Parce qu’« on a la télévision qu’on mérite » (Felix Guattari), que celle-ci s’est vertigineu-sement décrédibilisée en quelques années à coup de mésinformation et de trucages et que « nous ne nous reconnaissons pas dans l’image que donne de nous la télévision » (1), quelques doux-dingues ont trouvé une parade possible : créer et animer eux-mêmes leur propre télévision. A une trentaine de kilomètres au nord ouest de Paris, à St Ouen L’Aumône, se dresse la cité de Chennevières. L’aumône, les résidents n’en veulent plus depuis longtemps. La cité ressemble à toutes les autres, désespérément triste. Perdu au milieu d’une vingtaine de tours, un mini-centre commercial avec tabac-presse, pharmacie et bar p.m.u., semble le seul endroit animé. Et pourtant au premier étage de l’immeuble 19, l’équipe de TV Puce s’échine depuis mai 1987 à émettre sur le canal 44 une heure par semaine chaque vendredi soir. Leur studio-bureau est un 6-pièces de 80m2 prêté par l’office H.L.M. La cuisine a été transformée en régie, la salle de bains en loge, les chambres en locaux de matériel. Le salon/salle à manger est devenu plateau de télévision avec banquette en contreplaqué, logo-pancarte en liège, moquette grise et fleurs en plas-tique. Christophe Guyon, le président de TV Puce depuis l’automne 1991, consacre la moi-tié de son temps à cette télévision de quartier. Tout comme les vingts bénévoles (la plupart sont journalistes, techniciens, vidéastes de métier) qui « font tourner la baraque. Nous utilisons du matériel d’occasion, c’est fait de bric et de broc. On se fabrique une caméra avec deux cassées. Nous avons fait la démonstration qu’il n’y a pas besoin de millions pour faire une télé. Pendant longtemps nous l’avons fait avec du matériel grand public. Les gens du quar-tier nous aident, certains servent de cadreurs. Un jour, il y avait un gars, deux étages au dessus, réparateur de télé, qui n’arrivait pas à nous capter. Il est descendu et il s’est in-téressé plusieurs mois à TV Puce. Il réparait, nous aidait. On est totalement ouvert ». Ju-ridiquement TV Puce est un réseau interne privé qui s’est accaparé les deux antennes col-lectives du quartier et qui les a reliées entre elles par un câble, avec l’aide de la mairie, soit 1300 logements (4000 personnes). TV Puce reçoit une subvention annuelle de 20000 Frs (!) et a passé une convention avec la mairie de St Ouen l’Aumône qui lui permet de réa-liser des reportages municipaux sans obligation de diffusion.
« Nous n’avons eu jusqu’ici aucune pression. TV Puce n’est pas l’outil de la mairie. On a même fait une émission spé-ciale H.L.M. en invitant le directeur général des H.L.M. du Val d’Oise et l’association des rési-dents de Chennevières, avec une ligne directe avec les téléspectateurs. Ça a donné lieu à de belles interpellations. Ça a concouru à quelques améliorations. Nous alternons les émissions à thèmes et celles à rubriques. C’est assez dur de trouver la matière car c’est 60 minutes de programmes produits, sans pub, sans films, sans clips. Il y a un travail en amont phénoménal de reportages et de prises de contact. Notre revendication c’est d’avoir un permanent. Notre politique est de développer des relais d’information en formant les propriétaires de camescopes qui viennent chez nous pour qu’ensuite ils nous rapportent leurs films. Nous nous sommes associés avec des lycées et des écoles de formation vidéo. Concrètement, on arrive à impliquer les gens du quartier par leurs enfants. Il y a une sym-pathie entre nous et le voisinage. Paradoxalement, c’est plutôt les gens de l’extérieur qui sont étonnés par TV Puce, ceux du quartier ne mesurent pas tellement l’existence de notre télé (...) On a fait des voyances en direct, les gens nous téléphonaient et on leur disait : »allez, descendez, on vous fait une voyance, gratuite, là, maintenant« . C’était un voyant du quartier. Nous avons aussi réalisé des émissions en direct de chez certains habitants comme chez une dame assez âgée, très isolée ». Ce vendredi 13 mars, deux minutes avant le début de l’émission, Sylvain le régisseur se tourne vers nous : « ça vous dirait de prendre la caméra ? » C’est les vacances, il n’y a pas grand monde dans le studio, hormis un visi-teur qui projette de faire une télévision identique à Créteil. Comme à l’époque des pre-mières radios libres, la solidarité et l’échange sont de mise. 19h30. Le générique tarde à venir. 19h32, Christophe Guyon salue les téléspectateurs et annonce le programme du jour : un débat sur l’environnement avec un urbaniste local à propos des odeurs des mares de la zac avoisinante, de la réhabilitation d’un quartier proche et d’une future usine de retrai-tement de déchets médicamenteux pouvant produire des résidus nocifs. Le débat est lancé. Des bruits de pas d’enfants se font entendre dans la cage d’escalier. Christophe Guyon parle parfois lentement pour annoncer les différentes illustrations en images. Les chiens du dessus aboient, grattent le plafond. La caméra légère passe devant une autre caméra. En régie, Sylvain explique qu’il ne faut pas tout brancher sur la même prise sinon ça saute. Suite au débat démarre une revue de livres : « et voici un ouvrage d’un journaliste d’une autre chaîne locale, Alain Denvers de... TF1 ». Après deux reportages - l’un sur deux dan-seuses rap de 14 ans, l’autre sur l’arrivée tardive du remplaçant du facteur au bâtiment 3 - l’émission se termine à 20h20, plus tôt que prévu : un invité a fait faux bond. Mais le miracle s’est accompli, quelques coups de fil de téléspectateurs en attestent. Rendez-vous vendredi prochain, l’aventure est belle.
A Amiens, Canal Nord a aussi démarré avec du matériel bas de gamme. C’était en juin 1985. Le studio était itinérant et l’office H.L.M. (L’Opac) était également partant. C’est tout d’abord le quartier nord, le Pigeonnier, qui fut transformé en décor de télévision. C’est l’époque où les voisins prêtent leur électricité et où les tournages nocturnes se font à la lumière des phares de voitures. Sept ans plus loin, Canal Nord émet sur trois quartiers (nord, nord-est et ouest, soit 8000 logements). Chapeauté par l’association Carmen qui employe trois salariés et des vacataires, Canal Nord mobilise quarante personnes environ à chaque émission. « Tout le monde a sa place : le menuisier, les retraités, le bidouilleur. Notre but, explique Claude Bury, président de Carmen/Canal Nord, c’est de travailler avec des gens qui ne veulent entrer dans aucune structure ». Le budget annuel de Canal Nord est sans commune mesure avec celui de TV Puce : un million de francs dont un peu plus en res-sources propres (réalisation de films…), le reste en subventions (150000 Frs par la ville et 300000 Frs par l’Etat dans le cadre du Développement Social des Quartiers). « Nous avons une attitude politique au sens la vie dans la cité mais pas politicienne. Les invités viennent au nom de leur fonction, non de leur couleur politique. Nous n’avons subit aucune pression hormis par certains éducateurs à cause d’une émission sur la drogue. Ce sont d’ailleurs à peu près les seuls à ne collaborer avec nous que de très loin. Ils ont pourtant leur place mais je crois que ça leur fait peur. C’est trop neuf. Il est difficile d’apporter de nouvelles façons de travailler sur les Zup » avoue Geneviève Bury, animatrice de profes-sion. Si leurs buts sont semblables, TV Puce et Canal Nord fonctionnent différemment. A Amiens le travail se fait en amont en étroite collaboration avec les gens des quartiers. Geneviève Bury arpente les cités de long en large, s’inquiète de chacun, discute avec tout le monde, propose aux résidents de les filmer. « Nous tenons à notre encrage dans les quar-tiers, explique-t-elle, à la confiance qui s’est instaurée avec les habitants. Les reportages les plus durs ou liés à la délinquance n’étaient pas déontologiquement diffusables sur Ca-nal Nord. Mais on les a projetés aux élus. Il faut sortir du confort bureaucratique dans le-quel sont installés les gens qui travaillent pour les Zup. Il faut s’attaquer directement aux problèmes. Le porte à porte est plus efficace que les grosses réunions d’associations ». Il y a par exemple ce reportage insoutenable d’un homosexuel sous tutelle que des gens ont ta-bassé. Le crâne rasé, il explique à la caméra son quotidien de martyr. Il fait visiter son ap-partement quasi-vide : lit défoncé, carreaux cassés, porte d’entrée brisée, sans gonds. Et puis, il y a les plaintes plus classiques mais continuelles des locataires (traces d’incendie sur les murs laissées depuis des mois, plafonds moisis par des fuites d’eau, ascenseurs perpé-tuellement en panne...).
« On témoigne de la réalité, on en fait pas un spectacle ni un diver-tissement, précise Claude Bury. Jamais on ne diffuse du sensationnel. Canal Nord est l’expression des quartiers différente de celle des médias classiques. Oui, il y a reality mais il n’y a pas show ici. Ce n’est pas la misère entrecoupée d’écrans publicitaires. Nous diffusons très irrégulièrement mais cela ne nuit pas à notre fidélisation : ça reste un évé-nement, comme une fête ou un concert. On met des affiches, on fait distribuer des tracts par les enfants du quartier. C’est à chaque fois une mobilisation ». Généralement sur trois jours, les émissions de Canal Nord sont faites de reportages sur la vie du quartier (comme ce dialogue à la Prévert dans un jardin ouvrier entre un maghrébin et un français : « allez, fais un bout de la route avec moi »), de magazines culturels (défilé de mode en haut d’une tour…) et d’interpellations en direct - par téléphone ou par questions vidéo filmées au préalable - des élus et des décideurs locaux. La langue de bois est impossible : 60% des résidents sont à l’écoute. Le maire d’Amiens lui-même est venu dans les studios de Canal Nord. « On nous a reprochés d’enfermer les gens chez eux. C’est l’inverse. Je pense à une famille, par exemple, qui a connu ses voisins par la télé. Canal Nord contribue à briser l’isolement. Enfin... un peu. Il y a une phrase qui revient tout le temps : »ça fait plaisir d’être écouté« . Mais il faut contrôler les utopies. C’est un long travail de formation et de maturation avec le risque de trop se professionnaliser et de s’écarter des gens du quartier, car la vedette c’est eux ». Ce jour-là il n’y avait pas d’émission mais une fenêtre sur deux de la cité affichait un carton rouge. Les locataires avertissaient ainsi à l’Opac leur mécon-tentement. Aux pieds des immeubles, de grosses tâches noires rappellent qu’on a fait brû-ler des voitures ici. En décembre dernier, les harkis avaient manifesté dans ce quartier même. Les films de Canal Nord donnent des événements une version autre que celle des chaînes nationales. Canal Nord participe actuellement au démarrage d’une télévision de proximité similaire à Beauvais et des projets seraient en route à Sartrouville, Abeville et Vaux en Velin.
Aux Etats-Unis est née une autre appropriation de la télévision, encore plus directe : l’accès public. L’idée, simple, est d’ouvrir à quiconque possédant un camescope un canal avec comme seule devise : premier arrivé, premier servi. Le public devient « homme or-chestre, son rôle ne se cantonne plus à celui du téléspectateur passif et discipliné, mais au contraire, s’élargit à celui de concepteur, producteur et diffuseur » (2). Une agora ca-thodique, basée sur la gratuité, rendue techniquement possible par l’explosion des ventes de camescopes d’un prix toujours plus abordable et d’une simplicité d’emploi accrue et par l’avènement du câble comme nouveau moyen de transmission de l’image. Aux Etats-Unis, le free-access existe depuis la fin des années 70, date à laquelle les câblo-opérateurs (chargés de l’installation et de l’exploitation du câble) furent contraints au nom de la constitution américaine sur la liberté d’expression, d’ouvrir un canal au public. Premières équipées, les universités investissent très vite les canaux. Puis à l’aube des années 80, quelques groupes se fondent comme Paper Tiger à New York ou Deep Dish TV (premier col-lectif à louer dans les années 80 les services d’un satellite afin de diffuser simultané-ment sur tout le territoire américain. Actuellement, 300 réseaux relayent ce best of des accès public américains). Lors de la guerre du Golfe, ceux-ci furent parmi les rares médias américains à s’élever contre l’engagement militaire. Cette contre-information vidéo (témoignages de parents de soldats, de journalistes, d’économistes, d’objecteurs, de tra-vailleurs pétroliers, etc. Cf. le film « Hell No We Don’t Go ») produite uniquement par des citoyens et des associations, marque l’apogée de l’accès public aux Usa. Fin 1991, c’est encore un film amateur tourné à Los Angeles - repris par les grands networks - qui va ré-véler à l’Amérique la brutalité de certains policiers californiens. Aujourd’hui, l’engouement est tel qu’il faut parfois, comme à San Francisco, attendre plusieurs se-maines avant de voir son film diffusé : les listes d’attente s’allongent. Avatar de l’accès public américain, l’émission Vidéo Gag s’exporte aujourd’hui jusqu’en France à ceci près que le principe fondamental de la gratuité y est détourné (certains films sont récompensés).
Au Canada comme en Belgique ou aux Pays-Bas, ce sont les télévisions communautaires qui ouvrent leur antenne aux vidéastes amateurs. En Allemagne, où le nombre d’abonnés au câble est plus de dix fois supérieur à la France (10 millions contre 788000 selon l’Agence Câble), la première expérience d’accès public remonte à 1984 : le burgerservice (canal des citoyens) de Ludwigshagen, vite imité par les Offener Kanals de Berlin, d’Hambourg et de Hesse. Il en existe aujourd’hui 15 outre-Rhin et celui de Berlin annonce que 14% des rac-cordés au câble regardent l’Offener Kanal au moins une fois par semaine. Cette « station de télévision où les étrangers comme les Allemands peuvent produire leur propre programme, où chacun est traité équitablement qu’elle que soit son origine ou l’importance de son message, où le producteur individuel est légalement responsable de son programme et où le producteur n’a rien à payer pour utiliser ce canal ouvert ou même son équipement tech-nique » (3) emploie 13 personnes (budget annuel de fonctionnement : 1,5 million de DM). Les sujets diffusés vont du pastiche de jeu TV aux chanteurs débutants en passant par le théâtre, les strip-teases ou les recettes de cuisine. Par définition, tout est filmable, dif-fusable. En Italie et en Espagne, la situation est encore plus dérégulée, voire sauvage (les câbles qui relient les immeubles en Catalogne sont parfois aériens). Après une période 100% pirate, plusieurs télévisions locales et vidéocommunautaires se sont dévéloppées dans un cadre de semi-tolérance et Arraste Telebista (accès libre basque) affiche une belle santé. Au Brésil, des télévisions de rue (réseau Fase) vont filmer dans les favelas ou les zones rurales. Au Mali, Télé Action Progrès va de village en village projeter sur écran des films le plus souvent éducatifs. A l’Est (Hongrie, Roumanie) des projets sont avancés. Tous ne revendiquent pas l’appellation d’accès libre mais tous pratiquent une télévision de proximité, loin du mainstream ambiant. Cette télévision, héritière du film militant des années 60 mais totalement modernisée, ne se prétend pas meilleure techniquement mais différente de celle qu’on connait. Elle se veut une mémoire collective, une identité cultu-relle et locale. Presque une objection de conscience, du moins une réponse possible à la dépolitisation annoncée. Si « produire, c’est développer son sens critique », comme le dit François Pain (membre de Canal Déchaîné, association de professionnels du cinéma et de la télévision qui réalise des films de contre-information et qui réclame « l’application du droit démocratique à l’expression audiovisuelle par tous les moyens de télédiffusion » (1)), il faut se rendre à l’évidence : la France est en retard. Sérieusement. Il n’existe à l’heure actuelle en France aucun canal d’accès public à l’américaine ou à l’allemande malgré les efforts (pas toujours) conjugués de plusieurs associations.
Ah Que C’est Public est l’une d’elles. Née en août 1991 durant les Etats Généraux du docu-mentaire à Lussas, elle réunit plusieurs associations et professionnels de l’audiovisuel et a déjà organisé plusieurs rencontres institutionnelles avec le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, le Ministère de la Communication et l’Agence Câble. Ah Que C’est Public a réalisé des expériences d’accès libre en salle (comme au « Forum Jeunes » en décembre dernier au Cirque d’Hiver de Paris) et projette un voyage d’étude à travers l’Europe car « la méconnaissance de l’expérience de nos voisins entraîne une perte de temps et d’énergie dans le développement des projets de té-lévisions locales en France » d’après un des membres de l’association, Christian Bourdin. Leur ultime but : l’inscription dans la loi du principe de l’accès public (en Allemagne l’ouverture de canaux libres fut une décision politique). Parmi les membres de Ah Que C’est Public figurent les Pieds Dans Le Paf, proches du milieu éducatif et adeptes des coups médiatiques (le dernier en date n’est pas un des moindres : soutenu par Génération Ecologie, son vice-président Mathieu Glayman s’est présenté aux élections cantonales de mars 92 à Boulogne en inscrivant dans son programme « le droit au câble pour tous, l’audiovisuel à votre porte » (...) « pour des télévisions de proximité dans les ci-tés utilisant les antennes collectives des immeubles (...) pour des canaux d’accès public mis à la disposition des citoyens et des associations sur chaque réseau municipal câ-blé »...) ; la Huit (maison de production de vidéo légère) ou encore l’association Cyclopolis (qui avait essuyé en 1989 un refus pour leur candidature d’utilisation du satellite TDF1 !). D’autres structures comme Vidéon (réseau international de télévisions locales amateurs installé à Ris Orangis et producteur d’un magazine sur cassette vidéo), Vidéadoc (éditeur d’un guide de vidéo européenne) ou les Vidéos de Pays (organisatrices dans leur fief, à Beaufort/Doron, des « Olympiades de la Création de TV Locale » en janvier dernier avec des dizaines de participants venus du monde entier montrer leurs films aux sujets insolites : l’élevage des bisons en... Belgique, l’arrivée du beaujolais nouveau au Danemark, le cau-chemar d’un écolier allemand ou l’architecture montagnarde japonaise…) militent elles aussi - avec quelques distinctions - pour l’accès public. Car si « sa force est d’être ouvert à tous » comme s’enthousiasme à le dire Franck Schneider (gérant de la Huit), l’accès pu-blic soulève des interrogations tant éthiques que techniques.
Fort de ses pratiques de vidéoprojection publique à la M.C.L. de Poitiers, Patrick Traeger (Carré Images) souhaite que « l’accès public ne soit pas un robinet à images. Il faut une exigence qualitative : nous nous sommes aperçus que les films techniquement faiblards accrochent mal ». Même discours chez Pierre Hoch (Vidéon) : « l’accès public doit se donner une déontologie qui l’astiendrait à diffuser des images intéressantes. C’est là où ça de-vient délicat : qui décidera de ce qui est banal ou non et comment ? On ne peut pas tout passer, on a besoin d’une sensibilité de l’image ». Pour des raisons bien différentes, Phi-lippe Chareix, directeur technique de la Compagnie Générale de Vidéocommunication (filiale de la Compagnie Générale des Eaux, un des trois plus gros câblo-opérateurs fran-çais) exprime la même crainte : « il ne faudrait pas que cette mauvaise qualité d’image soit associée au câble lui-même » tandis que Christian Michal, directeur du développement de la Lyonnaise Communication (du groupe Lyonnaise des Eaux, autre principal câblo-opérateur) déplore que « le camescope soit encore au stade de la diapo qu’on montre à ses amis. Ce n’est pas de la télé proprement dite ». Justement, rétorquent les défenseurs de l’accès libre : l’objectif est d’arriver à transformer l’esthétique de la télévision, à créer une sorte de nouvelle vague vidéo, avec cette vertu affective et directe des exemples de réalisations étrangères. A l’instar de l’Allemagne, Olivier Shaffer (Pieds Dans Le Paf) qui travaille ac-tivement à l’élaboration de ce qui devrait être d’ici mai 92 le premier canal libre en France (une fe-nêtre hebdomadaire d’une heure à Cergy Pontoise, site pilote du câble depuis 1977, à res-taurer…) prévoit que l’association qui gérera ce canal permettra « de regrouper les vi-déastes amateurs et ainsi d’aider techniquement chacun à réaliser ses propres films. » L’accès public est autant une affaire de diffusion que d’aide à la création de films. Les membres de cette association du canal libre de Cergy Pontoise seront chacun des réalisa-teurs désireux de diffuser leur film et chaque adhérent participera aux décisions de chaque diffusion. Francis Malek, membre rigoriste de Cyclopolis, voit un risque possible de manipulation lors de ces formations. Pourtant François Pain se souvient du Vidéographe, « cette structure au Canada où l’on pouvait trouver du matériel de tournage et de montage. Les gens venaient avec un projet et une commission en sélection-nait trois par mois. Ça a été une base importante pour l’accès public au Québec. Rien ne nous empêche de reprendre cette expérience dans chaque ville : une mairie peut se per-mettre d’acheter cinq ou six caméras à 7000 Frs ». Si la qualité technique - son, lumière, image - s’avèrerait vraiment maladroite (dans un premier temps), les professionnels pourraient eux aussi diffuser sur les canaux libres. Ici encore, les avis divergent. Certains craignent que l’accès public de-vienne un second marché, d’autres comme Francis Malek retient qu’il est ouvert à tous et « qu’il ne doit pas être coupé du monde professionnel, ne serait-ce que parce qu’il y aura tôt ou tard des échanges entres les deux « mondes » ». « Il ne faut pas être effrayé d’une éventuelle main-mise des professionnels, assure Frank Schneider. Ils seront sans doute les plus durs à convaincre ». Aussi commence-t-on à entendre parler de commercial (impassable donc) et de non-commercial (diffusable). La frontière restant à délimi-ter.
Aux Usa le financement des accès publics est de trois sortes : pourcentage sur les re-cettes des câblo-opérateurs, subventions municipales et ressources propres, car même fondé sur le principe du bénévolat, l’accès public engendre un minimum de frais (formation, équipement, réception des cassettes, etc.). Les câblo-opérateurs français sur-sautent à l’idée même de financer en partie de tels canaux. Avec un déficit de 600 millions de francs par an pour certains d’entre eux, « il est hors de question que nous metions un centime dans ce type de programme. Si un tiers est prêt à nous rémunérer pour que nous assurions une prestation technique de diffusion, on a rien contre » sourit Philippe Chareix. Dans son bureau voisin, Anne Bourel (chargée de la communication de la Compagnie Géné-rale de Vidéocommunication) se fait plus nette : « il faut déjà que nous réglions nos pro-blèmes avant de nous lancer là-dedans ». Une politique cahotique (lancement du plan câble en 82 trop vite suivi d’une multiplication des chaînes hertziennes à partir de 1985) et c’est tout le câblage français qui est en retard sur ses homologues européens : en 1989 seulement 1,2% des foyers français étaient équipés pour le câble contre 26,1% en Alle-magne ou 75,7% en Hollande (4) avec des taux de désabonnement qui avoisinent en moyenne les 20%. Christian Michal voit cependant dans le canal public « un nouveau service qui, s’il ne rapportait pas d’argent, fidéliserait les abonnés. Mais qui payera ? L’émetteur (la ville, le diffuseur, le câblo-opérateur, les réalisateurs) ou le récepteur (l’abonné au câble) ? Qui est le plus demandeur ? C’est un peu le problème des livres à compte d’auteur ». La solution serait donc un financement public (culture, insertion, formation, aménagement du terri-toire, etc.), encore faudrait-il surmonter la « paranoïa des élus politiques qui croient que l’accès public se retournera contre eux. L’accès libre est pourtant une soupape, un formi-dable régulateur social » d’après Mathieu Glayman. Et c’est ici, au delà des enjeux écono-miques et culturels, que l’accès public touche un point bien plus sensible encore : la poli-tique. Aux Usa, le Ku Klux Klan a réalisé et diffusé des films sur certains des canaux selon le principe de la liberté d’expression, idem en Allemagne avec les néo-nazis. En France, le spectre de l’extrême-droite plane dans les discussions : « le Front National est très bien orga-nisé sur tout ce qui concerne les médias, poursuit Mathieu Glayman. S’il y avait un canal libre, il le prendrait d’assaut mais cela obligerait ses adversaires à s’investir sur ces nouvelles techniques. Il y a un déficit sur ce terrain des forces démocratiques ou progres-sistes qui est catastrophique ». Alors comment opérer ? Le consensus semble se faire au-tour de l’application pure et simple des lois existantes (celles sur la diffamation, la protection des mineurs, la pornographie, le racisme, etc.) mais dont il faudrait, pour cha-cun des canaux, trouver les structures prêtes à assumer la surveillance et l’autorité. « Nous devons revivifier les associations pour qu’elles s’en chargent » propose François Pain. Comme à Cergy Pontoise où des accords sont sur le point de se conclure entre le comité d’arbitrage du réseau local qui ouvrira une fenêtre libre et la quinzaine d’associations (école, vidéastes, enseignants, foyers) qui participe au projet d’accès pu-blic. Avec comme seules restrictions - hormis celles prévues par la loi - un droit de ré-ponse à quiconque en fera la demande. D’autres partisans de l’accès libre se disent con-fiants quant à un équilibre naturel (un film en appelle un autre, etc.) ou émettent la pos-sibilité de modifier la loi sur la responsabilité éditoriale. En d’autres termes, que le pro-ducteur (le vidéaste) devienne responsable et non plus le diffuseur (le canal, la chaîne) comme c’est le cas aujourd’hui. Laurent Cornier, du service câble et satellite des autori-sations et analyses économiques du C.S.A., n’y croit pas : « ça me parait aller très loin. Le régime de responsabilité éditoriale de l’audiovisuel est calqué sur celui de la presse écrite : il faut qu’il y ait un responsable désigné de l’organe de diffusion. Il y aurait trop à changer ». Fausse piste ou travail de longue haleine ? L’avenir le dira.
A chaque interrogation que soulève l’application d’un ou plusieurs accès publics - il existe actuellement en France 170 villes ou sites câblés, autant de réseaux éventuels d’accès libre - ses défenseurs apportent les réponses même s’ils sont parfois en désaccord sur les méthodes (l’enjeu est important, les idées fusent et quelques luttes intestines freinent plus qu’elles ne stimulent). Et bien que le nombre de chaînes sur un même site est techni-quement limité sur le câble français et que celui-ci bat de l’aile, l’accès public devrait bientôt devenir une réalité, notamment par l’intermédiaire de télévisions proches type Canal Nord ou TV Puce. Patrick Dupuis, directeur de l’Agence Câble (service du Pre-mier ministre mis à disposition du Ministère délégué chargé de la communication) rappelle que si une loi de 1986 rendait facultative l’obligation d’ouvrir un canal local (souvent transformé en télévision du maire) sur chaque réseau câblé comme c’était le cas de 1982 à 1985, le pouvoir reste donné aux communes, ce qui devrait faciliter le dialogue : « nous sommes le seul pays européen à le faire. Je crois que ce serait aller contre cette logique que d’imposer aux communes un canal ouvert. C’est aux élus locaux de donner leur avis ». Laurent Cornier, du C.S.A., estime pour sa part que « cette expression libre peut s’inscrire dans un canal local déjà existant à condition de veiller au respect du pluralisme des diffé-rents courants de pensée, politique, philosophique, religieux et autres. Ce qui sous entend que cela multiplie les interventions, la durée des émissions, les coûts (...) Autant la loi donne au C.S.A. une faculté d’imposer des programmes indépendants de l’exploitant du ré-seau, autant il me parait difficile d’imposer un canal d’accès libre aux réseaux. Nous ne pouvons pas nous immiscer à l’intérieurd’une programmation ». Et Philippe Dupuis de s’annoncer même prêt à soutenir des projets « mais on ne m’a rien proposé de concret ». Il ne reste plus qu’à trouver des volontaires et à engager des actions définies. L’expérience de Cergy Pontoise aura donc valeur de test bien qu’Olivier Shaffer nuance à priori la portée : « la grande inconnue c’est la réaction du public : va-t-il regarder ? Participer ? ». Avec un parc français de deux millions de camescopes (dont un quart acquis rien qu’en 1991), l’explosion devrait être rapide. Comme en Allemagne. Et peut-être même faire naître des vocations comme le firent il y a plus de dix ans quelques radios pirates devenues libres par milliers.
(1) : plaquette de présentation de Canal déchaîné
(2) : compte rendu Ecran Ouvert des Etats Généraux à Lussas/Ah Que C’est Public, Août 91
(3) : brochure Olympiades de la vidéo, 1992
(4) : « Que Choisir » n°281, Mars 1992
- Ah Que C’est Public : 218 bis, rue de Charenton 75012 Paris
- Canal Déchaîné : 2 rue Paul Eluard 93100 Montreuil
- Canal Nord : 22 rue Boucher de Perthes 80000 Amiens
- Vidéo de pays : Place de la mairie 73270 Beaufort / Doron
- Pieds dans le paf : 9 rue cadet 75009 Paris
- TV Puce : 2 place Louise Michel 95310 St Ouen L’Aumone
- Vidéadoc. 39 rue Merlin 750011 Paris
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