Corona Chroniques, #Jour57

By David Dufresne, 11 May 2020 | 214795 Visits

LUNDI 4 MAI 2020 - JOUR 50

MATIN. Se réveiller et se dire qu’il reste une semaine à tirer ; sans trop savoir si c’est long ou court, une semaine ; se lever et se demander comment on se lèvera, justement, et quel sera le réveil, exactement. Sur France Inter, le désir d’amnésie sonne déjà. Augustin Trapenard lit une lettre de Michel Houellebecq. On monte le son, sans trop y croire, mais on se raccroche à tout ce qu’on trouve, la moindre lueur, le premier os à ronger venu, le plus infime soupçon de déconfinitude — pure déconvenue. Selon l’écrivain, tout ce que nous vivons serait un « non-événement » et le monde après le coronavirus sera « le même, en un peu pire ». Trapenard se donne du mal, et beaucoup d’énergie ; il lit avec entrain, et c’est beau à entendre; l’animateur tente de sauver par respirateur artificiel ce qui n’est que défaitisme existentiel. Au passage, Houellebecq égratigne les réseaux sociaux — en toute banalité — et balance les résidences secondaires de ses estimables confrères (c’est ainsi qu’il désigne Beigbeder, entre autres, c’est dire le prix de l’estime) — en toute bassesse. Il ajoute: « Je ne crois pas aux déclarations du genre “rien ne sera plus jamais comme avant” ». Et l’on comprend qu’il n’y aura pas de lumière de ce côté-là et qu’il existe plus de conscience au coin de la rue harassée qu’au bout de certaines plûmes fatiguées: que les poètes s’éloignent du monde, et de ses fracas, pour mieux les saisir, on sait, on connait, on apprécie ; mais que les mêmes décrètent, en s’extirpant du tumulte, qu’il s’agirait de croire et non de construire, et que ce que l’on vit est un non-événement, sont pure indécence. Une semaine, et l’on sait bien que ce sera bien plus, que l’Après viendra après beaucoup d’Après. APRÈS-MIDI. Winnie la libraire (cf. Corona Chroniques, jour 37) me donne de ses nouvelles. Depuis sa petite échoppe, elle empaquette comme jamais, le click and collect, c’est Noël en mai, ses collègues oursons déconfinent peu à peu, eux aussi, comme tout le monde, eux c’est par groupes de deux, et par demi-journée, il leur faut prendre de nouvelles habitudes, et s’arranger, pour les stylos non partagés, pour les masques, et le clavier, alors ? L’autre jour, Winnie a constaté que la vie reprenait vie dans le quartier, peu à peu, et que l’Indien voisin proposait à nouveau des voyages à emporter. Il y a des années, raconte-t-elle, son patron avait sauvé la librairie, au péril de sa vie, lors d’un incendie. Ils n’étaient pas devenus amis pour autant, tous discrets, elle et lui, bonjour bonjour de loin, distance et chaleur. Mais le Corona. Mais bientôt deux mois. Mais la lumière qui revient dans le petit restaurant. Winnie: «Hier, voyant son petit comptoir, je me dis qu’une assiette de poulet tikka ne serait pas négligeable, et puis, ça me ferait participer à leur relance aussi ténue soit-elle. Je commande donc, et alors que j’allais pour payer, il me l’offre. Je refuse, il insiste, on fait une petite danse, et c’est lui qui gagne. Alors, on bavarde et je lui demande ce que je pourrais faire pour l’aider, et là il marque une pause et répond “quand on pourra, on fera une longue embrassade”.»

Soulèvement au Sénat, pour du beurre, certes, mais soulèvement tout de même. Le plan de #déconfinement d’Édouard Philippe pour lundi n’est pas validé (abstention de la droite, vote contre des socialistes et des communistes). Les sénateurs exigent aussi l’inscription de « garanties essentielles » au prolongement de la loi d’État d’urgence sanitaire (entre autres, l’amnistie future de leurs grands électeurs d’amis maires). De partout bruissent les rumeurs de panique, jusqu’au sommet de l’État, dit-on (comme si l’État pyramidal, et ses amis, cherchaient à se convaincre qu’il tiendrait encore sur ses bases): la bataille judiciaire autour des responsabilités pénales qui s’annonce sera terrible. Plus polar que littérature blanche. Perspectives frémissantes: si les langues se délient, il y aura probablement du sang sur les mains, et des postillons de règlements de compte. Dans mon petit carnet à spirales, qui ne me quitte pas depuis mes 20 ans, cette citation de Giacomo Leopardi: « les Hommes sont prêts à supporter les pires tourments venant des autres ou du ciel, pourvu qu’en paroles, on ait soin de les épargner ».

SOIR. Littérature, encore, et toujours, et en fin de journée, littérature comme bouée, avec une tribune d’Orhan Pamuk dans Libération. Depuis quatre ans, le Prix Nobel turc travaille à un ouvrage sur la peste noire qui ravagea l’Asie au début du XXe siècle. C’est dire si le monsieur a autre chose qu’une missive à nous envoyer. Pamuk rappelle les permanences au travers de toutes les épidémies - d’abord le déni des autorités, puis les rumeurs de tous contre tous. Mais, nous dit Pamuk, «il y a une différence de taille : aujourd’hui, nous avons accès à infiniment plus d’informations que nos ancêtres sur la pandémie que nous traversons –  et des informations infiniment plus fiables. C’est aussi pour cette raison que la peur insondable et légitime que nous éprouvons aujourd’hui est si différente de la leur. Car notre terreur est moins alimentée par les rumeurs, en même temps qu’elle est amplifiée par des informations exactes (…). Nous n’avons même plus besoin de faire travailler ­notre imagination pour craindre le pire. »

Cinglante réponse à Houellebecq: son non-événement est en réalité pire tourment et événement total. Nos peurs en mondovision nous font basculer dans autre chose qu’un « un peu pire ». Les images de charniers, en Turquie, en Chine, à Central Park, celles de Lombardie, et celles qu’on ne voit pas, mais qu’on ehpad, soudent notre humanité.

A 20h, #OnOublieraPas.

  • Moral du jour : 5/10
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