Corona Chroniques, #Jour57

Par David Dufresne, 11 mai 2020 | 215159 Lectures

DIMANCHE 12 AVRIL 2020 - JOUR 28

MATIN. Dimanche de Pâques, et petit raid de la fachosphère sur mon fil twitter. L’assaut a été brutal (dans la nuit), et rapidement identifiable : il a suffi qu’un bunker de haine relaye mon signalement sur la mort brutale de l’itinérant à Béziers (cf. Coronas chroniques de jeudi et vendredi) pour que leurs saletés tombent en rafale. Un simple détail a sonné le rappel des troupes : la révélation du prénom de la victime — Mohamed. Toxicomane présumé, SDF, et maintenant arabe : pas de répit pour les petits soldats, les fachos tirent dans le tas. Je réplique à chaque boule de détestation par des petits gif animés carrés, troll detected. Le confinement est affaire de stratégie. Ils insistent (« c’était un délinquant multirécidiviste qui ne servait à rien dans notre société, je remercie les Forces de l’ordre qui nous protègent au quotidien. ») puis les courageux anonymes déguerpissent, vers d’autres proies.

Dans les colonnes de Mediapart, Stéphane Audoin-Rouzeau, historien de la guerre 1914-1918 nous prévient : « en France, les unions sacrées s’achèvent en général en profitant aux droites, voire à l’extrême-droite. Cette seconde hypothèse, je la redoute beaucoup pour notre pays. »

Sur Facebook, la sœur de Mohamed défend sa mémoire. Elle est rayonnante de courage et de sourire. Une cagnotte circule — et un hommage.

Au Jadis, ils ont sorti les tables sur la rue. De belles et simples tables bistrot en formica, joyaux de printemps, tellement attendues, mais tellement inaccessibles ce printemps : la terrasse fermée l’est bel et bien, à triple tour. - C’est pas du jeu ! je lance au patron, qui rigole et entrouvre sa porte. Sa fille dessine sur un coin de table, sa femme lit, et lui, il fait de la mécanique. Un carburateur de DTMX à changer, le modèle de 1981, réservoir blanc. Sa bécane trône derrière la vitre, objet de collection et de convoitises, moteur au sol, tout à l’arrêt, une Yamaha fière, droite sur sa béquille — comme nous, sur nos angoisses. On papote, je songe à la mienne, qui poussière dans un garage, au coin de la rue, en fait j’y connais rien aux japonaises, je fais semblant, pour le plaisir, et pour voler l’instant à la peur et la torpeur ; ensemble on s’imagine des projets de balades à moto, dans l’Après. Puis on se salue, et on s’éloigne, en sifflotant.

APRÈS-MIDI. Radio, télé, presse : tous sont pétrifiés à quelques heures du discours de Macron (demain, lundi de Pâques, à 20h02 tapantes, nous dit-on, sans qu’on sache si le Président voudrait aimablement laisser à d’autres les applaudissements des balcons, ou s’il voudrait apparaitre en rappel, ancienne vedette sur le retour après une longue absence ?). De partout, ça se perd en conjectures, en fuites, en ballons d’essai. C’est gros et c’est grotesque. #OnVousVoit.

D’un côté, on prévient, on laisse planer le doute, on menace : rien n’a changé. A la une du JDD, habituel détenteur de cireur de pompon : Emmanuel Macron masqué, poings serrés, et ce titre : « Il veut encore serrer la vis ». Ailleurs, sa secrétaire d’Etat à l’Économie qui annonce, toute à sa stratégie du choc assumée, que le déconfinement, ce sera la déconfiture : « il faudra reprendre le travail plein pot », à savoir s’assoir, comme le propose le Medef, sur les jours fériés, sur les congés payés, sur le temps de travail — et sur la dignité de tous.

De l’autre côté, on glorifie ceux qu’on a mutilés hier : les Gilets Jaunes, devenus héros insoupçonnés de la Nation, ces « premiers de tranchée », ces routiers, ces caissières, ces nécessaires « invisibles soutiers du système » dixit dans Le Figaro une ancienne conseillère opinion de premiers ministres oubliés et qui ajoute, pleine de majesté : « L’économie de confinement constitue la revanche des ”Back Row Kids”, des derniers de la classe ». Désormais, le discours efface la «  foule haineuse » d’hier pour mieux la flatter, dans un contre-sens total. Un « habitué de l’Élysée » (Le Monde) voit ainsi dans les Gilets Jaunes — dont il n’est manifestement pas un habitué — une bande de Brexiters assoiffés de souveraineté. De rond-points en Actes, on percevait davantage que le commun, c’était plutôt le commun justement : la contestation des inégalités sociales, des horreurs économiques et des abysses fiscales.

Qu’importe, ce dimanche, c’est Pâques, c’est la foire, c’est la chasse aux vœux que tout ça puisse encore un peu tenir, c’est la grande giletjaunisation du discours politique au temps du Covid. C’est la guerre : tout fait bras, n’est-ce pas. Même Rachida Dati s’y met. C’est dire l’étendue de panique des tenants d’Avant, c’est dire leur déconnexion achevée. Tout cela serait comique, si ça ne traduisait pas la capacité de ces gens-là à réécrire l’Histoire comme on traficote les simulations budgétaires.

L’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, à nouveau : « L’histoire nous apprend qu’après les grandes crises, il n’y a jamais de fermeture de la parenthèse. Il y aura un « jour d’après », certes, mais il ne ressemblera pas au jour d’avant. Je pense que nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois. »

D’analyses confondantes en confidences plus ou moins confinées, la journée passe, longue et sans fin, comme depuis un mois maintenant, et on s’interroge : comment ce monde peut-il encore croire en son importance ? Se voir encore et toujours en recours ? Ce monde peut-il vraiment imaginer que les Gilets Jaunes ne se souviendraient pas des lacrymos aspergés en cloche, en masse, et en furie, comme jamais dans la Ve République ? Ce monde peut-il oublier, un seul instant, que les Gilets Jaunes, eux, au moins, avaient prévu leur coup : des masques, ironie de l’histoire, ils ont su en confectionner, samedi après samedi, contre les grenades de mépris. Du #RentrezChezVous d’hier à #RestezChezVous d’aujourd’hui, saisissant continuum.

C’est alors que Xavier Bertrand, qui fut ministre de la santé, a surgi comme un lapin de Pâques dans les phares d’une télévision. Avec des tapes sur la table, qui faisaient de gros scrounchs dans le micro, avec une tête d’agacé, qui faisait les gros yeux ; un animal de foire, soudain conscient de la vacuité de tout ce manège, demandant «  à la classe politique  » de «  moins la ramener  » et qui finit, dans un lapsus magistral : « Je vais vous dire un truc : si, à la sortie de cette crise, la réponse c’est l’autorité... heu… l’austérité, c’est qu’ils ont rien compris du tout. »

SOIR. #OnSort et #OnSourit. Première promenade du soir depuis un mois, dans un Paris abandonné, perdu et écrasant à la fois, superbe de solitude. Sur un balcon, c’est la Commune : un drap exige la « suspension des loyers et des factures » et « un système de soins et de dépistages gratuits  ». Et à 20h, #OnDanse et #OnGifle au son de deux tam-tams qui se répondent. Les gars se sont installés sous l’abri-bus d’une placette, les vitres Decaux donnent du corps à leur tempo, et des sourires aux fenêtres.

  • Moral du jour : 6/10
  • Ravitaillement : 4/10
  • Sortie : 1
  • Speedtest Internet : 934 Mbps (avec intermittence)
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