VENDREDI 8 MAI 2020 - JOUR 54
MATIN. Ses messages parviennent de façon aléatoire, toujours discrète, et toujours le matin, mais pas chaque matin ; des messages de souffrance, de solitude, comme des rapports de guerre sociale non dite, que le #Confinement aurait rendu palpable à défaut d’être tout à fait visible (et #OnOublieraPas). L’autre matin: « Panique room. Appel 15 en pleine nuit, dans une résidence, pour une jeune femme et un motif confus. Sur place : négociation âpre pour rentrer, je dois glisser ma carte pro sous la porte. On m’ouvre, jeune femme seule qui met dix minutes à se calmer. La situation : a utilisé ses dernières unités pour appeler à l’aide le 15 ; plus rien à manger, que des boites de conserves vidées sur la table de salon et des cendriers débordants ; désordre d’apocalypse ; ne dort pas depuis des jours ; phobique du virus, donc ne sort plus depuis 15 jours, vit barricadée plus que confinée... Anxiolytiques et mon téléphone pour que sa famille vienne la chercher. Visite longue. »
Parfois, je relance mon correspondant, je pose des questions, vieux réflexe de reporter d’antan, mais pas seulement ; je relance par respect, mais sans savoir jusqu’où aller ; entre désir de partager et peur de sombrer dans l’obscène ; besoin de savoir et besoin de briser le confinement à coups de textos, à coups d’inconnus tel que lui, Nicolas, héros de nuit dans les Hauts-de-Seine, quarante ou cinquante gardes d’affilée.
Et ce matin, SOS médecin fin du monde: « Hier nuit, sur Colombes, appel pour décès. Femme, 72 ans. Sur place police, judiciaire, pompiers, spécialiste du monoxyde. J’arrive et constate une femme sous insuline, hypertendue. L’autotensiomètre sur la table crache sa mémoire : 135 mmHg en pression diastolique (normale à 80), peu de doutes sur la défaillance vasculaire... Cela signifie qu’elle s’est abstenue d’appeler et s’est “cachée” ce temps. A en mourir. Victime collatérale invisible du Covid, aucune statistique pour cela.»
APRÈS-MIDI. Depuis mon balcon de fortune, c’est l’été ; quatre étages plus bas, c’est le défilé. Devant la supérette, ça rediscute, comme Avant, ça s’interroge, sur l’Après, et ça réfute: ils sont dingues au gouvernement, ou quoi ? Les enfants n’iront pas à l’école lundi, les miens, si, parce que j’en peux plus! J’en peux plus ! Sur le rebord de ma fenêtre, à quasi califourchon, presque défenestré, la rumeur de la ville joue sa berceuse, la sieste guette, est-ce un cauchemar, la peur du retour à l’anormale, ou une réalité, ce saut dans le Covid qui aspire, quatre étages — (ré)pulsions.
SOIR. A 20h, douce promenade dans les rues, bras dessus bras dessous, et sous les applaudissements pour d’autres (et notamment ces combattantes de « c’est une bande de femmes qui fait tenir la société », renversant photo-reportage de Florence Brochoire dans Le Monde). On s’avance dans ces résistances minuscules, et souriantes, et vaillantes, malgré les mensonges d’État et l’épuisement de tous. Un regard et les visages s’illuminent, les gamins qui rient, les mères qui sont belles, les pères qui sont beaux, les célibataires qui sont belles et qui sont beaux. D’un immeuble qui jouxte le commissariat, une femme, âgée, seule et fière à sa fenêtre, fait du bruit comme si c’était ses souvenirs de ses 20 ans. Elle frappe sur un tam-tam et se donne du courage, à intervalle régulier, en soufflant, fort, dans un sifflet de police. Plus belle #ManifAuBalcon du confinement ?
Avant extinction des feux, courriel des Brigades sanitaires populaires. Elles tiennent permanence dans le quartier demain. On passera prendre des Trésors pour les petits.
Moral du jour : 5/10 Ravitaillement : 3/10 Sortie : 1 Speedtest Internet : 937 Mbps