LUNDI 11 MAI 2020 - PREMIER JOUR (D’APRÈS)
MATIN. Dans la rue, il y a du monde, mais pas tant que ça, ni tellement de joies ; même la moto cale par instants ; à l’approche de la Butte Montmartre, c’est la Berezina : la vieille petite Harley est infoutue de semer la Passat de police, qui barre la route au plus imprenable travelling du monde — inaccessible quête, impossible de grimper sur le toit et d’admirer Paris qui se libère. Ce déconfinement est une libération sous conditions et sous surveillance, brisée à peine décrétée. Dans cette drôle d’ambiance, à la fois retenue, à la fois relâchée, Anita trouve les mots justes, comme toujours : il n’y a pas de victoire.
Rue Amélie Poulain, nous sommes projetés en arrière, dans l’Avant, et le pire. Aux murs des vieilles maisons et aux devantures des antiques boutiques, ils ont placardé des affiches de terreur, Ouvriers français : c’est la relève qui commence ! Finis les mauvais jours : papa gagne de l’argent en Allemagne ! Taisez-vous, méfiez-vous : parler sans discernement c’est nuire à la France ! Une commerçante ouvre sa porte, c’est une agence digitale, elle nous explique, toutes ces ombres jaunies, ces affiches déchirées, toutes ces couches d’Histoire plaquées sur les murs, c’est un décor de cinéma, un tournage fauché au jour 1 du confinement, abandonné depuis, on rit du télescopage (« nous sommes en guerre », Emmanuel Macron, 16 mars 2020) ; sur sa vitrine, elle a scotché le dernier numéro du Chat noir, publication locale qui renait (en Une : « La dénonciation à la française bientôt au patrimoine de l’Unesco ? Découvrez les coulisses du projet porté par le Préfet Lallement »). Une touriste s’approche, armée d’un t-shirt d’aéroport :
APRÈS-MIDI. Sur Twitter, nouvelle ère, nouvel arrivage de graffitis. Un premier : « Covid-19 : une mine d’ordre pour l’État ». Un autre : « Bienvenue dans l’immonde d’après ». Un troisième : « Réveillez vous (bordel de merde) ».
Sur télé Pin-pon, Alain Duhamel réclame en direct que « la police agisse plus vite » contre ces jeunes qui apérotent en plein Paris, sur le pont d’Atmosphère Atmosphère. En incrustation sur l’écran, un mégaphone disperse les fêtards, des policiers moulinent de grands gestes, un à un les déconfinés s’exécutent, plus amusés que déroutés (les joyeux bobos ne savent pas qu’ils sont les piteux gogos d’un autre film, figurants en direct live, raison de toute cette mise en scène pathético-cathodique). Ailleurs, ce sont des manifestants (contre les violences policières ou pour une justice sociale, pour des gilets ou pour des masques) qu’on déloge déjà (le déconfinement serait-il un confinement qui ne dit pas son nom ?). Comme lance Ruth Elkrief : « Les jeunes pensent que c’est le retour à Avant. Non, ce n’est pas le retour à Avant ! » — et il faut bien protéger les vieux rescapés. Prodigieuse métaphore de cette crise de la quarantaine : elle a propulsé le vieux monde derrière lui-même.
Dans mon quartier, l’incroyable se produit : la caissière du Carrefour Market est de retour. Elle avait disparu au début du Pendant (cf. Corona Chroniques, jour 16) sans qu’on sache bien pourquoi. Semaine après semaine, ses collègues rassuraient, sans trop rassurer, elle allait revenir, elle allait bien, jusqu’à ce que le temps ramollisse tout et qu’on arrête de demander de ses nouvelles. Malade, dit-elle, elle était malade, mais pas du virus, s’empresse-t-elle de rire, belle comme un communiqué officiel. A l’angle de la rue, Aurélien-le-boulanger est aussi de retour, le véritable Aurélien, l’Aurélien boute-en-train. Il lève ses poings en l’air, la Tradition ça a du bon, il pète la forme, il y a du monde, c’est re-ti-par comme en…
Mais au moment d’encaisser, il baisse la voix : - Et vous, vous y croyez à la fin ?
SOIR. Appel de G., 10 ans, fier et heureux comme jamais. C’est fait, finito, son serveur Minecraft est installé, il a construit ça tout seul, akoyo, un enfant pareil à tous les autres, tellement plus démerdard que tous ces amateurs qui nous gouvernent, G. a écrit « bienvenue » à destination des nouveaux inscrits ; et il a prévu un coffre de dons, pour les nouveaux joueurs. « Papounet : ça s’appelle un serveur de survie. »
A minuit, dernier tour des dernières nouvelles (à Wuhan, dit-on, un dépistage massif de la population serait sur les rails, après la découverte de six nouveaux cas en deux jours ; et à Washington, la Maison Blanche pourrait être cluster). Songes de sommeil qui vient. « Si vous regardez les mythes, ils commencent tous par des crises terribles. Le mythe d’Œdipe, par exemple, commence par la peste, partout, qui fait mourir les hommes » (René Char). Du Corona, quelles légendes surgiront-elles ? Quel monde à venir ? Quels mythes à détruire ? Et si tout n’était que t-shirts sales et retournements pleins d’avenir ?
Moral du jour : 10/10 Ravitaillement : 10/10 Sortie : définitive ?