C’était au sortir de la Grande Guerre. Influencés par Dada, Breton, Aragon et quelques autres, inventent le surréalisme. Révolutionnaire, le mouvement pluri-artistique (textes, peintures, etc.) s’appuye sur l’édition de ses propres revues. Comme les communistes, dont ils sont proches. En 1974, de son grenier, Jean-Michel Place eut l’idée d’exhumer les plus significatives. Provenant de ventes aux enchères, de collections d’amis libraires, ou de la sienne (dont Jean-Michel Place dût ensuite se séparer pour des « raisons de survie d’entreprise »), ces numéros de « Littérature » ou de la « Révolution surréaliste » sont d’une incroyable richesse et parfois même d’une actualité encore chaude. Qu’on en juge par ces thèmes abordés, par exemple, dans la « Révolution surréaliste » (1924-1929) : « Il faut aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l’Homme » (numéro 1), « Le suicide est-il une solution ? » (numéro 2), « Adresse au Pape et au Dalaï Lama" (numéro 3), « Guerre au travail » (numéro 4), « Quel sorte d’espoir mettez-vous dans l’Amour ? » (douzième et dernier numéro).
Laboratoires des expériences surréalistes (écriture automatique, voyage dans l’inconscient, cadavres exquis, collages, essais sur la peinture, manifestes, extraits de romans), ces revues sont une matière brute et précieuse. Elles en disent long sur les surréalistes et leurs prises de position radicales, dans une époque tourmentée et encore très réactionnaire. Mais Jean-Michel Place n’en est pas resté là. Quasiment solitaire dans le monde de l’édition à exhumer de tels joyaux, il a remonté le temps, publiant des revues Dada ou antérieures au surréalisme (« Nord-sud », « Sic », « En route mauvaise troupe »).
Il est aussi l’éditeur d’ouvrages éclairants sur le nantais Jacques Vaché -influence majeure de Breton, rencontré dans un hôpital militaire- et de nombreux livres périphériques au surréalisme. Fondateur du Marché de la Poésie et éditeur de nombreuses revues de recherches (littéraires, scientifiques, ou autres) Jean-Michel Place est à l’évidence un homme obstiné qui aime le travail soigné.
Quelle importance ont-eu les revues surréalistes ?
Les revues ont été, à des moments clés de l’histoire, des agents de bouleversement. Elles ont été de fabuleux lieux de rencontres, d’amitiés, littéraires ou artististiques, en rupture avec la société. La revue a quelque chose d’essentiel, elle porte la vie en elle. Oeuvre de plusieurs personnes, dont les idées s’entrechoquent parfois, elle vit sur plusieurs numéros, avec toutes les engueulades et les retrouvailles qu’on imagine.
Comment êtes-vous arrivé à vous spécialiser dans les revues ?
Mon activité a d’abord été fondée sur la recherche et la conservation bibliographiques des revues du XIXème et du début du XXème. Une fois leur histoire et leur substance décrites, j’ai eu l’idée dans les années 70 de rééditer ces revues, notamment celles issues du surréalisme comme l’« OEuf dur »", « Littérature », la « Révolution surréaliste », le « Surréalisme au service de la révolution ». En 1975, la réédition des douze numéros de la « Révolution surréaliste » s’est vendue à 6000 exemplaires en six semaines, ce qui était absolument colossal. Aujourd’hui, il s’en vend tout juste 2-300 par an...
Les revues contemporaines paraissent sages en regard de ce que les Surréalistes publiaient...
On a besoin de refaire le monde à des moments stratégiques. Dada est né des massacres, de Verdun : il remettait en cause la vie. Le surréalisme est né lui aussi de 14-18 et de profonds bouleversements sociaux. Bien sûr, on peut trouver actuellement des lieux où cette violence pourrait s’exprimer artistiquement mais elle ne le fait pas forcément dans la dérision. L’enjeu des Surréalistes était de dire que seule la dérision pouvait permettre de sortir de la folie du monde. Aujourd’hui, je ne crois pas que la dérision puisse sortir de la guerre en Yougoslavie : l’accélération de l’information et la banalisation de la violence nous en empêchent. Les photos de massacres, qu’on peut voir dans certaines revues surréalistes, sont devenues monnaie courante. Elles choquent moins aujourd’hui. Ça va plus loin : la dérision elle-même s’est banalisée. Le spectacle Tapie, ça pète tout ! La dérision perd de son interêt puisque tout est traité sur le même mode... dérisoire.
Pensez-vous que les Surréalistes auraient apprécié que leurs revues soient rééditées 60 ans après ?
Ça a été un débat à l’époque, lancé notamment par ceux qui n’ont pas osé les rééditer, soit par peur du risque, soit par retenue (« est-ce qu’on a droit de toucher à ça ? »). Dans un entretien, Breton aurait été interrogé sur cette question. Il aurait répondu « allez vous f... ». Mais ça ne signifie pas grand chose. Les avis sont partagés. Le génie des Surréalistes a aussi été d’avoir des actions brèves, douze numéros de la « Révolution surréaliste », six pour « Le Surréalisme au service de la révolution », etc. Dès qu’ils en avaient fini avec leurs propos, ils passaient à autre chose. Au final, leurs différentes revues en forment une grande, riche en rebondissements, engueulades et rabibochages.
De tous les documents que vous avez publiés, desquels êtes-vous le plus fier ?
Compte tenu du travail que font les éditeurs en général, j’aurais tendance à dire qu’il n’y a pas un livre que j’ai sorti dont je ne sois pas content. Mes livres sont une cellule d’un tissu, chacun d’eux répond à l’autre. Passé cette réflexion, je parlerai des bouquins sur Jacques Vaché, et surtout de « L’imprononçable jour de sa mort ». C’est ce que nous pouvons faire de mieux ici : le sujet, son origine, la manière de le traiter, le texte, la mise en page. C’est complètement fou. On y trouve le duplicata d’une lettre-collage que Breton envoie à Vaché. La lettre part, Vaché vivant ; quand elle arrive, il est mort. Le livre est né de la découverte de cette lettre. Il a fallu retrouver l’origine de chaque morceau avec l’écriture de Breton et essayer de trouver le message. Quarante trois morceaux. Regardez ça : « en mémoire de Jacques Vaché mort pour la France » (Rires) ! C’est fabuleux, la prémonition qu’il y a dans tout ça. Si il y en a un que j’aime particulièrement, c’est évidemment celui-là.