Avec les warlogs, la guerre de l’info a — enfin — pris une nouvelle tournure. Le métier redevient passionnant. Même si l’issue, comme dans toute guerre, est foutrement incertaine. Ces warlogs sont ni plus ni moins un acte fondateur comme, en son temps, l’embuscade tendue par le Drudge Report. Avec une nuance, de taille : entre une connerie de cigare présidentiel et une saleté de guerre, il y a un monde. Ce monde, c’est quinze ans d’informations sur Internet, et c’est cette histoire de warlogs, proprement sidérante.
Récapitulons.
Une nouvelle forme d’informateurs
A la base, l’organisation Wikileaks. Une drôle d’entité. A la fois la source, le relais et le co-diffuseur d’informations sensibles. Jusqu’ici, Wikileaks s’était fait connaître en publiant des révélations refusées parfois par des titres, disons, institutionnels. Dans le cas des Warlogs, c’est l’inverse : Wikileaks est le fournisseur. La logique est inversée, le journalisme bientôt bouleversé.
Dans les troupes de Wikileaks, on retrouve un personnage charismatique, comme il se doit, l’australien Julian Assange, son porte-parole ; sorte de leurre people malgré lui, tête d’ange et calme fou, qui permet à toute une équipe de travailler dans le secret et l’anonymat. Une équipe composée, entre autres, de journalistes. Assange lui-même, et ça compte, si l’on veut observer les bouleversements de la corporation, vient « du journalisme papier », comme il l’a rappelé hier lors de sa conférence de presse. La relation à cette nouvelle forme d’informateurs, la génération wiki, venue de l’open source et revenue (probablement) du reste, risque bien de modifier certaines méthodes de travail pour tous ceux dont informer est le métier.
Victoire du « slow journalism »
Un des faits d’armes de cette bataille de l’info, c’est évidemment l’embargo imposé à trois des plus prestigieux titres de la presse mondiale. En effet, le New York Times, le Guardian et le Spiegel ont accepté — chose inédite — de travailler ensemble et en silence ; et d’attendre le 25 juillet pour faire feu, au moment même où Wikileads mettait en ligne ses documents. Le Guardian a ce mot, étonnant, dans le monde ultra-compétitif dans lequel la presse se débat : les journaux en question et Wikileaks ont scellé une « joint venture ». La masse d’informations à traiter impliquait une telle solidarité.
Jusqu’ici, cette solidarité se voyait parfois sur le terrain, entre deux reporters copains ; ou entre télévisions (pour des raisons techniques : satellites, lumières, batteries, K7) ; mais jamais à ce niveau, et jamais sur cette durée, jusqu’à dimanche.
Plus notable encore, cette alliance est aussi la marque du slow journalism, le journalisme lent, calqué sur le mouvement slow food, celui qui prend son temps, qui recoupe, qui évalue, pèse, doute, soupèse, et re-doute. Il faut des nerfs, ne pas craindre les fuites aux fuites, les tirs amis de la concurrence. Sur ce coup, le New York Times, le Guardian et le Spiegel ont été magistraux.
Dès la publication des warlogs, les deux premiers s’expliquaient d’ailleurs. Ils faisaient du méta journalisme, comme c’est devenu désormais l’usage, depuis l’irruption du Net comme aide logistique à la critique des médias. C’est ainsi qu’un rédacteur en chef du NY Times nous apprend que son journal « a passé près d’un mois à fouiller les données à la recherche d’informations et de tendances, les vérifiant et les recoupant avec d’autres sources. » Il ajoute que « Wikileaks n’a pas révélé la manière dont il a obtenu les fichiers, pas plus qu’il n’a été impliqué dans le travail journalistique des entreprises de presse ». Au détour de ce making of salutaire, on apprend aussi que chacun a pris ses responsabilités : la Maison Blanche, mise au parfum par le New York Times, qui légitimement lui demandait sa version des faits, a exhorté WikiLeaks à ne pas rendre publics des documents qui auraient pu nuire à la sécurité des troupes présentes sur place. Ce qui a été fait. On notera au passage le fair-play du bureau ovale (qui ne pouvait, de toutes façons, que constater les dégâts) : pas de pré-fuites, pas de diversion ante-publication, comme c’est bien souvent le cas en France.1
Pour être complet, le slow journalism existait avant le slow journalism. Le New Yorker en est l’illustration parfaite, voir le portrait fleuve de Julian Assange publié en juin.
Lignes de front et Grande Chasse A La Donnée Brute
Depuis dimanche, deux écoles s’affrontent. Comme de juste, en pareil cas. Ceux qui s’interrogent sur la source, ses méthodes, sa « stratégie bien rôdée », ses relations, son « opacité », comme pour mieux la dévaluer si besoin était. Et ceux qui embrayent, et répercutent l’information, de plus ou moins bonne grâce.
Mais avec les warlogs, un fait nouveau apparaît aux yeux du grand public. Ce fait, c’est le data-journalism. « J’admets, dit ainsi Roy Greenslade, de la City University de Londres, que j’ai longtemps défendu l’idée que les sources sont l’âme du journalisme. Mais j’ai rejoint le point de vue selon lequel les données sont plus précieuses [...] Wikileaks, tant d’un point de vue éthique que pratique, est le produit du nouveau paysage médiatique qui permet une plus grande transparence et une responsabilité accrue comparée au passé. »
En rendant publiques les données, l’équipe de Wikileaks permet en effet à tout un chacun de s’en saisir. Dans le monde entier, des gens, des blogs, des journaux, ont commencé à scruter, à s’intéresser aux fiches, à les recouper. C’est la nouvelle école. D’autres, dans un même élan contributif, se sont mis à plusieurs pour retranscrire sur un Google Doc la conférence de presse londonienne de Julian Assange (lundi après midi).
Dans le genre, en France, Owni.fr est immédiatement monté au front. Dès lundi matin, le site français de « journalisme digital » lançait une opération spéciale. Une vingtaine de personnes, dont une dizaine dans ses bureaux parisiens, se sont retrouvées autour d’un projet commun : dépiauter les données, et notamment celles qui concernent la France. Un travail de titan rendu public au fur et à mesure des avancées, et mieux que ça encore : une application doit être proposée dans les prochaines heures (cf. copies d’écran) à quiconque voudra participer à la Grande Chasse A La Donnée Brute2. Objectif de cette application : « Montrer aux utilisateurs la réalité de la guerre en Afghanistan en leur donnant accès aux communications de l’armée US publiées par Wikileaks. » Comme le dit Nicolas Kayser Bril d’Owni.fr : « je crois qu’on a arrêté de se positionner par rapport aux médias classiques ;-) Nous sommes en concurrence pour produire du journalisme de qualité. Nous n’utilisons pas les mêmes outils et nous n’avons pas forcément les mêmes ambitions en termes de satisfaction des utilisateurs (dans le sens où l’on ne cherche pas à leur dire quelque chose, mais à ce qu’ils apprécient nos contenus). »3. Slate.fr, Le Monde Diplomatique et d’autres publications, y compris non françaises, pourraient partager ce partage.
La Vieille presse AVEC Internet
(ou la consécration du fanzinat)
L’affaire des warlogs n’aurait, évidemment, pas eu le même retentissement sans l’alliance presse écrite/internet. Selon Libération, « cette stratégie permet à Wikileaks de jouer sur deux tableaux : elle donne d’abord un retentissement bien plus important à son travail, mais lui permet également de se « protéger » des remontrances de l’administration américaine. »
Pour d’autres, l’accord Wikileaks et NY Times/Guardian/Spiegel signe que l’information sur Internet a encore besoin de béquilles — et tous les pure-players vous le diront : sans ce qu’on appelle des « reprises » de leurs informations (par l’AFP, sur les matinales radiophoniques, par des télés ou des journaux), les pure players ont encore du mal à se faire entendre, du moins de ce côté-ci de l’Atlantique.
L’ampleur des warlogs balaye ces deux réserves. C’est en effet bien plus que la recherche d’un adoubement, et bien moins qu’un signe d’impuissance, que révèle cette alliance. C’est tout simplement l’avenir de l’information qui se joue en direct. D’un côté, l’avènement du Net ; de l’autre l’intelligence de quelques rédactions qui saisissent que la donne a changé.
Hier, lors de sa conférence de presse londonienne, Julian Assange a précisé les dessous de l’opération. Un, il n’y a eu aucun accord commercial entre les parties. Deux : « nous ne pouvions évidemment pas avoir une coalition journalistique trop importante... Alors, nous nous sommes focalisés sur trois ou quatre médias. Nous pouvions réellement nous réunir dans une même pièce et nous mettre d’accord sur toutes les conditions [de publication]. Et pour faire simple, à l’exception de certaines publications en français, les trois meilleurs journaux d’investigation papiers sont The New York Times, Der Spiegel, et The Guardian. »
D’une certaine façon, la victoire du Wiki est une nouvelle étape dans ce que j’appelle l’avènement du fanzinat — et, à mes yeux, rien n’est plus beau que ces publications passionnées venues du rock et du polar dans les années 70. Avènement du fanzinat ? Absolument. Il suffit de voir les tailles des rédactions et les chiffres de ventes, se réduire sans cesse, dans le monde entier. Il suffit de lire les interviews de Julian Assange, animé par cet esprit indie rock. Il suffit de constater comment, aujourd’hui, l’information circule ; comme avant le Rock se propageait : do it yourself et compagnie ; un garage band peut devenir Nirvana. Ou plus exactement : l’un et l’autre, c’est la même chose. On passe de l’un à l’autre, sans se soucier des chiffres d’affaire. Seule compte l’info, comme avant le son. Fanzinat, aussi, que ces coûts réduits de publication qu’offre Internet, et l’imagination au pouvoir portée par certains (pas assez, hélas). Cf. point suivant.
Une carte de l’information redessinée
C’est haut la main le Guardian qui a poussé le plus loin l’intégration du Net dans son travail (profondeur et stockage des données ; orchestration visuelle ; interactivité, etc). Sa carte des warlogs est un modèle du genre, un char d’assaut interactif, probablement l’arme de données massives la plus efficace jamais mise en ligne. Pour les tenants du data-journalism, c’est beau comme l’invention de la poudre à canon. Au téléphone, un ami me disait hier soir : « cette carte, c’est la mort de la presse papier, et c’est plus efficace que la télé ». Ce qu’il y a de bien dans les amis, c’est quand ils pensent plus loin que vous.
Avec sa Googlemap, ses points colorés (tirs amis, tirs afghans, victimes civiles, etc), qui renvoient à des dates et ces dates à des fiches (les fameux logs, ici 300 géolocalisés), le Guardian fusionne ce qu’il est — le rigueur même — avec l’inventivité de l’outil et de l’époque.
Chapeau et casque bas.
1Maj 29 juillet 2010 : On lira quelques nuances sur ce dernier point dans les forums ci-dessous.
2Cette « application d’enquête contributive européenne » est en ligne depuis mardi 27 juillet, 16h, soit deux heures après la publication de cet article. Elle est disponible sur owni.fr
3correspondance email du 27 juillet 2010 avec Nicolas Voisin et Nicolas Kayser Bril, d’Owni.fr
Messages
27 juillet 2010, 15:46
Bonjour,
Petite précision concernant la carte, ce procédé a déjà été utilisé par un data journaliste, Shahidul Alam, pour décrire les exactions commises au Bangladesh par la Rapid Action Battalion, cf. http://www.shahidulnews.com/crossfire/
Cordialement
27 juillet 2010, 17:00, par Martin
intéressante l’analogie avec le fanzinat c’est réjouissant ce qui se passe crise de jalousie du Monde, en revanche, pas très élégante
27 juillet 2010, 19:40, par des pas perdus
Comme le précédent commentaire, j’aime bien l’analogie avec les fanzines... Les Inrocks n’ont pas su définir des limites pour préserver leur indépendance.
28 juillet 2010, 08:23, par M a n u
Sur Presseurop
Après la publication par Wikileaks des documents secrets sur la guerre en Afghanistan, deux conclusions sont possibles, constate la Berliner Zeitung : « A) Nous avons besoin de plus de temps qu’annoncé publiquement pour mater le pays. Donc nous devons rester plus longtemps, avec davantage de troupes. B) Nous n’avons pas atteint nos fins ces dernières années. Nous n’allons pas plus réussir dans les années à venir. Il nous faut donc partir au plus vite. »
« Il est possible que ces rapports aient désormais touché le public, pour lui suggérer la première conclusion. La source de Wikileaks n’est peut-être pas si éloignée du gouvernement américain qu’on a voulu le croire dans un premier élan d’enthousiasme », écrit le quotidien en évoquant l’idée que « nous sommes utilisés pour créer un climat propice à l’annonce du retrait. » Mais dans cette « jungle des intrigues », la vérité reste insaisissable, remarque la Berliner Zeitung car l’opinion publique pourrait aussi bien opter pour la conclusion B. « En tout cas, le jeu avec le public est dangereux pour tous les acteurs. Le public, ce n’est personne d’autre que nous », rappelle le quotidien, et faute de savoir comment agir, l’opinion a tendance à « renoncer à la vérité pour laisser faire les puissants ».
29 juillet 2010, 11:30, par davduf
Sur cette question, Libé écrivait hier :
« Sur un point tout de même, les relations avec le Pakistan, ces fuites pourraient peut-être aider l’administration Obama. En montrant comment de nombreux officiers pakistanais ont gardé contact avec les insurgés et auraient même planifié des attentats avec eux, ces documents aideront à accroître la pression sur Islamabad, veut-on croire à Washington. »
Source : http://www.liberation.fr/monde/0101649245-naufrage-afghan-la-fuite-en-avant
28 juillet 2010, 13:07, par Luc
Curieuse notion que celle de « slow journalism » (mais il est vrai que l’époque est friande d’anglicismes bien marketés), est-ce qu’il ne s’agirait pas plus simplement de journalisme tout court, voire lorsque accolé au « data journalism », d’un bête (mais salutaire) retour aux fondamentaux.
C’est une perversion du principe même du journalisme que ce concept du média « producteur » de l’info. Par essence l’info existe indépendamment du média, et le rôle du journaliste est juste (mais c’est énorme) de la rendre visible d’abord, compréhensible ensuite. Entre lire et comprendre il y a un abysse, surtout aujourd’hui.
Nous vivons actuellement une époque ou « les choses » vont plus vite que l’éducation à les décrypter. Il y a quelques décennies, le monde était à peu près immobile (j’ai bien dit à peu près) et le cours des choses suivait une trajectoire relativement rectiligne ou, à minima, relativement prédictible (ça existe ça comme mot ?).
Nous sommes aujourd’hui ensevelis sous un déluge d’informations que rien ne nous a préparé à décrypter, ce qui aurait du redonner au journalisme ses lettres de noblesse. Au lieu de ça le susnommé s’est perdu dans des pantalonnades dont il paie aujourd’hui le prix fort. Pour autant l’exposition brute de cette myriade de faits ne me semble pas présenter une révolution majeure. Entre ne rien savoir et me voir balancer bruts des éléments que je ne suis pas forcément en mesure de comprendre, la frontière est relativement mince. Entre ne rien me dire et me dire des tas de choses que je ne comprends pas, la frontière est très mince.
Je serais donc moins enthousiaste que toi. Précisément parce que le « data journalism » faisant monter d’un cran le déluge d’informations, fait par ricochet monter d’un cran la difficulté à les décrypter, et donc représente un terrain rêvé pour les manips de tout acabit.
Plus tard (on peut rêver) si le journalisme (qu’il soit électronique ou Gutemberique, je ne vois pas trop la différence) se remettait à faire vraiment son boulot, alors cool, nous nous verrions revenus au fondamentaux de ce que le journalisme n’aurait jamais du cesser d’être, quelques vingtaines d’années en arrière, après un détour que nos enfants évoqueront en rigolant, mais nous n’en sommes pas encore là.
Sur l’Afghanistan plus précisément, il n’y a pas besoin de monceaux de docs pour comprendre. Il y a quelques années (à l’époque c’étaient les russes qui s’échinaient à mater ces rebelles d’Afghans) la BBC avait diffusé un docu absolument formidable. Une équipe s’était rendue sur un poste avancé complètement perdu dans les montagnes russes et les soldats (jeunes) expliquant sans retenue leur désarroi, leur incompréhension de cette guerre qui n’est pas la leur et dont ils ne voyaient ni l’utilité ni la légitimité ni l’objectif réel.
Un type de MSF a publié il y a 10 ou 20 ans un bouquin sur l’Afghanistan qui permet asse de comprendre pourquoi ces guerre d’aujourd’hui n’ont pas de sens et ne peuvent pas en avoir etc etc… Bref avant le « data journalism » il y avait le « vécu journalism » qui n’était pas mal non plus.
Je n’avais pas lu le commentaire sur le « Berliner Zeitung » et il reflète assez ce que je pense.
Amitiés Luc
29 juillet 2010, 11:17, par davduf
Bonjour Luc,
Merci pour ta longue réaction. Qui appelle quelques précisions :
* bien sûr, le slow journalism est ni plus ni moins du... journalisme. Il y avait un peu d’ironie dans mon article à ce sujet, quand j’écrivais « Pour être complet, le slow journalism existait avant le slow journalism. » Néanmoins, je ne crois pas du tout comme toi qu’il s’agit là d’un truc de marketing. C’est au contraire un mouvement de fond, certes minoritaire dans les temps présents, mais bien un mouvement. En tout cas, une vision du métier. Elle n’est ni la seule, ni la première, ni la dernière, et elle ne saurait supplanter les autres. N’empêche : la course au buzz dans laquelle on nous entraine et/ou dans laquelle nous nous entraînons mérite sérieusement un coup de frein.
* jusqu’aux warlogs de Wikileaks, je n’étais pas forcément un chaud chaud partisan du data-journalism. Du moins comme seul journalisme de démain, qui dépasserait les autres. Mais force est de constater les choses : avec les warlogs, tout a changé. Quelque chose s’est passé.
* le reportage ? Bien sûr, bien sûr, c’est pour moi LE terrain du journalisme, y compris d’investigation. Mais là encore, il ne saurait être auto-suffisant. L’arrivée du data-journalism pourrait bien le modifier — en le rendant meilleur ?
Bien à toi, David
29 juillet 2010, 11:36, par davduf
Sur la question slow journalism / data journalism, cf aussi les débats (commentaires) : http://www.agitateur.org/spip.php?breve1076
28 juillet 2010, 13:31, par e-fernandes
Votre article a le mérite de faire une autocritique saine à l’égard de la presse française. Les médias français ont perdu leur indépendance, leur courage, et ça se voit à l’étranger. L’initiative Wikileaks-NYTimes-Guardian-Spiegel est très réussie parce qu’elle ose dire et elle utilise les innovations du web-journalisme avec beaucoup de justesse. Il faut aussi remarquer que par rapport à la liberté de l’opinion publique c’est une démarche qui fait confiance au discernement des lecteurs. Je suis sûre que l’expérience de Wikileaks aurait été moins déontologiquement correcte si le site avait invité des médias-internet qui imposent le paywall et pratiquent le journalisme en vitesse.
29 juillet 2010, 14:21, par Benoit Perrier
Remarques sur l’analogie avec le fanzinat (antépénultième paragraphe) : causalité et sémantique.
Causalité : le fait que les moyens des rédactions classiques diminuent n’implique pas que ceux des entreprises journalistiques citoyennes augmentent. Pourtant dans cet (excellent) article, je saisis l’argument suivant : « le fanzinat palliera le désengagement des rédactions ». Or, si, idéologiquement il a ma sympathie, il n’est pas nécessaire qu’il sera vrai économiquement. Si wikileaks peut, par son fonctionnement (et encore…), évoquer le fanzine de musique ronéotypé, je doute que – quelles que soient les économies qu’apporte notre monde 2.0 – les coûts qu’il engendre soient proportionnels. Si donc j’appelle de mes vœux que le désengagement des rédactions soit pallié, je ne suis pas sûr qu’il suffise pour cela d’une photocopieuse et de ciseaux.
Néanmoins, encore une fois, l’idée a ma sympathie et, de plus, le gigantisme de la masse de données en jeu ici (et donc le coût à la fois humain et matériel de leur pré-traitement) en fait sans doute un exemple atypique de par sa disproportion.
Sémantique ensuite : je dégage un second argument : « aujourd’hui, l’information circule comme avant le rock se propageait […] On passe de l’un à l’autre, sans se soucier des chiffres d’affaires. Seule compte l’info, comme avant le son. » Si d’aucuns (infojunkies, citoyens concernés) passent de l’un à l’autre, effectivement, il me semble qu’une bonne part de ce post montre, au contraire, que – poursuivons l’analogie – il n’est de loin pas inutile pour les défenseurs des Ramones locaux de conclure des alliances avec des gros promoteurs, une chaîne de magasins de disque ou une radio régionale (NYT/Guardian/Spiegel, la conférence de presse, les agences).
Je pinaille sans doute, mais ça ça n’est pas un « avènement du fanzinat », c’est un « avènement du fanzinat en tant que participant au système ». C’est la distinction (excessivement mince, j’en conviens) entre « installation/établissement/intronisation » et « avènement ».
Bon, à part ces détails relativement accessoires, l’article est excellent, merci beaucoup ! Le passage sur la carte du Guardian comme élément le plus saisissant m’a fait tellement plaisir, j’ai véritablement eu un vertige quand je l’ai découverte. Ma surprise quand j’ai cliqué sur un des liens d’incidents contenus dans le texte des articles ! Cordialement. BP
note : ce commentaire est une version éditée d’un long tweet (si, ça existe) envoyé dans le cadre d’une conversation David Dufresne. Dans l’ordre, mes tweets originaux, sa réponse, et enfin le long tweet en question (et, accessoirement son incitation à le soumettre ici).
29 juillet 2010, 14:34, par davduf
Cher Benoit,
D’abord, merci pour ce passionnant commentaire. Ensuite, et j’en suis navré, le temps me manque vraiment pour y répondre mais j’espère que d’autres le feront. Néanmoins, je voudrais rebondir sur un de vos passages, celui où vous écrivez :
Je rebondis pour vous dire que votre « pinaillage » est non seulement utile, il est... juste. Et il me fait penser qu’en effet, l’époque a changé — fort heureusement, nous ne sommes pas obligés de bégayer sans cesse. Par « avénement du fanzinat », je voulais dire que son esprit et son économie sont en train de toucher ce qu’avant, à l’heure des Ramones, nous appelions les médias établis/institutionnels. Il ne s’agit donc plus de savoir comment les fanzines vont supplanter la presse établie (vieux rêve inachevé d’alors) mais plutôt en quoi la redistribution des moyens peut engendrer, ou non, de nouvelles pratiques.
Encore merci.
31 juillet 2010, 13:42, par narvic
Salut DavDuf
Bien des choses à dire et commenter sur ton analyse (trop long ici, je tâcherais de le faire ailleurs plus tard). Je m’arrête juste sur un point : l’utilisation récurrente dans cette affaire de la nouvelle rengaine à la mode du « datajournalism » (ça fait toujours mieux en anglais). On est donc censé parler dans cette affaire de traitement automatisé de « données brutes » (tu utilises toi-même cette formule).
Mais où sont-elles, les « données brutes » ?
Comme le signale le chercheur Thibaut Thomas, sur Libé :
On est en train (certains, à Paris en ce moment, surtout) de faire du « datajournalism » un nouveau concept fourre-tout, une véritable mélasse dans laquelle on met tout et n’importe quoi. Mais ça fait un superbe slogan markéting, ça donne une apparence de modernité. Ça peut servir d’argument publicitaire pour habiller des collectes de fonds. Quitte à l’appliquer au dépouillement de 90.000 documents (« documents », hein. Pas « données brutes » !), qui sont parvenus aux rédactions sous la forme de fichiers informatiques, mais l’eussent-ils été sous la forme papier que ça ne changeait à peu près rien sur le fond.
Si, une chose toutefois. Et c’est à peu près seulement là qu’il y a du datajournalism dans cette affaire des War-Logs : le traitement sémantique des fichiers par l’équipe d’informaticiens du Guardian (« informaticiens » travaillant avec des journalistes, hein. Pas des « data journalist » !), pour « traduire » de manière automatisé un corpus d’abréviations militaires propres au langage militaire utilisé par les Américains dans ce type de rapports (« rapports », hein. Pas « données brutes » !). Ça simplifie et accélère le traitement journalistique de cette documentation, mais ce traitement informatisé ne produit en lui-même aucune information nouvelle. Or le datajournalism, c’est précisément ça : produire de l’information nouvelle par un traitement informatisé.
Dans ce cas précis, Il n’y en a pas. Tout au plus peut-on parler de... bureautique !
1er août 2010, 09:54, par davduf
Salut Narvic,
Merci d’être passé par ici.
Premier point : par journalisme de données ou datajournalism, j’entends l’acceptation large de l’expression. C’est à dire aussi bien des données brutes que des documents internes d’une institution révélés. Dans le genre données brutes, et je réponds ici à ta critique principale, les rapports militaires, on fait difficilement mieux...
Mais j’avoue que mon acceptation ne va pas jusqu’a l’extrême réduction proposée par le chercheur Thibaut Thomas : des « données faites de 0 et de 1 ». Qu’est ce que c’est que cette connerie ? Comment Libé a-t-il pu avaler un truc aussi énorme ? Outre que dès qu’on touche un ordi, on fait du Jourdain du 0 et du 1, ce n’est absolument pas ce qui nous occupe ici. Laisser croire que le journalisme de données serait réservé aux seuls journalistes et aux seuls... informaticiens est une bien triste vision.
Du coup, je persiste et signe : quand un groupe comme Wikileaks permet au peuple (ben oui, c’est cela : une divulgation et une mise à disposition massives) de scruter plus de 90000 documents internes aux armées, oui, nous sommes bien dans le data journalism. Ça n’a rien a voir avec une question de support originel des documents en question. Il se trouve simplement que l’informatique permet de croiser, de diffuser, de confronter, mieux que ce que les journaux papier pouvaient faire jusqu’ici. Le chercheur suscité s’intéresse trop aux journalistes, pas assez à la circulation de l’information. Il est amusant de voir que la plupart des journaux français en ont fait de même dans leurs compte rendus de cette affaire, d’où leur demi-teinte et, pour beaucoup, leur aveuglement.
Allons plus loin : je pense que cette forme de journalisme ne doit en aucun cas supplanter les autres - personnellement j’ai un faible bien plus prononcé pour les déplacements, les rencontres, le reportage. Elle est complémentaire. Et pour tout te dire, jusqu’à Wikileaks, j’étais circonspect sur le datajournalism, notamment après lecture de certains articles chez toi ,-) Mais je crois que, oui, nous assistons à une nouvelle donne. A quelque chose qui est en train de changer le métier. Que certains en fassent leur beurre et leur marketing, on s’en doute et je m’en fous. Les marchands sont toujours à la porte du temple. C’est même a ça qu’on les reconnait.
Bon dimanche l’ami ,-)