« Un an après Prison Valley, D. Dufresne revient sur l’avenir du webdocu »

Par David Dufresne, 8 avril 2011 | 1055 Lectures

Le 7 avril dernier, David Dufresne fêtait le premier anniversaire de Prison Valley en tirant un premier bilan de son webdocu. Quelques semaines après, le cadeau était annoncé avec un (nouveau) prix, puisque Prison Valley a remporté le premier prix interactif du prestigieux World Press Photo !

Un an déjà qu’il a lâché sa bombe en ligne, avec son comparse Philippe Brault. En 2010, David Dufresne présentait Prison Valley, le webdocu qui imposé ce nouveau format éditorial en France. En 2011, tout le monde ou presque veut se frotter à ce nouveau genre. David Dufresne, lui, a lancé son «  labo naratif » (à consulter de toute urgence) et bosse déjà sur plusieurs projets novateurs, dont un webdocu sur internet lui-même, en collaboration avec Jean-Marc Manach et Owni... Vous salivez déjà ? C’est normal !

Un an après, un premier bilan de Prison Valley ?

David Dufresne : Ah, ah… Alors, ça, c’est à Arte et à Upian de parler chiffres… Comme promis, nous donnerons d’ailleurs le bilan exact, d’ici quelques semaines. Nous voudrions attendre la date anniversaire de la mise en ligne et, peut-être, un ou deux événements importants. Je peux vous dire que le nombre de visiteurs se chiffre en centaines de milliers et que le nombre de vidéos est à multiplier.

La grande nouvelle, c’est que parmi les gens qui se sont inscrits pour visionner Prison Valley, 21% sont allés jusqu’au bout du récit, soit 59 minutes. Preuve que le long format peut fonctionner sur le Net, contrairement à ce que beaucoup affirment… Aujourd’hui encore, le site Prison Valley reçoit beaucoup de nouveaux visiteurs chaque jour (principe de longue traine). Sincèrement, nous étions les premiers surpris par ce phénomène qui, si on y regarde de près, change la donne sur bien des points (durée de vie d’une œuvre, implication de l’équipe, gestion à long terme de l’interactivité, etc). Par ailleurs, nous sommes heureux d’avoir vu plusieurs débats naître dans les forums, et quelques tchats qui ont rencontré un succès certain, notamment celui avec Jean-Marie Bockel, à l’époque secrétaire d’Etat à la Justice. De lire de femmes de détenues parler directement à un ministre de leurs déboires, de leur difficulté à vivre, à passer du linge propre ou des livres à leurs maris, c’était quelque chose. Sans oublier, bien sûr, des rencontres multiples depuis la sortie du webdoc, des festivals dans le monde entier, ou des projets fous comme une projection possible de Prison Valley dans une célèbre Centrale de la région parisienne...

21% des internautes de Prison Valley sont allés jusqu’au bout du récit, soit 59 minutes. Preuve que le long format peut fonctionner sur le Net, contrairement à ce que beaucoup affirment

Un tel webdocu coûte cher à produire, comment avez-vous financé Prison Valley ?

David Dufresne : Au départ, Philippe Brault et moi étions partis pour un projet plus modeste, une sorte de diaporama sonore. Mais quand on a saisi la richesse du sujet une fois sur place, et combien notre producteur, Upian, y croyait, on a évolué vers le programme que vous connaissez. C’est dire combien Prison Valley est, réellement, le fruit d’une équipe. Et de quelques esprits un peu fous pour y croire, comme ceux de Sébastien Brothier (Upian, designer, vrai troisième réalisateur de Prison Valley) ou Alex Brachet (Upian)… Notre budget final est de 240 000 €, dont 110 000 € provenant du CNC (Centre National du Cinéma) et 60 000 € d’Upian, qui a misé gros. Le reste est venu d’Arte. En somme, un budget confortable de documentaire télé. Il est à noter que plusieurs webdocumentaires étrangers ont coûté jusqu’à quatre fois plus, et d’autres quatre fois moins. Tout est possible.

Prison Valley est-il une exception ou est-il réellement possible de trouver des financements aujourd’hui pour produire des webdocus ?

David Dufresne : Aujourd’hui, la Scam (Société civile des auteurs multimédia) propose une bourse d’écritureaux auteurs. Le CNC a depuis un certain temps créé une commission appelée « Nouvelles écritures et nouveaux médias », qui joue véritablement le rôle de labo et de levier. Régulièrement, cette commission se réunit et étudie des dossiers de demande de subvention. Un fonds automatique pour certains producteurs web vient d’être mis en place par ce même CNC. Il y a donc une réelle possibilité, mais il faut vraiment soigner la note d’intention de son projet. Les membres de la commission doivent sentir que vous choisissez le web par choix, par volonté, et non par défaut. D’une manière générale, tout est là : comment on considère le web, comment on s’y inscrit. Autres sources de financement : certains sites de presse, pure players ou non, et bien entendu certaines chaînes de télé : Arte en tête, France télévision, Canal +. Enfin, il reste des partenaires privés comme Orange ou d’autres ; ainsi que plusieurs ONG. Reste à établir très clairement dans ces derniers cas qui a le final cut. Sinon à quoi bon parler de documentaire, de regard, de travail d’auteurs. Personnellement, il me semble crucial de rester vigilant sur ce point. La tendance à mettre le mot #transmédia, #crossmedia, #patatemédia ou #webdoc à des programmes qu’on aurait qualifiés, il n’y a pas si longtemps, de « films d’entreprise » est à cet égard éloquente. Et, en quelque sorte, inquiétante.

Le succès de Prison Valley t’a-t-il donné envie d’être toi-même producteur de webdocus ?

David Dufresne : A dire vrai, je laisse aux producteurs la délicate tâche de… produire. J’en m’en garderai bien ! Je préfère rester dans l’écriture. D’où le lancement de DufLab.com, à la fois maison de conception et lieu de veille des nouvelles narrations.

Je viens tout juste de terminer l’écriture d’un webdocumentaire, à propos d’une affaire politico-judiciaire française avec un traitement web qui, j’espère, sera novateur. Il y sera également question de la fabrication de l’information, de ce qu’est devenue l’investigation. J’ai également commencé à travailler avec deux sociétés de production montréalaises. La première pour concevoir un site qui accompagnera la sortie en salles d’un doc. Et la seconde pour penser avec elle un dispositif de webdocumentaire proprement dit. Enfin, avec Owni et Jean-Marc Manach, nous bossons sur un autre projet de webdoc directement lié à Internet.

Y-a-t-il un avenir durable du webdocu, tant sur le plan éditorial qu’économique ?

David Dufresne : J’en sais foutrement rien ! Au sens où, pour l’heure, durable et webdoc me semblent quasi... antinomiques. Nous vivons une période d’une richesse incroyable, en termes de liberté, d’écritures, d’invention, de tatônnements, d’erreurs, de trouvailles, de réinventions. Personnellement, ceci me suffit pour me lancer dans l’aventure à corps perdu. Nous verrons bien la suite des événements. Il me semble que sur le plan éditorial, les nouvelles écritures ont tellement à nous donner, à nous apprendre, à nous montrer, qu’elles ont déjà gagné. Il est grand temps que l’information, au sens large, se renouvelle. Que le cinéma explore de nouvelles voies. Que les échanges fusent. Que l’open source devienne centrale. Que les réseaux sociaux servent à autre chose que j’aime/j’aime pas. Etc.

Y’a-t-il de la place pour le webdocu en PQR ? Les expériences sont encore modestes, mais se multiplient...

David Dufresne : Il y a de la place pour tout le monde ! Je suis cependant moins enthousiaste, je dois le dire, qu’ Erwann Gaucher sur ce point... Peut-être les webdocs de PQR ne devraient-ils pas penser uniquement « local », comme on l’a plutôt vu jusqu’ici, mais réfléchir à la façon dont un événement hyper-local peut s’inscrire dans un univers hyper-mondial.

Si on prend l’exemple de Prison Valley, nous partions d’une situation locale, l’économie carcérale d’une vallée du Colorado, pour proposer à qui veut de débattre du rôle de la prison et des conditions de détention, sujet qui concerne le monde entier, et notamment la France — dont on sait l’état déplorable des geôles. Concernant les réticences, je retournerais le propos : le rôle des journalistes est d’apporter des idées, de ramener des histoires. C’est aux décideurs de trouver des financements. A chacun de réinventer son métier, sa façon de l’exercer.

Certains sujets purement locaux mériteraient pourtant un webdocu. Viser une audience régionale ne suffit pas ?

David Dufresne : Si, si, bien sûr. On peut écrire de beaux programmes avec des idées simples. Les QR Codes, par exemple, auraient tout à fait leur place dans des webdocs de presse régionale. Un programme comme La Commune de Paris a ouvert la voie. On peut aussi envisager des débats in situ — dans une ville, lors d’un événement, etc. — qui seraient ensuite intégrés dans un programme. Bref, jouer sur les allers/retours local/mondial ; région/internet.

Tout doit servir l’histoire. Le design, le développement, le code informatique, tout doit incarner l’histoire que l’on raconte. Ce n’est pas juste du Flash, des vidéos, un commentaire, des archives, ou du HTML 5. C’est un tout.

Quelle est la première chose à faire quand on veut se lancer dans un webdocu ?

David Dufresne : D’abord, se poser cette question : « quelle est l’histoire que je veux raconter ? ». Puis : « quel est l’intérêt de l’écriture web pour la raconter » ? Si la meilleure façon de raconter une histoire magnifique est le texte, alors il n’y a pas d’intérêt à réaliser un webdocumentaire. Concernant la forme narrative à adopter, on peut trouver l’inspiration dans des tas de domaines, dans les jeux vidéo, dans les séries télés, au cinéma, dans les romans, dans un collage Dada — partout. Mais à la fin, il restera ceci : qu’ai-je voulu raconter ? A mes yeux, tout doit servir l’histoire. Le design, le développement, le code informatique, tout doit incarner l’histoire que l’on raconte. Ce n’est pas juste du Flash, des vidéos, un commentaire, des archives, ou du HTML 5. C’est un tout.

On parle de plus en plus de l’influence du jeu vidéo dans les formats narratifs et notamment sur le web, qu’en penses-tu ?

David Dufresne : Un livre américain, Newsgame, a largement abordé cette question. Le Monde a annoncé récemment préparer un programme allant dans ce sens. Il est clair que la gamification, ou la ludologie, est en train de gagner tout un tas de secteur. L’éducation, par exemple. Ou, donc, l’information. Evidemment, tout cela ne se fera pas sans risque. Et c’est justement ça qui est passionnant : comment utiliser les codes du jeu (vidéo, ou pas, d’ailleurs) pour renforcer notre propos ? C’est ce que nous avons voulu proposer avec Prison Valley : s’inspirer des jeux en réseaux sans jamais tomber dans le ludique. Maintenant, réduire le genre webdoc à la seule gamification serait une impasse. L’heure est au défrichage. Pour ceux que la question de la narration ludique intéresse, le blog d’Eric Viennot est une mine.

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Prison Valley

Prison Valley nominé au World Press Photo 2011

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