Corona Chroniques, #Jour57

By David Dufresne, 11 May 2020 | 214795 Visits

MERCREDI 25 MARS 2020 - JOUR 10

MATIN. Au sol, sur le trottoir, le limonadier a tracé de grosses flèches blanches. Depuis dix jours, je rêvais de cet instant, retrouver mon café, le Jadis, comme je le surnomme, ce troquet de rien, un vrai vieux troquet, pas un de ces attrape-bobos de l’Est parigot qui jouent au faux vintage ; non, un dans son jus, décati sur les bords, Jacques Tati sur les murs, un bar-tabac de quartier, qui fait l’angle, dont la terrasse offre d’ordinaire vue sur tout, et tous, un poste d’observation idéal du Paris capitale, rayon quartier de vieux et classes moyennes.

A l’intérieur du Jadis, c’est un jeu de pistes pour non dépistés, on peut passer là, le long du zinc, mais pas ici, vers l’arrière salle; trois bornes du loto nous barrent l’accès. La cuisine est éteinte, celle des croque-madame-frites-salade, et du petit Saint-Amour; et F., le serveur, est absent: chômage par KO sanitaire. Au dessus du comptoir, un long ruban de film plastique qui se termine, devant la caisse, en fenêtre de Plexiglas. Les affaires sont les affaires, un vieux monsieur attend son demi, à emporter.

Sur le tourniquet, ça sent la réanimation: les journaux font moitié leur pagination, et encore, quand ils sont livrés. Au bas du présentoir, un Paris Turf annonce une course de l’année, dont on ne connaîtra sans doute jamais la fin. En Une du Canard enchaîné du jour, Lefred-Thouron s’amuse. Son dessin est titré: «L’heure est à l’union nationale». On y voit un couple devant la télé. La télé dit: «C’est la guerre». Et le couple en position canapé: «Curieux de savoir qui sera tondu à la Libération...».

- Et l’argent, le cash, me lance soudain le jeune patron, c’est pas de l’intérêt national ? Il m’a pris par surprise, le voilà qui ne s’arrête pas, son père s’y met. Ils parlent en faisant des pauses, comme s’ils avaient perdu l’habitude de causer aux clients. - C’est bien gentil d’encaisser mais le liquide, on en fait quoi ?

J’essaye de leur remonter le moral --- le mien a fait un bond depuis que je suis descendu, enfin, après six jours, je le sens, physiquement, dans mes pas, mes regards, tout est enchanteur dans ma rue, un gamin je suis, Alice je suis, catapulté dans les Merveilles, mon porche pour passage secret --- j’essaye de leur dire que ça fait un bien fou de les voir, que, si ça trouve, je vais leur acheter des Camel, 15 ans après ma dernière cigarette, qu’on en peut plus, toutes et tous, bien sûr, que c’est terrible, sous le coup de l’Apocalypse, nous, les nantis, nous les Occidentaux, mais qu’ils sont là, et que... - Le tabac, reprend le paternel, on est livré tous les 14 jours, soit. Mais comme la banque veut plus de notre cash, on peut plus payer, vous comprenez ? Plus de virements possibles, rien.

Je comprends, et je compatis, sincèrement. La petite vieille derrière moi, aussi, mais que fait-elle là, elle, du haut de ses béquilles et des ses probables 90 ans ? Je ne peux m’empêcher malgré tout d’esquisser un sourire, en imaginant, à l’étage, le coffre plein, les billets qui débordent. Mais, soudain, la réalité réelle reprend le dessus: mon sourire se fait rictus, il n’y a plus d’Alice, il n’y a que le monde des adultes, je regarde les bistrotiers, les traits tirés, les gestes lents, la bouche pâteuse, commerçants de nécessité au travail, ils me disent que la Société générale a fermé, que le Crédit mutuel, c’est pas mieux, il refuse les espèces, et que La Poste, c’est encore autre chose: le distributeur est vide. Vide comme le Jadis. Ma sortie tourne court, le moral pique du nez.

APRÈS MIDI. France Info annonce que, désormais, nous sommes trois milliards à être seuls chez nous - la moitié de l’humanité est confinée depuis aujourd’hui.

Sur le site du Monde, écho au dessin de Lefred-Thouron. Le quotidien croit savoir que le «sommet de l’Etat redoute de devoir rendre des comptes ». Il peut. Il doit. Comment en serait-il autrement? Comment le sommet pourrait-il même imaginer un seul instant que son amateurisme éclatant passera par pertes et profits ?

SOIR. A 20h, #OnApplaudit.

A 20h05, il s’avance dans son long manteau, sans maquillage, les yeux rougis, les mains et la voix blanches. Il sort le grand jeu, ses communicants ont glissé au journal L’Opinion qu’il faut bien mesurer ce qui se passe ; ce n’est pas un petit déplacement présidentiel, ce Macron à Mulhouse, devant un hôpital militaire de fortune, c’est une « ​présence thaumaturge ​».

Sur toutes les chaînes, il s’élance en direct, d’abord fatigué, peut-être ému, retourné sans doute par ce qu’il a vu, ici épicentre du désastre, Grand Est qui va tout balayer, et voilà qu’il se ressaisit, qu’il passe à Action Joe, lui le jeune Quadra devant sa tente kaki, il nous prend pour des poupées, à jouer le père de la Nation, au petit Clémenceau-pour-BFM, qui voudrait nous faire croire qu’il est soldat connu dans les tranchées. Au loin, au dessus du chapiteau, vacillent les lumières d’une fenêtre du centre hospitalier de la ville, le vrai, le en dur. On ignore si ce clignotement est une panne, ou la métaphore d’une panne.

Guerre, guerre, guerre, Macron persiste et signe, il a perdu la fragilité de ses premières phrases. Il annonce, martial, froid, mécanique, l’Opération Résilience, qui couvait: la militarisation de notre espace de paix, l’occupation de nos rues, bientôt de nos Jadis.

Thaumaturge? «Personnage, parfois mythique, dont les actions sont considérées comme miraculeuses» dit le Larousse. Et dire que tout ce cirque est faux ici, que tout est foireux. Un hôpital de campagne? Mais laquelle? Campagne sanitaire ? Publicitaire ? Campagne politique ? Trente misérables lits, sur un misérable parking, derrière le Président, voilà le dérisoire de la débâcle. Et encore, derrière lui, un seul lit est occupé, dit-on. Une semaine pour faire venir tentes et armatures --- une semaine! Les vingt neuf autres places, ce sera pour ce week-end, quand le Barnum aura pris fin.

En retrouvant le mien, sur ma table de chevet, 14 Juillet d’Eric Vuillard.

  • Moral du jour : 6/10
  • Ravitaillement : 8/10
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