de contrer la domination de Google. Dans cette optique, Yahoo ! apportait deux éléments : sa force dans la publicité de bannières et son moteur de recherche qui permet d’associer plus précisément les centres d’intérêt du lecteur et la publicité.
- la mutation des logiciels vers le mode « software as a service » et le danger que cela représentait pour les produits de Microsoft. Ce dernier doit maintenant devenir un "acteur de l’internet" à part entière. Pour cela, il a besoin d’intégrer des spécialistes reconnus des techniques spécifiques du réseau (cloud computing, développement partagé, interface utilisateur au travers des navigateurs,...). Sur ce marché, Microsoft est concurrencé de toute part, mais spécifiquement par Google et Adobe (un acteur majeur trop souvent oublié dans les analyses qui se focalisent sur la publicité).
Ces deux éléments restent d’actualité. On aurait cependant tort de limiter l’opération à la seule dimension publicitaire.
Mais ces deux éléments sont aussi des forces centripètes dans le cadre d’une fusion.
- Yahoo ! continue à faire flèche de tout bois pour montrer que sa domination sur le marché publicitaire de marque peut s’étendre aux autres formes de publicité. Ainsi, Yahoo ! a racheté IndexTools, une société d’analyse marketing en ligne au début d’avril, en plein période de tension autour de l’offre de Microsoft. C’est aussi début avril que Yahoo ! a fait les premières démonstrations de AMP, son futur système de place de marché publicitaire, offrant une plus grande souplesse aux annonceurs et cherchant ainsi à rejoindre les forces de Google en ce domaine. Enfin, c’est Yahoo !-Buzz qui est largement promu en mars (http://buzz.yahoo.com/ ). Ce site s’inspire des sites de promotion par les lecteurs, comme Digg, mais évidemment décuplé par la « puissance Yahoo ! » un nombre de visiteurs largement supérieur en raison de la nature multiple du portail de Yahoo (depuis le shopping jusqu’à la recherche de pages web).
- les cultures d’entreprises diffèrent largement entre Yahoo ! et Microsoft. Et la fusion de ces deux structures aurait aussi un coût non négligeable (départ de chercheurs de chez Yahoo !, nécessité d’accorder des primes importantes pour garder les informaticiens clé...). Ce surcoût largement prévisible est certainement une des raisons qui incitent Microsoft à ne pas augmenter son offre sur Yahoo !
Or la quantité d’informaticiens de haut niveau disponibles sur le marché du travail est très faible par rapport aux besoins de cette industrie. Microsoft le sait, et sa capacité à maintenir dans son giron les ingénieurs de Yahoo ! est un élément essentiel pour lui permettre une nouvelle stratégie sur internet. L’autre fers au feu en ce domaine est l’action de Microsoft pour simplifier l’embauche aux Etats-Unis des meilleurs informaticiens de tous les autres pays (brain drain). Bill Gates a ainsi témoigné le 12 mars devant le congrès US pour l’assouplissement des règles dites « visas H-1B » pour que l’industrie étatsunienne puisse rester dominante dans les nouvelles technologies.
Ajoutons que les techniques pour développer des « data centers », et renforcer le « cloud computing » relèvent largement de compétences qui sont encore rares. Hébergée par la Fondation Apache, le système libre Hadoop permet la diffusion d’une « culture technique » adaptée aux formes nouvelles du combat industriel de l’internet. Or, s’il est basé sur l’algorithme « MapReduce » propriété de Google, Hadoop est soutenu par deux ingénieurs de Yahoo ! C’est aussi cette capacité créer avec la communauté du logiciel libre des outils fondamentaux pour les technologies en plein boom qui intéresse Microsoft. Chaque pas que cette entreprise fait en direction du logiciel open source est entravée par une manie de la « propriété intellectuelle », qui ne s’accorde pas avec les comportements et les objectifs des développeurs du logiciel libre (qui sont aussi souvent des employés d’entreprises, parfois même de concurrents qui trouvent intérêt à une « coopétition » pour créer de nouvelles avancées).
Yahoo ! serait ainsi une passerelle convaincante et pourrait instiller un peu de souplesse dans la structure de développement de Microsoft. Ce qui est essentiel, alors que Google et IBM, de longue date utilisateurs et contributeurs à Linux, font une opération commune pour doter les universités étatsuniennes de data-centers en mode nuage afin de leur permettre de former les étudiants à ces nouvelles techniques de parallélisation des logiciels.
Enfin, la question du contenu d’information plane aussi sur ce projet de fusion. Les moteurs de recherche ont tendance à se désintéresser des objets documentaires pour se focaliser sur la mise en relation et les bénéfices publicitaires associés. Or Yahoo ! est un moteur de recherche particulier : son histoire de premier « portail » de l’internet le fait aussi ressembler à un média, un « point d’accès » par navigation et pas seulement par recherche comme Google.
Or les tiers-larrons qui ont été convoqués dans la négociation sont aussi des systèmes de production de contenu ayant besoin d’exister comme vecteurs de mise en relation : Murdoch d’une part et AOL de l’autre. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit de se positionner dans le cadre de la « délinéarisation » des médias (on va lire/écouter/regarder telle ou telle émission ou document suivant des « aggrégateurs de programmes » et non suivant le flux régulier d’un média). Ce phénomène tend à s’accélérer avec les techniques du web dit 2.0 (flux RSS, dépôts de vidéos, intégration de vidéos ou d’information au sein des pages web, systèmes de promotion « sociale »,..). Chaque « article » ou « émission » devra trouver son lectorat en marge de l’audience générale de la (ou des) chaînes qui vont les diffuser. La recherche prend une place déterminante, le buzz aussi.
Yahoo ! n’a pas dit ses derniers mots dans ce domaine. Et Microsoft, qui n’a pas bonne presse sur l’internet, a besoin de se positionner rapidement sur ce terrain. D’autant que son propre moteur de recherche, Live Search, reste bien en deça des qualités de Yahoo ! ou Google. Selon son propre responsable, Brad Goldenberg : "Aujourd’hui, 40 % des requêtes sur Live Search ne trouvent pas de réponses". La fusion est une façon pour Microsoft d’incorporer dans sa sphère d’influence les médias tels News Corp. ou AOL,... grâce à une stratégie de recherche plus affinée, et ainsi de faucher l’herbe sous le pied à Google.
Pourtant, ce 3 mai, Microsoft a « jeté l’éponge ». Les prétentions de Yahoo ! ont été jugées excessives. Et l’idée de se lancer dans une OPA hostile, un instant caressée par Steve Ballmer, le PDG de Microsoft, a été abandonnée. Nous touchons là une des nouvelles situations liées au numérique et à la "société de la connaissance" : l’intégration d’équipes ne peut se faire que de façon volontaire. Aussi incroyable que cela puisse paraître aux financiers habitués à considérer les salariés comme quantité négligeable. C’est ainsi que Laura Martin, analyste financière a déclaré à Bloomberg News à propos du refus de la fusion par Yahoo : "This is management putting its employees and its job security ahead of current Yahoo shareholders’ interest".
Que va-t-il se passer maintenant ?
Trop tôt pour le dire, mais on sent bien que cette fusion est à la fois nécessaire à Microsoft et mal vécue par Yahoo ! et plus encore par son patron et fondateur Jerry Yang. Il faudra trouver un nouveau compromis. Soit accepter la crise de management de Yahoo !, avec vraisemblablement le départ de ses membres fondateurs, et certainement la perte sa culture d’entreprise... qui est pourtant une des choses dont Microsoft a besoin pour renouveler la sienne et faire face à la nouvelle situation de l’internet. Soit reposer la fusion dans un cadre élargi, avec une plus grande implication des médias et la naissance d’un nouveau type de puissance médiatique. La volonté de Time-Warner de séparer ses activités de producteurs de celle de diffuseur et le statut instable de AOL sont des indices rendant possible une telle opération. Et nul ne peut jamais prévoir où Murdoch va décider de frapper à nouveau sur la scène de l’internet.
Une chose me semble cependant certaine, c’est que le status quo ne pourra pas durer. Yahoo ! isolé serait sur une pente descendante... car Microsoft devrait évidemment trouver une solution de rechange qui marginaliserait rapidement une entité comme Yahoo ! Surtout au moment où sa propre stratégie est en pleine effervescence, comme souligné plus haut, mais aussi comme le montrent des initiatives telles que l’investissement de Yahoo ! dans le web sémantique (avec l’adoption des microformats et des vocabulaires tels Dublin Core ou FOAF) ou son adhésion en mars à Open Social, le consortium sur les réseaux sociaux lancé par Google en opposition à Facebook, ou encore sa promotion de openID pour gérer les identités sur le web.
Rendez-vous dans les mois qui viennent pour savoir ce qu’il en sera de la fusion Microsoft-Yahoo !, mais plus rapidement pour des mouvements tectoniques entre les autres acteurs majeurs.
Car le signal lancé par Microsoft en février, et le prix mis sur la table pour la transaction, ont aussi été le signal d’une grande opération de recomposition des méga-industries de l’internet. Et pas seulement de la publicité, qui si elle est importante en terme d’argent immédiatement mobilisé, ne peut suffire à expliquer ces débats, qui sont autant des stratégies globales, industrielles, culturelles et politiques, que des stratégies de captation d’un marché publicitaire, si grand et central soit-il.
Hervé Le Crosnier
Caen, le 4 mai 2008
texte diffusé sous licence Creative Commons by-nc
Messages
5 mai 2008, 10:58, par Claude Animo
Ces opérations de fusions et acquisitions, prouvent, s’il en était encore besoin, que l’avidité des intervenants est sans limite d’une part et qu’elle ne pourra jamais être satisfaîte d’autre part. Le modèle de partage de la connaissance, tel qu’il s’exprime de façon très imparfaite aujourd’hui, empêchera, de façon constitutive, à un nombre restreint de groupes de capter à leur profit cette richesse intellectuelle pour la transformer en manne financière.
D’une façon plus prosaïque, je suis certain que Microsoft saura, majoritairement seule, prendre le tournant d’un internet mettant l’emphase sur la distribution et la répartition des ressources. Sa culture d’entreprise ne fera pas obstacle à cette transformation. J’en veux pour exemple le processus historique engagé par IBM dans les années 70, qui a fait passer avec succés une organisation verticale de type fordien, à une organisation décentralisée horizontale sous les coup de boutoir d’une révolution épistémologique en marche. Cette transformation risquée, a été profitable à IBM, en partie grâce à l’intelligence de son personnel : techniciens, chercheurs (de nombreux prix Nobel parmis eux) et ingénieurs aussi, qui, majoritairement ont sû prendre un tournant qui n’allait pas de soi.
Enfin je terminerai en faisant remarquer que certes, l’algorithmique est importante, mais qu’elle est largement maitrisée par l’ensemble des intervenants.
Paradoxalement ce qui compte, et qui a toujours compté à mon sens, c’est le tour de main (pris au sens large) qu’aucun brevet ne pourra jamais codifier et qu’une organisation même importante mais agile saura retrouver.
Claude Animo