Le 21 août 1971, George Jackson, le militant noir des Black Panthers, est tué dans la prison de Saint-Quentin, USA. Je me souviens aussi qu’à Detroit, fief de la General Motors, il y a plus de vingt ans, une bande de jeunes critiques renégats délirait et passait au hachoir le rock’n’roll dans la meilleure revue musicale, « Creem » ; et un excité blanc, John Sinclair, formait le White Panther Party dans l’ombre électrique du groupe MC 5, dans l’espoir de fomenter la révolution. Deux joints lui coûtèrent dix ans de tôle, les flics ne badinaient pas avec les grandes gueules. Detroit est encore la ville du meilleur label discographique de rythm’n’blues sauvage, « Fortune Records », qui a donné le génial Andre « Bacon Fat » Williams (mais c’est une autre histoire).
En 1973, la guerre du Vietnam prenait officiellement fin, mais s’éternisait sur le terrain. En août 1974, le scandale politique du Watergate a contraint à la démission le président des Etats-Unis Richard Nixon.
Donald Goines, lui, noir et junkie, n’a quitté sa ville natale de Detroit que pendant son service militaire en Corée et au Japon, un court exil en Californie, et ses trois séjours en prison (totalisant six années et demie d’incarcération). Mais de ces années de cellule, l’homme était sorti écrivain. En quatre ans, de 1971 à 1974, il a écrit quinze romans.
Quand il a été assassiné avec sa compagne, un soir d’octobre, Goines suait de bonheur sur sa machine. Les mots coulaient sur la page, l’héroïne dans ses veines. Il finissait son nouveau roman. Le chèque de son éditeur lui permettait de respirer un peu. Ses livres lui avaient rapporté plus de 100 000 dollars, mais comme l’a rappelé un de ses amis : « Donnie a touché beaucoup d’argent (...) mais la totalité est passé dans son bras. »
Les balles dans la tête de Goines ont stoppé net sa carrière et résolu son problème d’addiction.
Publié en France en 1993, son premier livre « Ne mourez jamais seul » est déroutant. Ecriture, intrigue, personnages, tout y est simple. C’est un effet de la transparence de la folie urbaine et de la lutte pour la survie. Un équilibre banal et paroxystique. Tous les nègres sont odieux, pardi !
King Black, le Cobra, ne veut pas mourir dans la rue, comme un animal. Son comportement de prédateur l’a pourtant poussé à toutes les ignominies. Il a accroché à l’héroïne la fille qui refusait son amour, elle devient putain, il se débarrasse d’elle avec un shoot coupé à l’acide batterie. King Black n’est que ressentiment et haine. Moon, le caïd du ghetto, sacrifie ses hommes comme des pions. Jouer avec les vies lui coûtera très cher. Le seul à échapper à la curée est un écrivain juif, probe et pauvre, Paul. Un agneau égaré parmi les loups. Légataire par hasard des biens de King Black, dont le journal intime effroyable ponctue le récit, il a compris la misère raciale et ses racines sociales, « Putain de monde » ne peut-il que conclure avant de faire un dernier geste de charité.
Dans ce putain de monde, la violence visible est intégrée : une lame se brise dans un oeil, des tripes se dévident, et des balles entrent dans les têtes et dans les bouches. Tout le monde meurt, ou presque. C’est un monde de perdants, sortez vos mouchoirs, séchez vos larmes, il n’y a là rien que de très commun.
Moins commun est Kenyatta, le héros de quatre des cinq titres, publiés sous le pseudo de Al C. Clark. La série des Kenyatta montre le côté positif de Goines. Attention : une positivité de combat, de guérilla urbaine, de survie. Le point de vue des tranchées des ghettos, pas des programmes socio-éducatifs. Kenyatta est un leader noir révolutionnaire. C’est la première fois qu’un héros de cette trempe investit la fiction littéraire, qui rejoint enfin la réalité. Goines le dote d’une organisation qui finit par compter quatre membres et s’étend de Detroit à Watts. Son objectif est de nettoyer les ghettos, d’éradiquer le commerce de la came et de la protitution, et de flinguer les flics blancs. Evidemment, avec de telles intentions, les doigts sont toujours cripés sur les détentes des armes et le sang gicle à gros bouillons.
Quand la civilisation moderne, dans les années 20, a adopté les méthodes du crime organisé et des gangsters pour faire régner l’ordre, il n’y a plus guère de place pour un comportement de preux redresseur de torts. Personne, parmi ceux qui subissent la répression, n’a besoin d’un Robin des Bois nègre. Quant aux partisans de la rébellion, ils constatent, lucides, et sans illusions, sûrement, qu’une attitude morale s’est soldée par un gâchis. Une mentalité de brute armée est désormais indispensable et tous les moyens sont bons (« by any means necessary », disait Malcolm X) pour parvenir à ses fins. Mais l’extrémisme de Kenyatta finit inéluctablement par lui coûter la vie. Le monde est fou, d’une folie soigneusement et méthodiquement entretenue, et Goines ne dit rien d’autre. Et cette leçon est essentielle.
La critique américaine a longtemps ignoré Donald Goines. Dans l’encyclopédie sérieuse 1001 Midnights de l’érudit et passionné Bill Pronzini, on passe de John Godey à William Goldman, il faut attendre la seconde édition de 20th Century Crime & Mystery Writers pour le dénicher entre Godey et David Goodis. Greg Goode, qui a rédigé la notice, annonce plus de cinq millions de livres vendus, Holloway House, la maison d’édition, se contente de un et demi. Une bagatelle pour un laissé pour compte qui aura peu profité de la couleur de son argent.
Sous des couvertures racoleuses, publiés directement en poche, ses livres inondent les drugstores, aéroports, supermarchés, kiosques, et jusque derrière les rideaux clos des sex-shops. C’est le traitement réservé à la zone du genre, quand la marchandise est considérée comme de la sous-littérature. Seulement, Goines touche les lecteurs qu’il vise. L’expérience de la rue n’avait pas de secrets pour lui. Un nègre parle aux nègres.
dessinGamin, il déteste l’école. Il a pourtant de bons atouts dans sa manche : la famille Goines possède la meilleure blanchisserie de Detroit et l’argent ne manque pas. Et, ironie amère, si on peut dire que ses parents lavent plus blanc, Donald, que ses copains surnomment « l’albinos » ou « le chien jaune », à cause de sa peau claire, se noircit à outrance.
Délinquant juvénile, il trafique sa date de naissance et s’engage dans l’US Air Force. De son séjour en Asie, il revient toxicomane. A 18 ans, un braquage de banque foiré l’expédie en tôle avec ses complices. Goines en porte la responsabilité : une employée l’a bluffé et a réussi à avertir les flics. Libéré, c’est en maquereau qu’il réussit sa reconversion. « J’vais me payer des bagues en diamant et avoir le meilleur de tout. J’vais maquer des putains. » écrit-il dans « Fils de pute ». Cadillac, Bourbon, costards taillés sur mesure, et cinq petites pépées affolantes sont ses signes extérieurs de richesses. Une gaffe imbécile dans la ville de Flint - il pique une nana à un rival plus puissant - l’oblige à déguerpir du Michigan. A son retour en douceur à Detroit, il ouvre un magasin de vins et spiritueux. L’argent rentre dans la caisse. Il retourne en tôle après que sa distillerie a pris feu.
Chester Himes, la référence du roman noir vraiment noir, avait lu Dashiell Hammet à la bibliothèque du pénitencier, toute son oeuvre découla de cette découverte. A l’ombre derrière les barreaux, Goines lit une floppée de westerns et s’essaie au genre, en vain. C’est à son troisième retour en tôle, après une série de vols pour acheter son héroïne, que sa mère lui conseille de retravailler un des deux manuscrits qu’il a sous le coude. Son premier livre, « Whoreson : the story of a ghetto pimp » (Fils de pute : l’histoire d’un mac du ghetto), est achevé en prison. Une année est nécessaire pour le mettre définitivement au point. « Ça fait aujourd’hui exactement huit jours que je suis sorti de tôle, et je connais déjà le nom et l’adresse d’une dizaine d’endroits où je pourrais trouver de la dope. », écrit-il peu après. La dope, c’est connu, on la trouve partout et quand on veut au prix du dollar. Holloway House le signe et publie d’abord « Dopefiend : the story of a black junkie » ; et Goines retend son bras à la seringue.
Toute sa vie, il a couru après l’argent, surtout au plus fort de sa période créatrice, quand il tombe un roman par mois, et que 100 dollars par jour ne sont pas de trop pour son fix d’héroïne du soir. King Black, le dealer qui ne touche pas à la « Reine Héro » résume le crédo terrible des junkies : « Une fois c’est trop, mille c’est pas assez », ou encore, « L’héro s’est fait pour en vendre, pas pour en prendre. » Des pointes d’une lucidité acerbe. Goines savait le prix à payer. « (...) il lui fallait absolument dire ce que c’était, et c’était l’Enfer, rien d’autre. », a avoué une de ses amies d’enfance.
Un an avant sa mort, il a 36 ans, par un dimanche solitaire de septembre 1973, il note pour lui-même : « Je suis pauvre depuis si longtemps que ça arrive à me rendre malade. J’ai piqué dix dollars aujourd’hui à ma femme. J’avais besoin de cet argent pour me faire un fix. C’est vrai, j’ai besoin d’un fix pour arriver à écrire. Mon cerveau se grippe si j’ai pas ma dose. La seule chose à laquelle je puisse penser, c’est où et comment je pourrai me faire mon fix. »
Et comme dans ses livres, Goines est tué à cause d’une embrouille. Si sa femme a laissé entrer les deux tueurs sans problème, c’est qu’il les connaissait. Affaire de mauvais deal, de vol, de 900 dollars reçus par la poste et volatilisés, les mobiles sont multiples, le résultat est identique, Donald Goines n’a pas su sortir de l’« inferno » du ghetto.
contact Parmi les admirateurs de Goines, le rapper Ice-T, qui mit un de ses livres sur la pochette (refusée) de son dernier album. Tous les livres de Donald Goines sont traduits (ou à traduire) en France dans la Série Noire et La Noire (Gallimard).
Messages
8 mai 2005, 21:45, par une guepe
C’est Donald et non pas Daniel, et c’est de la sur-culture. Je voudrais aussi faire la pub pour la fidèle adaptation cinematographique de Never Die Alone avec DMX injustement ignorée