1
Dimanche 27 avril. 19 heures 43. Mairie de Brezillac.
- C’est de la bonne, se croit-il obligé de dire, en me tendant la raquette de ping-pong.
Jamais vu ce modèle, je le soupèse, je l’inspecte sous toutes les coutures. Scepticisme de rigueur, on va vérifier ça illico. D’office, je m’empare de la balle et du service. Genoux fléchis, je prépare mon coupé spécial, un effet de science-fiction suédoise, l’autre tête technocratique va propulser la balle dans les néons. Il tient sa raquette à la chinoise, prise porte-plume. C’est bien de la frime d’énarque, monsieur j’ai réponse à tout veut se singulariser, parfait, c’est son problème, au jeune conseiller-adjoint, pas le mien. En ce qui me concerne, la prise poignée de main garde ma préférence. Hop, je sers, et ma riposte est déjà prête. La balle revient avec un effet bizarre, elle meurt derrière le filet, elle s’écrase mollement, sans rebondir, comme tombée dans une flaque de boue. Un amorti imprévisible. Je pose ma raquette sur la table et je fais un signe de la main: stop ! Qu’est-ce que c’est que cette raquette de tapette qu’il a voulu me refourguer, il me prend pour un amateur ou quoi? Aussitôt je lui demande de procéder à un échange. Il ne peut pas me le refuser. Voilà ce que c’est de vouloir jouer au plus fin avec moi.
12-17. A moi de servir et de remonter ce maigre handicap, il a intérêt à laisser filer quelques points, sinon il pourra rendre sa carte et aller pointer dans un autre club. Je me concentre. Fixer la balle qui repose dans ma paume, la lancer, accompagner du regard son ascension verticale dans le vide puis sa redescente; et à l’instant précis où je vais la frapper, la porte claque, ma tête pivote, la balle touche le sol, et dans l’encadrement, apparaît le visage congestionné de Louton. Il est à bout de souffle. Sa main droite est posée sur sa poitrine, côté c?ur. Il frôle l’apoplexie ou l’infarctus. - Roger, Roger...
- Eh bien quoi, Roger? Me regarde pas comme ça, tu vois pas que je joue? Le ping-pong, c’est sacré, nom de Dieu!
- Mais, Roger, t’as oublié l’heure? Il est huit heures, les résultats viennent de tomber... T’es devant Jospin, tu m’entends, t’as obtenu plus de 18% de voix, juste derrière le Grand, tu te rends compte?
Mon hurlement fait trembler la pièce. D’un grand coup de talon, j’écrase la balle et ma raquette siffle au dessus de la tête de mon adversaire. Il a eu juste le temps de se baisser. Dommage. Mon lancer était féroce. J’aurais bien aimé lui éclater le nez à ce petit con.
20 heures 10. Au balcon du premier étage.
Il a fallu que j’improvise à moitié mon discours. Attendu par une foule qui m’applaudissait à tout casser et criait ses vivas, les micros et les caméras braqués sur ma tronche, j’ai fait une allocution brève et enflammée. Décalqué, triomphant, j’ai échappé de justesse à la bévue. Je me suis retenu pour ne pas lâcher « Deux semaines pour convaincre, deux semaines pour vaincre les cons!»
Au rez-de-chaussée, en sortant de l’ascenseur, je me sens beau et imposant comme une baleine rose et blanche. Dans mon sillage les pans de ma chemise flottent. Je lévite. Une grosse bulle de légèreté. Je n’ai pas eu le temps de nouer ma cravate, elle pend lamentablement sur ma poitrine. Mes yeux transparents se vitrifient derrière les lunettes de soleil. Depuis l’annonce de ma victoire, trois rails de colombienne pure à 89%, y’a pas mieux sur le marché, et une explosion de joie intérieure m’ont dressé les cheveux sur la tête.
Je les ai plus sentis que vus, une vraie chauve-souris, ils se sont précipités sur moi. Les membres de ma petite équipe m’ont tapé dans le dos et embrassé. On a fendu la foule aglutinée devant la mairie, ils m’ont propulsé sur la banquette arrière, en voiture Simone, et on a pris la route.
En arrivant à l’aéroport, je dis à mes compagnons « Alors, les gars, vous vous y attendiez pas, hein? », puis j’ajoute « Putain, la politique, c’est vraiment le pied! »
2
23 heures 25. Siège du PCSE. Paris.
Après la conférence de presse, je fais une entrée discrète dans le grand salon par une porte latérale. On me guette à la principale, près de laquelle se sont regroupés les photographes. La salle est archi-bondée. On se marche les uns sur les autres, c’est le délire, on se congratule, on se bouscule, on s’apostrophe bruyamment. Une ruche éméchée et joyeuse.
Le rédacteur en chef d’un grand quotidien national a été le premier à me voir, il s’excuse en écartant gaillardement les gens et vient me serrer la main. Son casque de moto sous le bras, l’écharpe de soie indienne nouée autour du cou, il regarde mon nez avec insistance. Il ne peut pas détacher ses yeux de ma narine droite, on dirait. Ma snifette dans les toilettes aurait-elle laissé des traces? Je tourne la tête comme si on m’appelait et j’en profite pour retirer une concrétion blanchâtre, semblable à un morceau de calcaire. Elle pendait, accrochée aux poils de ma fosse nasale. Je la balance par terre pendant que l’autre s’emmêle les pinceaux en me félicitant, l’air idiot. Il a une drôle de voix qu’on croirait sortie du fin fond d’un puits caverneux et elle ne colle pas avec son physique gringalet de vieux soixante-huitard. Comme il n’a rien de spécial à me dire, et réciproquement, il me plante là, avec mes cacahuètes au creux de la main.
Flashs en rafale. On m’acclame: Roger! Roger!.. Ensuite, ça n’arrête pas, je serre les mains par poignées de dix pendant un laps de temps infini; et quand je m’en sors, c’est pour entendre Rallet, en plein délire post-imbibé-envapé, dire « Putain, j’ai jamais mangé de féministes... » à Havard qui, pris dans l’euphorie, vient de lâcher « Il paraît qu’il n’y a plus de féministes en France, le P.S. les a toutes mangées. »
Un chauve dont la figure vulgaire me dit quelque chose, un sous-fifre quelconque suffisamment important pour pouvoir m’interpeller par mon prénom, me retient par une manche de ma veste.
- Roger? Vos cheveux, comment vous faites pour pas les perdre?
- C’est facile. Suffit d’être très intelligent et très puissant sexuellement.
Il en reste coi. Je me dégage et un autre, plus jeune, le front dégarni et bombé tendance hydrocéphale, émoulu d’une de ces grandes écoles qui ont fait la réputation de l’élite française, me confie, l’index en l’air, les yeux dans le vague: - Savez-vous que j’ai appris la manière définitive de faire fuir les taupes d’un jardin. Il faut enfoncer des baguettes de noisetier de 1,05 mètres à 50 centimètres de profondeur, les espacer de 8 mètres, et enfiler dessus des bouteilles en plastique vides. Le vent fait le reste en les secouant. Le son, répercuté dans les galeries, rend les taupes cinglées.
Il a une tête de rejeton de la créature de Frankenstein et ne fait pas la taupe, mais ses bruits de bouche imitent très bien le vent. Je suis mort de rire, je rugis: « C’est pas possible... » - Si, si, confirme-t-il avant de se perdre dans le magma humain.
Il faut en convenir, les conversations partent dans tous les sens et la logique de tout ça, si tant est qu’elle soit tapie quelque part, m’échappe totalement. Ensuite, des discussions et des êtres, je n’ai plus que les contours. Un vieux militant chante un bout de chant révolutionnaire, est-ce la version intégrale de L’Internationale, un autre manque s’étrangler de rire quand Rallet traduit en déconnant le PCP, le sédatif pour chevaux qui devint l’angel dust de sinistre mémoire, par Parti Communiste Parisien.
On cause des femmes, un Noir cite It’s a man man’s world de James Brown et dit « Il y a plein de chansons comme It’s a man man’s world, mais la réciproque est plus rare: trouvez-moi quelqu’un qui chante When a woman loves a man »; les avocats ET les avocates en prennent pour leur grade; et notre Q.G., capsule hors du continuum spacio-temporel, est passé à la loupe de nos divagations. - Une chose est certaine, assure Havard sur le ton mystérieux de celui qui sait reconnaître les conspirations délirantes, ceux qui sont ici ne sont pas ailleurs.
Tout le monde approuve. Puis accoté à un mur, le visage épanoui, je passe le reste de la soirée à mater les filles, en essayant de découvrir lesquelles sont dépourvues de culotte ou quel modèle elles portent. Sinon je disparais dans les toilettes-hommes, à tapoter le miroir et à me refaire une santé. D’ailleurs, je croise pas mal d’invités qui empruntent le même chemin. Certains ne se rendent compte de rien: - Je croyais qu’un joint ça se faisait tourner? rouspète un quincagénaire à la touche de cow-boy.
- Et moi, je croyais qu’un joint ça ne se réclamait pas, réplique du tac-au-tac un jeune gars à la gueule de flibustier hispanique.
A un moment, délaissant la lecture d’un Astérix, mon frère Pierre s’approche lentement de moi. Une mince ligne verticale, flottante, brumeuse, le dédouble. Je cligne des yeux. Il y a un bout de temps que je ne les ai plus en face des trous, et la bouche souriante, floue, de mon frère me dit très doucement: - Incroyable, non?
- Ouais.
- T’es heureux?
- Ouais.
- Biiiien!
Il tourne les talons, le maître d’?uvre de ma victoire. Si je suis présidentiable, c’est à lui que je le dois, et à une pure probabilité arithmétique qu’il m’avait soumise trois ans auparavant. J’enseignais encore l’Histoire de la littérature à des étudiants aussi attentifs et propres que des cochons d’Inde. Je me faisais royalement chier. Seule compensation, mais de taille, mon érudition sarcastique impressionnait quelques jolis petits lots, que je m’empressais de fourrer dans un lit où nous vivions les meilleurs passages de la littérature érotique depuis Les Mille et une nuits. A la fin de mon enfonçage des portes ouvertes du sens sur le thème du double chez Borges, je m’en souviens, Pierre vint me trouver dans l’amphithéâtre vidé de ses occupants. Il avait toujours grenouillé dans le milieu politique, comme conseiller occulte la plupart du temps, ce qui signifiait prévoir les chutes de merde et faire le nettoyage si nécessaire. Et, au lendemain des dernières Présidentielles, il avait eu une illumination. A la fin de son explication, comme je lui faisais remarquer que ses chiffres ne me faisaient pas bander, il me rétorqua que si j’acceptais son offre, il me promettait, outre le pouvoir et l’argent, je m’en doutais bien, des filles dont je n’aurais jamais osé rêver même dans mes délires les plus extravagants. Alors, la trique, je l’avais ou pas? Je retrouvai le sourire, pourquoi n’avait-il pas commencé par là, plutôt que de me farcir le chou avec des chiffres et des pourcentages qui ne satisfont que les statisticiens.
A ce jour, je n’ai jamais regretté de lui avoir dit oui.
Plus tard dans la soirée, attiré par nos rires, Pierre se joint à notre petit cercle d’allumés qui s’est isolé dans un boudoir. Les pétards n’arrêtent pas de tourner, on est tous couleur tomate, hilares, à raconter des conneries et des blagues autour d’une table. - Vous savez ce qui vous attend quand vous montez avec une pute accompagnée d’un pitbull? je leur demande.
Ils se regardent tous, les yeux dans le vague, les lèvres tombantes, abrutis par l’alcool, l’herbe et la coke. - Votre dernière pipe! je m’esclaffe.
3
Au milieu de la nuit, je me suis éclipsé en douce. Je vais rejoindre mon cadeau-bonus, que j’ai commandé à une agence spécialisée dont j’alloue fréquemment les services. Je n’ai jamais eu à m’en plaindre, tant la qualité est à la hauteur de la discrétion requise. Pour une fois, j’ai demandé une blonde, elle m’attend dans une chambre d’hôtel, que j’avais réservée en cas de succès. En cas de défaite, je me la serais payée quand même.
Lundi 28 avril. 2 heures 45. Dans un hôtel de la rive gauche.
La chambre est plongée dans l’obscurité. Je me déshabille en éparpillant mes vêtements puis j’avance à pas de loup. Un rai de lumière filtre par l’entrebaillement de la porte de la salle de bains. Je vais me rincer l’?il. Le carrelage, la céramique et la faïence brillent et la belle est en train de se mirer devant la grande glace posée contre une cloison. Elle s’admire de profil, cambrée jusqu’à la quasi-rupture de ses vertèbres, la colonne dorique, euphorique. La mienne, de colonne, est tellement dure que j’ai mal.
C’est une douleur exquise.
Puis elle s’assied face au miroir de l’armoire de toilette. Elle pose pour le miroir ovale, elle passe à travers, elle le supplie du regard, les yeux embués, une humidité qui la trempe jusqu’aux tréfonds de son âme et de sa matrice. Je me demande à quoi elle pense, mais à quoi bon; après tout, je m’en fous de son for intérieur, c’est tremper mon biscuit dans son berlingot qui m’intéresse, pas l’état de sa psyché de pute de luxe.
Un soupir gonfle sa poitrine. Il se fait tard, faudrait qu’elle s’active. Elle se lève. Je suis en surchauffe. Elle enlève ce qui lui reste de dentelle sur le corps. Son gros orteil droit soulève le string et le wonder-bra et d’un coup de pied léger et habile, elle les envoie balader dans un coin. Je dégage fissa, je me cogne le gland contre le chambranle, j’étouffe un cri et je plonge dans le pieu. En sortant de la salle de bains, elle n’est pas surprise de me découvrir allongé au-dessus des draps, ma bite dressée comme un totem vers le plafond. Elle me fait un grand sourire, elle est superbe. Elle reste un instant au pied du lit, puis elle se jette sur moi, la bouche et les ongles en avant. Ma queue disparaît entre ses lèvres.
Cette nuit, l’inspiration m’a quitté. Les blondes me font souvent ça. J’ai beau la besogner par derrière comme si j’avais été privé de cul pendant des mois, l’envie me presse d’en finir vite, mais l’alcool m’empêchera de jouir avant des heures, je le sens dans ma queue. Ses tortillements du bassin et ses morsures dans l’oreiller, ses gémissements de putain, n’y changeront rien. J’ai la tête ailleurs. A l’Elysée, je crois bien.
Je me retire en maugréant. Aussitôt je m’endors. A mon réveil, un souffle chaud chatouille le creux de mon oreille.
- Monsieur Rio, excusez ma curiosité... Je suis sûre que dans votre job, vous avez tous des surnoms, j’aimerais bien connaître le vôtre, si c’est pas trop indiscret?
- Ça l’est. Mais je vais te le dire quand même, à condition de me promettre de ne le répéter à personne.
- D’accord, promis.
- On m’appelle Roger Rabite.
- Tiens donc, comme dans le film?
- Exactement! Je suis un chaud lapin, comme on dit, je baise tout ce qui bouge, ou presque. Mais savez-vous comment on appelle le Grand? Lui, c’est “Dix minutes, douche comprise”.
Ses yeux me fixent et elle pouffe entre ses mains. - Non?!
En guise de réponse, je claque ses fesses, pas très fort, et je lui dis: - Bon, t’es gentille, mais il faut que je rentre chez moi.
4
Roger Rabite. Le premier qui oserait me le dire en face, gaffe à ses os, il peut faire ses valises pour la Guyane ou un autre coin de paradis encore plus moisi. Dans mon dos et avec la discrétion la plus absolue, croient-ils, les initiés se refilent mon surnom entre eux, comme un colis piégé. Dans les officines des partis, à l’abri des lourdes tentures de velours carmin, les anecdotes, potins, ragots, qui courent sur son priapisme ne se comptent plus. Les collets montés s’en racontent des vertes et des pas mûres entre deux battants de porte, vous connaissez la dernière? Par dernière, on entend facétie, mais aussi conquête féminine. Je ratisse large. Ma faim sexuelle dépasse l’appétit du commun des mortels, je suis perpétuellement en chasse. Seules les mineures sont épargnées; et plus par crainte du scandale que par interdit moral, bien que mon sens de l’honneur et de la raison se serait fixé l’âge limite de seize ans, en-dessous ça sent trop les pissotières d’école primaire, je trouve.
Si ma réputation de chaud lapin n’est plus à faire, en revanche, celle de drogué ne doit absolument pas franchir un rideau d’affranchis triés sur le volet. Cul et came, chez moi, vont de pair. Les deux C majuscules, pour chasser le stress, décompresser, dans mon job, on en a bien besoin; et, aujourd’hui, plus que jamais.
4 heures. Rue Ci-Gît le C?ur. Au domicile de Roger Rio.
Valérie dort, ou elle fait semblant. Je ne voudrais pas troubler son sommeil, il est si fragile qu’elle est capable de dresser un tableau comparatif des boules-quiès disponibles sur le marché. Elles les a toutes testées, sans obtenir de satisfaction totale. Je m’écroule à ses côtés et je m’endors aussitôt.
Je crois que tu as eu une nuit agitée. Au saut du lit, tu vas chercher mes entrailles au bout de tes orteils. Le glou-glou dans mes boyaux contraste avec la douceur printanière et l’apparition muette des bourgeons que j’entrevois par la fenêtre de la salle de bains. Trois centimètres de coke disparaissent dans ma narine gauche, deux profondes respirations, puis trois autres centimètres dans la droite, des ondes incandescentes transpercent mes cloisons nasales et mes sinus. Ces deux premières lignes me font chavirer la tête, mais me voilà réveillé.
Sentimental, je veux embrasser Valérie. Je m’aperçois alors que le lit est vide; elle a dû aller se repieuter au milieu de la nuit dans une des nombreuses chambres d’amis, lassée de mes bonds et rebonds nocturnes. J’arpente les mètres carrés, lançant des regards inquiets partout dans notre appartement avec terrasse, vue sur la Seine, passant d’une pièce à l’autre, splendide, et d’un calme, vous verrez, m’avait dit la grosse vache emperlousée de l’agence immobilière. Calme, mon cul: aujourd’hui je m’en mords les doigts, aux ongles si rongés que deux séances hebdomadaires de manucure limitent tout juste les dégâts.
Ne manquerait plus qu’elle se tape une dépression, je connais son tempérament porté à la mélancolie et au romantisme le plus sombre. Les s?urs Bronté à côté d’elle c’est les Spice Girls. Je marmonne entre mes dents. Je ne la trouve nulle part.
Elle est dans la cuisine. C’est bien ce que je craignais. Je m’assieds en face d’elle et de son bol de café refroidie et je la regarde. Elle porte un déshabillé en satin bleu roi, un genre de kimono assez sexy, ma foi. Mais celle qui a fait les beaux jours de mes débuts n’est plus très fraîche, c’est des cures de vieillissement accéléré qu’offre la vie politique aux femmes qui se sont laissées abuser trop longtemps. Les paupières alourdies, les yeux enfoncés dans des cavités noires, des cernes mauves, la peau molle, livide, elle me dit qu’elle n’a pas dormi de la nuit, rongée par l’inquiétude et bourrée de Prozac. Sans maquillage ni effet spécial, elle pourrait décrocher le premier rôle dans un film de série Z, comme zombie. - C’est vrai ce qu’on raconte sur toi? me demande-t-elle d’une voix chevrotante.
Je reste muet. Son front heurte la table, elle se met à sangloter entre ses bras. Je lui prends le menton et je relève son minois. Un pauvre sourire passe sur son visage démoli, elle renifle dans une tentative désespérée de ravaler ses larmes. Je la regarde droit dans ses yeux rougis. - Tu sais bien que tout est exagéré à mon propos.
- Alors, il y a du vrai...
Elle a le grand frisson. Subissant une épisiotomie sans anesthésie locale, elle n’aurait pas été plus secouée. Je crains de la voir piquer une crise de nerfs ou d’épilepsie. Je la gifle. Le remède est efficace. Miraculeux. Elle sort aussitôt de sa transe, renverse son bol en se jetant à mon cou. - Baise-moi! supplie-t-elle. Baise-moi comme n’importe laquelle de tes salopes!
Elle défait ma chemise et la ceinture de mon pantalon, sa main fouille dans mon caleçon, ses doigts s’impatientent autour de ma queue. Comme avant, « Roger, vas-y! Mets-la moi! » Ma bite durçit, je ne suis pas un polichinelle, mais si on sait tirer sur les bonnes ficelles, je réagis au quart de tour. Je la prends sous les aisselles, je l’arrache de sa chaise et je la culbute à plat dos sur la table. Elle relève la tête et me lançe un regard où se mêlent la stupéfaction et le désir. Le facteur sonne toujours deux fois, le remake, moi en Nicholson, elle en Jessica Lange. Mon pantalon tire-bouchonné sur les chevilles, j’écarte les pans de son déshabillé, elle n’a rien dessous, et, dans le même mouvement, je relève ses jambes et je les cale contre mes bras repliés. Les mains en appui sur le rebord du plateau, ma prise est ferme. Elle est toute moite, depuis quand attend-elle ce moment, et ma queue s’enfonce dans sa chatte comme si c’était de la nougatine chaude. La combustion est immédiate. On ne fait pas dans la dentelle, c’est de l’assaut frénétique, des ruades animales. J’embrasse ses seins. Bien qu’ils aient tendance à s’affaisser sur ses côtes, je lui suce les bouts, elle secoue la tête, ses cheveux se collent à son front et à ses joues, ses mains se nouent autour de mon cou, « C’est bon, c’est bon! » n’arrête-t-elle pas de crier, les yeux retournés, blancs. Elle donne de grands coups de bassin, son corps cogne contre le mien, elle s’empale violemment sur ma queue. - Plus fort! rugit-elle.
Je mets la gomme et je la baise furieusement jusqu’à ce qu’elle pousse un long cri de délivrance après avoir murmuré « Je jouis, bon dieu, je jouis! ».
A bout de souffle, elle murmure « J’en avais vraiment besoin. » et éclate d’un rire bizarre puis on reste un moment sans rien dire, accrochés l’un à l’autre, les yeux clos. Quand je les ouvre, je vois son visage mouillé de larmes. - Tu ne m’aimes plus... soupire-t-elle en me repoussant. Tous ceux autour de nous le savent, tu leur mets suffisament de preuves sous les yeux pour le croire, mais ce qui me désole c’est que personne ne croit que, moi, je puisse encore t’aimer.
5
9 heures 15.
Flanqué de mes gardes du corps, Edouard et Richard, je me dis que c’est une veine que je reparte en campagne, je n’aurai plus à supporter les affres de la promiscuité conjugale. Edouard ressemble comme deux gouttes de foutre à un ex-animateur d’un show télé, qui fait maintenant l’acteur. C’est son portrait craché: un quadra beau gosse, qui fait rêver les filles de 7 à 77 ans. Cette ressemblance étonnante lui facilite la tâche quand il s’agit de draguer, il est encore célibataire, mais elle suscite des jalousies mesquines et, plus grave, nuit à sa tâche quand il doit ramener à la raison un emmerdeur. Avec son visage aux traits si réguliers, une gueule de presqu’ange, on le croit incapable de faire le coup de poing, ou d’user de son calibre, on a tort, et quand on a réalisé son erreur, il est trop tard pour revenir en arrière. Edouard est très fort et très adroit de ses mains, mais il faut aussi garder un ?il sur ses pieds, il peut vous les balancer dans le nez sans avoir l’air de bouger. Bref, sous le charme, le danger.
Richard, lui, personne ne risque de le confondre avec quelqu’un d’autre, il tient plus de l’animal que de l’être humain. Sa tête rasée, son cou de taureau, le tour de ses bras et de ses jambes rendent ridicules les culturistes croqueurs d’anabolisants; et ses mains, c’est des pelles garnies de neuf boudins blancs. A sa main gauche manque l’index, qu’il s’est sectionné bêtement au couteau électrique alors qu’il réglait ses comptes avec un dealer, le grand perdant dans l’affaire, puisque le mec y avait laissé le bout de son nez et sa paire... d’oreilles.
Parmi ses passe-temps favori ne figurent ni le golf, ni la philatélie, on s’en doute, ni même la gastronomie - malgré son gabarit et son appétit; défoncer des crânes, ou n’importe quelle autre partie de l’anatomie masculine ( les femmes, d’après lui, c’est de la coquille d’?uf, ça ne l’amuse pas ), et soulever de la fonte sont ses activités préférées pendant, et en dehors, de ses heures de service. Lors de ses séjours derrière les barreaux, il déflorait des petits culs vierges. Circonstance atténuante, deux personnes - soumises au détecteur de mensonges et désireuses de garder l’anonymat - peuvent jurer l’avoir vu essuyer une larme à la fin de la projection d’un documentaire sur le massacre des bébés-phoques; si Greenpeace comptait dans ses rangs des militants de la trempe de Richard, sûr qu’on les écouterait davantage. Lui, l’ami des animaux et ennemi déclaré de la race humaine en général, je le trouve sensationnel, et il m’adore depuis que j’ai réussi à faire réduire sa dernière peine et l’ai fait sortir prématurément de tôle. Pour moi, il ferait n’importe quoi.
9 heures 30. Siège du PCSE.
C’est l’ébullition. Sous la protection bienveillante de mon portrait, chacun est remonté à bloc, prêt à en découdre avec le monde entier, à donner le maximum de soi pour ma victoire. Je fais le tour des responsables, qui me congratulent encore, et je salue d’un geste de la main ceux qui ?uvrent dans l’ombre.
Dans la salle de réunion, Catherine, ma secrétaire particulière, tape un communiqué de presse sur son portable. Le port de lunettes n’embellit pas son visage disgracieux. Sa frappe rapide fait son charme, mais ses fautes d’ortographe m’obligent à la corriger sans cesse. Sa main garnie de faux ongles vernissés de violet attrappe un dictionnaire sur une étagère bringuebalant au-dessus de sa tête. Elle consulte les pages, sans se laisser distraire par le tumulte autour d’elle, elle a l’habitude, ni par René, un conseiller à fine moustache, qui lui dit à voix basse « Deux O, comme dans Histoire d’O. », mais Catherine ne lui répond pas.
Armand, mon directeur de campagne, entouré de son équipe, s’énerve à mettre au point mon nouveau tour de France. Il s’exclame soudainement « C’est ça, et moi je suis Dracula! » Qu’on lui jette de l’ail pour le calmer.
Sur le bureau de Catherine, le téléphone sonne. Elle décroche, se casse un faux-ongle et jure, « Merde! Secrétariat de monsieur Roger Rio, j’écoute. Non, c’est pas à vous que je disais merde, bien sûr que non, veuillez m’excuser. De la part de qui, je vous prie? Ne quittez pas, je vais voir s’il est arrivé. »
Elle pose la main sur le combiné et me souffle dans un murmure:
- C’est Libé.
Je lui fais signe que non, je ne suis pas là. - Rappelez plus tard, en début d’après-midi, c’est ça, au-revoir, dit-elle.
A coups de bottin sur le crâne, Armand calme un de ses conseillers, pas René, un autre sans fine moustache celui-là. Le type tourne de l’?il. Un vertige l’envahit, comme s’il avait fumé une douzaine de joints d’affilée, sans recracher la fumée, ce qui est possible. - Mais ta gueule, on t’a pas sonné, dit Armand au conseiller - il s’appelle Patrick, ça me revient maintenant - écoute plutôt ce que dit René.
Seulement Patrick n’est plus en état d’écouter qui que ce soit, il est out. Il gît au sol, KO.
Armand s’apprête à ajouter quelque chose quand on entend du brouhaha dans le couloir. Sa minute d’emportement est écourtée. La porte sort de ses gonds et la poussée brutale dans son dos l’envoie s’écraser contre une cloison. Il se redresse. Des gouttes de sang perlent de son nez. Son complet croisé gris sombre, d’une valeur de 9000 francs, il me l’a assez répété, est réhaussé de quelques tâches.
Catherine sursaute. Son corps est secouée de spasmes nerveux. Sans crier gare, une poignée d’individus en costard-cravate fait irruption dans la pièce. Combien? Je commence à compter. Sept, huit? Les conseillers, suspendus à mes lèvres, sont pris au dépourvu. Déboussolés, ils ne savent plus quoi dire ni faire, ceux-là même qui ont toujours réponse à tout. - Déjà des revendications. C’est bien. J’en tiendrai compte, je plaide, sans que ma voix ne laisse percer le moindre désarroi.
- On a gagné! Les doigts dans le nez! Ils ont perdu! Les doigts dans le cul! gueule pour toute réponse un des costards.
En y regardant à deux fois, éberlué, je me rends compte que les intrus portent des masques de carnaval. C’est pourtant pas Mardi-Gras, ni Halloween, et qu’ils sont bien sept. Ces cons se sont faits les têtes de mes ex-rivaux, Jospin, Hue, Le Pen, Seguin, Balladur, Léotard et De Villiers; et ils sont armés, ils nous tiennent en joue avec des flingues en plastique, je crois. Je commence à deviner qui se cachent derrière cette attaque surprise pour rire.
Tétanisée sur sa chaise, sa crise est passée, Catherine n’ose plus bouger un faux-cil. Un canon sur la tempe, elle captive Balladur qui la menace. Il lui colle son masque sous le nez. Lourd, le garçon. Il regarde attentivement sa chevelure, puis passe sa main dans les cheveux décolorés en platine jaune pipi, ou canari si on préfère les noms d’oiseau, et la jeune femme ne peut réprimer un frisson. - Putain, La Murène, la plaisanterie a assez duré, je fais.
- Bon, d’accord, dit celui qui arrache son masque de Seguin.
- Je t’ai reconnu à tes pompes de maquereau. Tu devrais en changer plus souvent.
- Merde, j’avais pas pensé à ça.
- A poil ! A poil ! gueulent-ils tous en ch?ur.
- Si je le fais, c’est uniquement pour monsieur Rio, minaude Catherine.
Alors la jeune femme s’effeuille le plus rapidement qu’elle peut, sans volupté, ni sensualité, elle ne veut pas nous donner la satisfaction supplémentaire d’un strip-tease gratos. Etouffant un rire hystérique, ses vêtements répandus à ses pieds, elle se retrouve nue comme Eve devant son créateur. Une mince fente verticale, très émouvante, se dessine entre ses jambes, l’épilation à la cire est intégrale, et une rose des sables déploie ses pétales autour de ses mamelons. On les aperçoit avant que ses mains ne couvrent son opulente poitrine, un bon 90C, je dirais.
La surprise est totale. Personne n’en croit ses yeux. Moi-même, j’éprouve quelques difficultés à reprendre ma respiration.
*
Déjeuner: revue de presse, décorticage des sondages, infos confidentielles, ragots et intox, distillés à tour de rôle par Havard, Louton et leurs sbires, ne peuvent retenir mon attention, mon oreille reste sourde, seules les mastications de La Murène m’intéressent. Il faut pouvoir les subir, il mange souvent la bouche ouverte. Assis en face de lui, je le regarde dévorer. Ses lèvres fines découvrent ses petites dents serrées, pointues et acérées. C’est assez peu ragoûtant; et, paradoxalement, le spectacle est assez fascinant. Le jeu de ses mâchoires et de ses dents, de sa langue, les morceaux de nourriture qui ont l’air de flotter dans une caverne, tout ça acquiert une dimension mystérieuse.
Suis-je resté bloqué au stade oral?
Il est trop tôt, mon estomac est toujours vide, je ne peux rien avaler. Le ventre de La Murène doit être plein. Ses yeux pétillent. Outre qu’il a bouffé deux plats principaux, il les a complétés d’une assiette de charcuterie et de fromages et d’un assortiment de fruits, d’une crême caramel et d’une tarte aux pommes, arrosés de trois cafés serrés. Avec un régime pareil, il s’étonnera après ça d’être un tantinet nerveux, il évoquera l’hérédité et son éducation, alors qu’il suffit de le regarder s’empiffrer pour comprendre son comportement. Bouffer ou fumer, il faut choisir, la nicotine tue le goût, gâte les sauces, La Murène n’a pas eu d’hésitation, non-fumeur, il en a fait un credo. Par son obésité, son hygiénisme, et son absence de scrupules, La Murène est la pointe yankee de notre équipe.
6
13 heures 30. Sur le tarmac de l’aéroport du Bourget.
- Alors, c’est vous qui serez mon ange, dis-je en serrant la main de Buchet, après que Monique, mon attachée de presse, me l’a présenté. Il me répond qu’il sera plutôt mon ombre.
Je dois passer cette première semaine de campagne en sa compagnie, le grand journaliste, il va me suivre partout et faire mon portrait pour Paris-Scoop. Un long, détaillé. Une idée de Monique, bon pour mon image assure-t-elle, je l’ai félicitée parce que ça ne me serait jamais venu à l’esprit de tenter le coup avec Paris-Scoop.
Buchet, il est surtout connu comme écrivain. Ses bouquins, violents et durs, tempérés d’une pointe de mélancolie et de tendresse, lui valent une certaine célébrité. La musique surgit souvent au détour d’une page, avec des histoires de chanteurs de country et western qui n’intéressent plus personne, sauf lui. Ou elle accompagne ses nombreux déplacements, qu’il effectue le plus souvent en voiture. J’ai retenu le nom de ses musiciens préférés, Bob Dylan, un accordéonniste mexicain, Flaco Jimenez, et Bach, cherchez l’intrus, la musique, c’est toujours utile pour engager la conversation, j’ai révisé mes fiches. Ses bouquins je les lirai peut-être un jour, si je n’ai rien de mieux à foutre, ce qui m’étonnerait.
La légende dit qu’il est capable, lors d’un festival du livre, pour le meilleur, d’entrer dans un bar et de lançer à la cantonnade « Homard pour tout le monde! »; et, pour le pire, de se livrer à des excès dévastateurs. Je verrai bien, car je suis un expert es-excès dévastateurs.
C’est une ombre envahissante, la mienne ne fait pas le poids à côté, même si sa taille ne m’impressionne pas. Je m’attendais à un géant. Une de mes fiches le décrivait comme un ours de deux mètres. Il est plus petit que moi. Quelle erreur de toise, celui ou celle qui l’a rédigée va m’entendre. L’homme culmine à un mètre soixante quinze à tout casser, je vois sur quoi reposent les légendes chaussées de bottes mexicaines. Seulement, ce un mètre soixante quinze pèse dans les cent trente kilos. Le ceinturon du jean a des difficultés à contenir une panse d’ogre. Sous la veste de cuir noir, le col de la chemise est dégrafé et une mousse blanche fait des vaguelettes sur un torse de déménageur. Ses jambes ont l’air d’avoir parfois du mal à le porter et de le faire souffrir. Il marche en faisant des petits pas. L’attraction terrestre et sa corpulence le tirent vers le bas et nous nous envolons vers le Sud.
13 heures 55. Dans l’avion.
Buchet enlève les écouteurs de son walkman, après avoir griffonné quelques notes sur un carnet et se tourne vers moi.
- J’écoute pas beaucoup de musique en travaillant. Ça me rend dingue.
Je hoche la tête. De sa malette remplie de dossiers et de feuilles volantes, couvertes de pattes de mouche et raturées, il sort une revue. La couverture m’attire. Un journal de cul. Il le feuillette. Les photos glissent sous nos yeux. Il retrousse les manches de sa chemise et les regarde attentivement. - Vous avez vu ça?!
Les blondes et les brunes, de type californien, se suivent et se ressemblent. Un corps façonné par l’industrie aéronautique ou celle du suppositoire, sans aspérités, siliconné de partout, une bouche à mâchonner du chewing-gum en s’envoyant en l’air, des traits de plastique, dur, et un c?ur qu’on devine de marbre. J’aime assez. - Ce genre de fille, dit-il, le style sirène à Malibu, qui semble briller, comme me l’a fait remarquer un de mes amis, ça ne me fait pas beaucoup d’effets. C’est pas pour moi. Je ne la chasserais pas de mon lit, non, mais c’est comme si je conduisais une bagnole de luxe italienne, une Lanborghini, je n’arrive pas à me l’imaginer.
Il s’attarde sur une image. - Cette fille, elle a pas l’air d’avoir de poils pubiens...
En effet, je confirme à part moi, elle a la chatte rasée. Et Buchet commence à me raconter sa vie sexuelle, je ne lui ai rien demandé, drôle de façon de faire connaissance. Il me dit que dans sa vie, comme dans ses livres, les femmes ne passent pas au second plan. Sa première expérience avec une fille, plus mature que lui, il ne l’a jamais oubliée; la partie de baise dans un ascenseur ou à l’arrière d’une jeep non plus, mais d’un bordel à Marseille il ne se souvient que des six jeunes maghrébines. Sur un des clichés deux filles s’embrassent goulûment. Dix ans auparavant, en pleine crise conjugale, il a laissé passer l’occasion de baiser deux filles ensemble, par crainte de ruiner son mariage qui partait pourtant en couilles.
Il s’allume une clope, « Ça vous dérange? ». Je secoue la tête. - Et vous, Roger, je peux vous appeler Roger maintenant, après ce que je viens de vous dire. ( J’acquiesce. ) Qu’est-ce que vous regardez en premier chez une femme?
Je prends mon temps avant de répondre. Ma voix baisse d’une tonalité; et je me gratte la joue. - Tout m’intéresse dans une femme. Je ne fais pas de détails. C’est une vision d’ensemble. Les femmes m’ont donné beaucoup de plaisir. Et, en bon monogame pratiquant, j’en prends encore, je lui réponds en souriant.
Dans mon sourire, il lit de la gourmandise.
7
15 heures. Aéroport de Valence.
Sous sept mètres de plafond dans une salle de débarquement blanche et vide, je tripote mon alliance et je fais craquer mes jointures. Sans que je sache pourquoi, sans doute pour casser le silence qu’il ne semble pas pouvoir supporter, Buchet me cause de Mark Brusse, un de ses amis artiste qui a connu l’écrivain Brautigan dans une file d’attente de taxis au Japon; ce dernier s’est suicidé plus tard en se vidant un flingue dans la bouche, m’apprend-il, mais je le savais déjà, on a découvert son cadavre six semaines plus tard. L’art, la culture, il voit tout à travers ce prisme déformant, Buchet. Un esthète sous ses allures machos, je vais combler ses besoins et ses désirs.
Il retire ses lunettes, se frotte les yeux puis allume une cigarette.
- J’ai dormi toute la journée d’hier, alors aujourd’hui je suis OK, fait-il à la photographe, une petite bonne femme douce et énergique.
Elle nous mitraille, et à chaque changement de pose, Buchet tire une bouffée. Sinon il reste stoïque. De brefs jappements de rire jaillissent régulièrement de sa gorge, comme quand je le complimente sur sa jolie moustache. La photographe ajoute: « Vous devez fumer beaucoup, vos poils sont roussis au bout. » - J’avais arrêté, dit-il. Mais je m’y suis remis parce que j’aime le goût de la nicotine, alors j’essaie seulement de ne pas trop avaler de fumée.
- Comme Clinton! fais-je.
Il rit; et son rire évoque celui d’un gosse ou d’un vieux singe. Je me suis assis, et, à plusieurs reprises, je me frotte les mains sur le visage, j’ai du mal à chasser la fatigue de mes traits. Les émotions de la veille et la vitalité de la pute m’ont harassé. Par la baie vitrée, mon regard se perd par-delà les toits des hangars, à la recherche d’un coin de pureté, ou de rien. Les yeux mi-clos, les mains jointes, j’ai l’air de prier le dieu des abonnés absents. - Vous vous sentez bien? me demande la photographe.
- Ooh, je me sens un peu vieux, j’ai mal partout. J’ai trop fait la fête hier soir, je crois bien.
21 heures 45. Au bar de l’hôtel.
Un nuage de petites notes de piano flotte autour de nous. On s’est installé autour de deux bières, d’un café et d’un grand verre de flotte, que j’ai vidés d’un trait. M’époumonner pendant presque une heure devant 2500 personnes m’a donné une de ces soifs. Buchet consulte une de ses fiches.
- Si j’ai bien compris la naissance du projet du PCSE, vous avez procédé à un simple calcul. Quand, à l’issue des dernières présidentielles, vous avez décompté les 19 millions de voix des RPR, UDF, PC et PS...
- Oui, les dinosaures...
- Puis les 5 millions du F.N., reprend-il, et les 3 millions de non-inscrits. Il restait donc environ 10 millions de voix, en cumulant les abstentions, les blancs et les nuls, dont vous avez présupposé qu’elles étaient à la recherche d’une autre alternative politique, et vous y avez ajouté une partie des 6, 5 millions des petits partis, disons, 5 millions. Total: 15 millions. Tel fut donc votre pari, à votre frère Pierre et à vous: inventer un parti et un programme capables de séduire la majorité de 15 millions d’individus laissés pour compte...
- Simple comme bonjour! Et résultat des courses, on en a touché plus de la moitié. C’est presque 8 millions de personnes qui viennent de voter pour moi au premier tour.
- Et d’outsider, vous êtes passé à principal challenger. Le nom, Parti du Contrat Social Européen, c’est vous qui l’avez trouvé?
- Oui, grâce à Jean-Jacques Rousseau. J’en suis assez fier.
- C’est pas un peu... passéiste, pour un parti qui se veut novateur?
- Je le trouve clair, et on peut le décliner autrement: Parti du Computer Subversif Envoûtant, ou Parti du Contrôle Subjectif Erotique. C’est un nom riche de possibilités.
Etre le leader du PCSE, je m’y suis vite accoutumé. Plutôt beau et bon parleur, doté d’une bonne mémoire et d’une culture étendue, j’ai surtout le minimum de charisme indispensable à l’exercice de mes fonctions, Pierre, lui, en est dépourvu. A cause de sa tête de second couteau de série B, il savait que les premiers plans lui seraient interdits. Aussi a-t-il eu l’intelligence de me confier le rôle de la vedette, pendant qu’il faisait le scénariste, le co-dialoguiste et le metteur en scène. - Le PC et le PS doivent vous en vouloir d’avoir accollé ensemble le C et le S. Vous l’avez fait exprès?
- A votre avis?
Pas dupe, Buchet rigole. Il faut dire que le lancement du PCSE avait doucement fait ricaner l’ensemble de la classe politique. Leur attitude a changé quand, il y a deux ans, le livre que j’ai signé ( mais coécrit avec Pierre ), La vie n’a pas de prix, est resté presque cinquante-deux semaines en tête des meilleures ventes et m’a assuré une ronde promotionnelle exceptionnelle. J’expliquai un double-refus: celui de la « Mac-Worldisation » comme celui de l’ensemble des revendications identitaires à l’?uvre dans le monde, qu’elles soient régionales, nationales ou religieuses; et je proposais la création de véritables Etats-Unis d’Europe, où les nations passeraient au second plan. Une Europe qui, pour contrer la puissance nord-américaine et celle du bassin Pacifique, devait s’appuyer sur la réflexion culturelle, son histoire, et rebondir sur la culture numérique. Au passage, je vilipendais le traité de Maastricht et tapais sur les fonctionnaires et les technocrates de Bruxelles et de Strasbourg, fustigeant leur uniformisation arbitraire, leur nivellement des différences par le bas. Autant dire que j’envoyais à la casse tous les représentants des autres partis, que je m’aliénai totalement. Que l’ensemble de la classe politique française soit désignée comme bouc-émissaire dut satisfaire ceux sur qui on avait misés. Ils comprirent le message et envoyèrent suffisamment de signaux positifs pour me propulser là où je suis maintenant, CQFD. - Vous avez piqué pas mal d’idées à Habermas, non? Ses propositions de directives “transposables” à l’échelle de chaque pays, la construction d’un nouveau système juridique européen, pour décider, agir et imposer, et qui signerait la fin des Etats souverains, c’est pas de lui, ça?
Bien lu, bien vu! Il est pas si con, Buchet. Il sourit. Ses yeux verts, logés dans une fente, éclairent un visage de bouddha. C’est assis, qu’il est le plus impressionnant. Le dos droit, les mains posées sur ses cuisses très épaisses, les pieds chevillés au sol, c’est un lutteur de foire. Un sumotori méridional. Je souris à mon tour. Un sourire ironique, étrangement philosophique. - Quitte à piquer quelque chose à quelqu’un, autant piquer aux meilleurs. C’est un devoir politique.
23 heures. Après le dîner.
La nuit est tombée depuis un bail. Là on s’attendrait à une métaphore joliment troussée, erreur, je chie sur les métaphores, ce maquillage outrancier de la langue, langue de pute à quoi je m’adonne aussi parfois. Une jeune femme rousse traverse la salle et s’asseoit à la table voisine. Ses grandes bottes lacées jusqu’au genou attirent les regards masculins. Je lui jette un coup d’?il rapide. Elle me sourit. Ce sera donc elle. Elle ressemble à une Fanny Ardant S.M. Je l’ai vue arriver de loin, Buchet aussi. Quelquefois je parle en regardant à côté, agaçé par un bruit ou attentif aux mouvements des gens.
Monique, ses dossiers de presse sous le bras, arrive peu après. Elle est copine avec Buchet, ils bavardent comme deux vieilles connaissances, mais ils n’ont pas grand-chose à se raconter. Bien qu’à lui seul, le résumé d’une discussion à caractère idéologique entre Buchet et son fils de treize ans vaut l’addition qu’on nous sert sur un plateau d’argent. Corsée, me semble-t-il, après l’avoir examinée brièvement, bien que je ne sois plus très au courant des prix, et que ce soit le cadet de mes soucis puisque Monique paiera.
- “Tu veux dire que les socialistes sont de la merde, et les mecs de droite des trous du cul?” m’a-t-il demandé. “Ouais, tu l’as dit, fiston”, je lui ai répondu, dit Buchet, en éclatant de rire.
- Cette proposition est réversible, dis-je, pince-sans rire.
8
L’organisateur du meeting ressemblerait à Popeye et son épouse à Olive si, graphiquement et de loin, la silhouette de l’homme n’évoquait pas une sorte de Brutus presque chauve, ses bouclettes brunes descendant dans le cou, ses lourdes valises derrière les lunettes et sa grosse moustache; et si la compagne du marin dopé à l’épinard avait eu la délicatesse de la femme. L’approximation de mes comparaisons me laisse songeur...
23 heures 30. Dans une villa de la périphérie de Valence.
Aux murs sont accrochés, parmi d’autres célébrités, des grands portraits de Proust, Beckett, Genet, Kerouac, Handke et d’autres écrivains, ça fait chic et ça sent le fric, ou c’est une manière habile de me flatter. Je soulève un coin du portrait de Faulkner pour vérifier si l’empreinte du cadre est visible en-dessous. Aucune variation de ton sur le mur, les portraits ont été accrochés récemment, bande de petits malins. A côté d’un grand miroir, une maquette d’avion de la première guerre mondiale est suspendue au plafond.
Un buffet est disposé dans un boudoir. Le jazz feutré d’un contrebassiste noir et d’un saxophoniste blanc accompagne le mouvement des gens. Un verre de rouge à la main, les invités déambulent. Je fais pareil et je passe entre les plantes vertes. J’apprécie la désinvolture des quinquagénaires bourgeois soi-disant progressistes dans leur splendeur décontractée. Voilà le pouvoir du pognon en action, on effleure la surface du monde et les problèmes glissent sur vous. On prend garde de ne pas se bousculer. Leur courtoisie ne semble pas affectée par les quelques babioles fiscales qui leur sont réservées, ils continuent de me saluer comme si de rien n’était. S’ils ont lu mon programme, c’était une lecture distraite, et s’ils ont entendu le discours que j’ai balancé il y a à peine deux heures de celà dans ce gymnase merdique, leurs oreilles étaient bouchées, sinon ils ne seraient pas ici. Tant pis pour eux, ils auront ce qu’ils méritent. Mort aux riches! C’est le genre de pensée que je ne dois pas dévoiler en public, même les pauvres se sentent menacés quand on parle de s’attaquer aux riches, merde, mort aux pauvres!
Sauf accident, un tueur de masse faisant brutalement irruption, et qui répandrait de la viande rouge partout à coups de rafales de pistolet-mitrailleur, ou coup de foudre sexuel, une femme fatale, inconnue, qui vous susurrerait des mots salaces à l’oreille avant de vous éponger dans un coin, ce genre de soirée est mortellement chiante.
Mon pied bat le tempo. Je pense être le seul à remarquer la présence d’un sosie de Salman Rushdie. Quand un garçon me propose de grignoter quelque chose, je pioche au hasard dans les coupelles, j’avale une poignée d’amuse-gueules et je vide une autre coupe.
Je sors prendre l’air. Abîmé dans sa contemplation des jolies femmes qui musardent dans le jardin, je trouble Buchet.
- C’est la classe par ici, dis-je.
Il approuve, puis il se tourne vers moi et nous trinquons. - Aux femmes, dit-il. Et à l’alcool... Je peux vous dire que je connais le refrain, comme celui de la défonce. Gamin, dans le Sud, je fumais de l’herbe avec les gitans ( il bombe le torse ). Moi, je suis pour la légalisation, bien que je pense que les lobbys de l’alcool font et feront tout pour l’empêcher. Et, à l’occasion, je ne crache pas sur la cocaïne et le speed. ( je hausse les sourcils ) Oooooh, écoutez, entre nous, c’est pas parce que vous prenez un peu de coke que ça vous rend méchant. A ce propos, quel est votre opinion sur ce sujet?
- Ce que je vais vous dire, il ne faudra pas l’imprimer. La chose la plus intelligente que j’ai entendue là-dessus, c’est un écrivain qui a dit qu’il ne jugeait pas les médicaments, même quand ils n’étaient pas légaux.
- Bon, d’accord. Mais la légalisation, vous êtes pour ou contre?
- Tôt ou tard, il faudra y venir, et je ne parle pas seulement de l’herbe et du hasch. En attendant, pour les cames dites dures, les traitements de substitution doivent être accessibles facilement, je pense en particulier au Subutex, qui donne d’excellents résultats. Mais, vous savez, il y a encore autre chose...
Je lève les yeux au ciel, je le prends à témoin, et je sors à Buchet mon sermon sur la came considérée comme une forme supplémentaire de l’aliénation, que je n’ai pas besoin de ça dans un monde mouvant, dérangé et dérangeant, c’est un leurre, ça émousse la sensibilité, je suis plus libre sans, je me shoote aux seules forces de mon c?ur et de mon esprit, l’ivresse cardio-vasculaire, la défonce cérébrale, je ne connais rien de plus fort, le contrôle, l’imagination, le contrôle de l’imagination, l’imagination du contrôle, voilà le secret. Pourtant je comprends quand untel dit que la réalité est une illusion provoquée par l’absence de drogues dans l’organisme, ce à quoi un autre vous rétorquerait que vous rendez le monde hostile quand vous êtes sous amphétamines ou cocaïne. Tandis qu’avec l’héroïne, le monde réapparaît comme naturellement hostile quand les effets du produit s’en vont, bien sûr, le saturnien Burroughs dira, lui, que les savants sont des drogués de la réalité, qu’il leur faut toujours quelque chose de réel sous la main. ( avec ce que j’ai dans le pif, c’est jubilatoire de débiter mes sornettes ) Mais, sans rien prendre, quelle quantité de réel sommes-nous prêts à supporter quotidiennement? - Le minimum, dit Buchet, le minimum. Le réel, il faut le transfigurer ou le percer. C’était le sens de la quête de Philip K. Dick, sa réponse était que la réalité est ce qui, lorsqu’on cesse d’y croire, ne s’en va pas. Et il ajoutait, presque piteux, « C’est tout ce que j’étais capable de proposer ». Je fais pas mieux, je balbutie aussi dans l’à-peu-près, plus bancal et ordinaire, qui pourrait être: comment construire une journée qui ne s’effondre pas à la seconde? J’essaie de trouver d’autres réponses. Mais, si j’ai bien suivi votre tirade, vous me reprochez, en somme, de manquer de volonté et de personnalité. Vous êtes sacrément gonflé! Moi, j’aime l’alcool, la dope, les motos et les femmes.
Je lui tape dans le dos, pour lui signifier que je comprends, et sur ses paroles définitives on rentre. Buchet va dire un mot aux musiciens et part se perdre dans la foule. Je reprends ma déambulation, Edouard et Richard sur mes talons.
Deux heures plus tard, on quitte les lieux. L’organisateur vient me saluer en vitesse: « Excusez-moi, me dit-il, mais j’ai rendez-vous avec mon psychanalyste. »
Je ne me pose même pas la question de savoir si j’ai bien entendu, il doit être une plombe du matin, minimum, et moi il y a mon dessert qui m’attend.
9
Mardi 29 avril. 2 heures. Dans la chambre d’hôtel de Roger Rio.
Maintenant, c’est physique amusante. De nature, j’ai toujours été curieux. Très jeune, rien ne m’enchantait plus que les sciences naturelles, écarter les cuisses de grenouilles, ce genre, et les expériences de chimie. Plus tard, j’ai gardé ce goût de l’observation et de l’expérimentation, en l’adaptant à mes propres obsessions. Connaissez-vous la notion de « complémentarité » de Georges Dereveux? Et quel rapport cette notion entretient-elle avec le fait que j’adore me faire sucer devant un miroir, moi debout, la fille à genoux?
Pour simplifier, on va prendre l’exemple de l’orgasme et du « voilement de la conscience », selon Dereveux, qu’il procure, obligeant celui qui voudrait s’observer en train de jouir à fournir un effort tel que ce n’est plus un orgasme qu’il aurait mais « un spasme physiologique ».
Observer ce qui est d’ordinaire difficile à voir, presque impossible, m’a toujours fasciné, et je ne connais rien de plus intéressant que de se voir baiser et baisé. C’est un défi que je me suis lançé: capter live l’intensité fluidique de la baise. J’ai essayé de filmer mes ébats, mais le sachant je ne m’abandonnais pas complètement, et les regarder en différé tarissait mon plaisir. Les filmer à mon insu, en admettant qu’on se débrouille pour que je puisse voir les images après, ne résoud pas le problème de la position d’acteur-spectateur qui m’intéresse. C’est vivre en direct ce dédoublement qui m’excite. La solution simple du miroir était la plus satisfaisante que j’avais trouvée jusqu’à présent, elle flattait mon narcissisme et ma soif de domination et décuplait mon plaisir.
Mais je viens de faire l’acquisition du dernier joujou vidéo, qui va bouleverser mon observation. J’ai vu ça dans une série porno américaine intitulée Venom, le venin. C’est le must de la technologie, une révolution dans un genre pourtant très codé. On relie une mini-caméra digitale à un casque équipée de deux mini-moniteurs logés au fond de ce qui ressemble aux lunettes d’une grosse paire de jumelles. Vous enfilez le casque, vous ajustez les deux courroies qui le maintiennent au-dessus et à l’arrière du crâne, et à dix centimètres de vos yeux est projeté simultanément ce que filme la mini-caméra.
J’ai installé la mini-caméra sur un pied, dont la hauteur est réglée en-dessous de ma ceinture. Après quelques ajustements, elle cadre parfaitement la fille en train de me sucer de profil. L’angle est parfait. Paupières closes, des plis orientaux aux coins des yeux, les mâchoires de la rousse se contractent, se crispent, tout son visage est tendu. Elle pompe, une main à la racine de ma pine, qu’elle serre, mon gland est écarlate et ses lèvres tournent autour pendant que sa langue lèche le frein du prépuce tiré en arrière, des ondes électriques passent dans mon crâne, mes oreilles bourdonnent, puis ses mains agrippent mes hanches et elle me pousse à fond, au fond, elle m’engloutit, yeux révulsés, léger haut-le-c?ur, gorge profonde. Un petit filet de salive coule sur son menton. L’effet est saisissant, c’est le miroir puissance 10, une expérience qui combine le virtuel et le réel, je ME vois pendant que je SUIS dans SA bouche.
Ensuite la magie buccale opère. Car quel autre nom peut-on donner à ce massage de queue, roulement de muqueuses sur toute sa longueur; et ça monte à une vitesse vertigineuse, je suis pris dans une vague, je glisse; et la victoire, c’est d’arriver à rester suffisamment lucide, de ne pas fermer les yeux, pour voir quand je jouis, l’instant fugace où mon jet de sperme va exploser dans sa bouche: elle crispe les joues, un temps d’arrêt, le battement rapide de ses paupières quand j’éjacule, et le recul presque imperceptible de la tête, puis le hoquet quand elle avale le sperme, que j’ai très salé d’après une spécialiste du taste-foutre.
Ceci est LA pipe, pensé-je.
10
9 heures.
Il y a une alerte à la bombe chimique dans ma chambre. Pendant le restant de la nuit, tu t’es gratté mes bras et mes jambes jusqu’au sang. Ça ne peut plus durer, tu vas employer les grands moyens. Je téléphone à la réception de te faire monter une bombe d’insecticide, du surpuissant, je précise.
Trente secondes plus tard, un groom vient m’apporter un nouveau produit. A toi les puces! Tu vas les exterminer. Tu appuies sur la valve et l’aérosol auto-diffusant propulse un jet violent. Un nuage toxique monte jusqu’au plafond et ses volutes redescendent en un lent panache qui fait un rideau opaque. Le poison se colle partout. Je tousse comme un chien asthmatique. C’est Tokyo, attentat au gaz Sarin. Quelle chienlit! Dans les recommandations, tu lis, mais trop tard, « Sortir du local les animaux ( oiseaux, poissons... ) et les plantes. Ne pas manger, ni boire, ni fumer, pendant l’utilisation. » Les fabricants de cette merde ont oublié de préciser aux humains de foutre le camp. Une nouvelle quinte de toux m’arrache l’?sophage. Ça te brûle horriblement, comme si on m’épluchait les parois de la gorge. Du bout des doigts tu t’empares de l’engin de mort et je le balançe par la fenêtre.
Les points noirs des cadavres de puces devraient se compter à la pelle, mais j’ai beau regarder partout, foutre la literie par terre, soulever les tapis, démonter la télé, tu n’en vois pas la queue d’une. Tu sors en trombe de la chambre.
A la réception, un type à l’allure très distingué se masse le cuir chevelu. Il se plaint d’avoir reçu une bombe fumigène sur la tête. Tu trouves ça incroyable et le lui dis, puis je fais appeler le directeur. Il rapplique dare-dare. Tu le noies sous un déluge de reproches. Il se confond en excuses d’une platitude énervante, aucune originalité. Il incline la tête et le buste à chacune de tes critiques, et l’envie de le pulvériser, de lui transformer en lasagnes sa tête de larve impuissante, me traverse l’esprit. Ton crâne me fait mal et tu fais remarquer le bruit insupportable d’un aspirateur vrombissant à quelques mètres. Si c’était en mon pouvoir, tu ferais interdire leur fonctionnement le matin, lui assures-tu comme il a eu l’impudence de me rétorquer que les garçons préparaient les tables pour le coup de feu de midi. Pour finir, tu le menaces de passer un coup de fil à un des responsables des Guides Bleus et de griller son établissement s’il ne remédie pas dans les plus brefs délais à tous ces désagréments.
Dans un coin du restaurant, rose et frais, Buchet t’attend déjà. Il resplendit. Des motifs beige, noir, gris et bleu ondulent sur sa cravate. Le rouge humide de tes vaisseaux sanguins brille dans le blanc du cristallin, je l’ai vu dans le miroir en le tapotant à ton réveil. Tu commandes un double-expresso et une demi-bouteille d’eau, puis, après que l’aspirateur s’est tu, je serre une franche poignée de main à l’envoyé spécial du soi-disant plus important hebdo allemand venu m’interviewer. Avant de commencer, je le prie de t’excuser: à force de boire, ma vessie se gonfle, j’ai une envie pressante et, rituellement, tu l’assouvis plusieurs fois par jour. Au sous-sol, face à l’urinoir de faïence immaculé, ton jet de pisse déclenche une douce chute d’eau limpide. Confort et joie de l’hygiénisme automatique, mais le système qui permettrait de ne plus se toucher la bite n’a pas encore été inventé; ça viendra. Ensuite tu t’enfermes dans une cabine et sur le couvercle rabattu du siège je m’aligne deux rails et je les sniffe sans en perdre une particule.
La vessie vidée, le nez poudré, le cerveau irrigué, les mains propres, je remonte parler pendant une demi-heure dans le micro du journaliste allemand. Une des rares fois où je perds mon sourire remonté jusqu’aux oreilles, c’est en déclarant avec un clin d’?il - off the record - que si l’on veut changer la société française rongée par la cupidité et le mensonge, il faut mettre les grands patrons, les banquiers et les avocats dans des camps de rééducation et livrer le pays aux intelligences artificielles et aux robots pendant que les hommes de bonne volonté iront à la pêche. Buchet éclate de rire. Le journaliste bégaie quelques mots confus, mon sens de l’humour passe au-dessus de sa tête teutonne.
Nouvel aller-retour aux chiottes. Je retrouve Buchet, accoudé au comptoir. L’Allemand s’est éclipsé.
- Putain, une campagne, c’est le pied, dis-je. Depuis que ce cirque a commencé, je me suis juste acheté deux paquets de clopes. Vous avez soif? C’est moi qui offre, y’a pas de raison de se priver. Prenez quelque chose que vous aimez.
Il ne se fait pas prier. Le barman lui sert une coupe de champagne. Je recommande un double-expresso et un cognac. - Vous savez, dis-je, j’ai discuté de l’alcoolisme avec un de mes amis psychiatre. C’est la culpabilité qu’il faut vaincre, ne pas la laisser vous ronger, comme un serpent qui se loverait dans votre ventre. J’ai compris ça. Si j’abuse, je ne me sens jamais coupable. Dites-moi, vos papiers, vous les écrivez à jeun?
A ma stupéfaction feinte, il me dit qu’il a mis un frein à sa consommation d’alcools. Il ne sort plus, amnésique, d’un de ces trous noirs, après avoir picolé quarante-huit heures d’affilée comme un forcené. Tout est dans la nuance qu’il apporte désormais entre saoul, il fait mine de s’écrouler, et terriblement saoul, et que, pour répondre à ma question, journaliste, c’est pas son métier. D’ailleurs, il trouve plus facile d’écrire de la fiction, et, souvent, ses articles se transforment en nouvelles. Peut-être que je vais vous transformer en personnage de roman, plaisante-t-il. Rigole toujours, je me dis, et moi je te fais transformer en chien écrasé, ta nécro figurera dans la colonne des faits-divers inexpliquables.
J’aperçois Monique. Elle attire mon attention en tapotant nerveusement le cadran de sa montre. On remonte à Paris, j’ai un rendez-vous important en début de soirée, j’ai intérêt à être en pleine forme. - Robert, il faut y aller, dis-je. N’oubliez pas vos lunettes...
- Je les oublie jamais, je les perds!
On vide nos verre en se marrant comme des baleines, une grosse, franchement, et la plus maigre, en douce.
18 heures 30. A Canal Bonus. Paris.
Des coqs en pâte. La loge déborde de petits gâteaux, de friandises, une montagne de fruits s’élève sur un plateau, et on dispose de vin et d’eau en quantité suffisante pour soutenir un siège. Un verre à la main, je regarde les dessins animés sur un téléviseur accroché en hauteur. Ça me vide la tête, que j’ai à l’envers avec tous ces déplacements.
Sorti du musée Grévin, le teint cireux, Auguste de Carnes, le ruban rouge épinglé au revers de la veste de costard, s’avançe dans ses petits souliers. Ça le rend humain le grand présentateur caustique cette timidité soudaine que le maquillage n’arrive pas à dissimuler. Je lui serre la main qu’il me tend. « Je suis de tout c?ur avec vous. » qu’il me fait, et sur la pointe de ses souliers vernis il repart, aussi sagement qu’il était entré.
Une charmante brune, mais ici elles sont toutes charmantes et très jeunes, m’attend à la sortie des toilettes. Je suis allé me rafraîchir les sinus, deux grammes dans chaque narine et le monde, télévisuel ou pas, m’apparaît sous des auspices merveilleux. Je fais un grand sourire à la jeune femme, elle me guide jusqu’au salon de maquillage.
La maquilleuse est époustouflante. Plus bandante qu’une infirmière de sitcom. Je fais éclater la blancheur irréelle de mes deux rangées de dents refaites. Elle me tend sa main d’une délicatesse de cristal. Je la lui serre doucement. « Je m’appelle Chloé. » dit-elle en rougissant; et elle m’invite à m’asseoir et à me détendre dans un confortable fauteuil de cuir. Je m’abandonne. Serrée dans sa blouse blanche aux boutons mal fermés, vingt-cinq ans, grande, blonde, vraie ou fausse, je donnerais cher pour découvrir sa couleur naturelle, mais je la soupçonne d’être gouine, à sa façon de fuir mes approches et mes allusions. Pourtant je lui aurais volontiers fait visiter ma garçonnière au siège du parti; comme certains animaux marquent leur territoire en pissant, j’ai pour rituel sexuel de baiser aux quatre coins de mon studio. J’appelle ça faire le tour du propriétaire. Le plus souvent, ma vanne ne fait rire que moi.
A l’issue de la séance, trop courte, je lui aurais volontiers léché et mordu la main. Et, ensuite, je lui aurais bien proposé de venir s’asseoir sur mon visage, que je puisse lui fendre sa pêche d’amour et en sucer tout le jus.
En gagnant le plateau, je prends garde de ne pas me foutre les pieds dans les cables qui rampent au sol comme des foutus mambas, et je dis à Buchet « Tu te mettras sous la table, si j’ai un trou, tu me souffleras. » Il a l’audace de me répondre que c’est possible, vu que mes yeux humides indiquent que je n’ai pas suçé que de la glace. Mon ?il gauche saute tout seul, il cligne sans arrêt, mais Buchet me rassure en préçisant que ça ne se verra pas à l’écran.
Petit, un long pif, une brosse-brushing épatante, Midas, le présentateur-vedette, m’accueille à bras ouverts et me remercie d’avoir accepté de venir à l’improviste. Encore un qui a toujours l’air content de lui. A 19 heures, je suis dans le poste. En direct dans Extra ici-bas, dont je suis l’invité principal. Pendant les pubs, je m’efforcerai de garder les mains croisés, économe de gestes, sobre.
Séance simultanée pour les absents et les mal-entendants. Midas insinue que je ne suis pas très politiquement correct. Eh bien, d’entrée de jeu, je donne le ton:
- Justement, mon boulot consiste à être politiquement incorrect, et à renverser les idées reçues. Prenez les artistes. On continue à les mettre sur un piédestal, moi, ils me font doucement rigoler. L’art, vu de l’extérieur, tout le monde croit que c’est une jungle, mais une fois qu’on en a compris les règles et qu’on se donne les bonnes cartes et les bons codes d’entrée, c’est facile de rentrer dedans. Il y a les règles à respecter, impératives, et d’autres avec lesquelles on peut jouer. Dans cette optique là, ces règles sont peut-être actuellement les plus élaborées de la société, mais ces fonctionnements sociaux sont conventionnels, conformistes par essence, et tous les artistes jouent ce jeu-là. Ils n’y trouvent rien à redire parce que chacun y trouve son compte, évidemment.
« Que font ceux qui revendiquent et usurpent l’appellation d’artiste? A ce titre, ils font tout un tas d’activités qui sont perçues comme artistiques, mais ils vont trouver leur financement dans le mécénat ou les subventions, à travers les institutions officielles, mais pas dans un partenariat avec des acteurs du monde réel. Maintenant, vous remplacez le mot artiste par homme politique, et vous obtenez le même résultat. Leur comportement ne peut plus donner une représentation correcte de quoi que ce soit. Ils sont anachroniques. L’artiste, le seul vrai artiste de la fin du Vingtième siècle, c’est l’homme politique, tel que moi je le conçois. Paradoxalement, je suis plus proche de l’artiste du Quinzième siècle, bien que je veuille inverser le rapport qu’il entretenait avec le seigneur ou l’évêque du coin. Il dialoguait avec ceux qui avaient économiquement la puissance et la richesse. Ce que voulait l’évêque, c’était avoir une fresque qui brille plus que celle de l’évêque d’à-côté, qu’elle attire les foules le dimanche, pour qu’on parle de lui dans les livres plus tard, et si l’artiste arrivait à faire son petit travail personnel, en apportant sa réflexion, tout le monde y trouvait son compte, y compris le quidam qui venait admirer la fresque, voir comme Jésus est beau, ou se faire peur: voyez l’enfer, regardez comme c’est réaliste et terrible, ils sont tout nus et se tordent dans les flammes. C’était presque donnant-donnant. L’évêque voulait marquer les esprits et les convertir, l’art était utilitaire, l’artiste et sa production étaient insérés là-dedans.
« Quand je dois trouver des accords avec des acteurs économiques du monde de tous les jours, je négocie avec des banquiers, des PDG de sociétés, alors que les soi-disants artistes actuels font l’aumône, mais en face de ces gens-là, les artistes ne sont pas considérés comme des partenaires valables, sauf en terme de média, et à la condition que l’artiste soit reconnu. Quand IBM finance une expo de Picasso, il y a des retombées pour IBM, mais Picasso, qui est mort en plus, n’apporte rien dans sa démarche à IBM. L’homme politique, lui, dans ce rapport-là, est celui qui veut briller plus fort que les autres. Il décloisonne, parce qu’il concilie, 1: le monde de l’art, en faisant de l’art conceptuel avec son image, 2: le monde intellectuel, des idées, et de la réflexion en général, et 3: le secteur économique. Il est à l’articulation de ces trois secteurs, et c’est nécessaire d’être à cet endroit là. C’est comme ça que j’analyse mon succès. Je romps avec l’image qui voudrait des spécialistes cantonnés à un seul emploi. Moi, je suis comme un écrivain qui ferait des romans, mais qui écrirait aussi des pièces de théâtre et des scénarios. Cet écrivain-là aurait toute la critique contre lui. C’est classique, surtout en France. J’ai toute la classe politique contre moi, mais j’ai l’adhésion d’une partie des Français pour qui je représente une issue, sans qu’elle soit de secours. Dans cette perspective, je cours des risques. C’est une aventure, personne ne sait jusqu’où nous pouvons vraiment aller.
Un blanc à l’antenne, du jamais vu.
Après le numéro des marionnettes, je réapparais, plus zen que jamais. Midas se reprend: - Vous avez été professeur d’université pendant une quinzaine d’années. Un littéraire est-il le plus apte à exercer des fonctions politiques?
- Certainement davantage qu’un acteur de seconde zone qui a quand même été Président des USA. Et puis vous avez Vaclav Havel, non? Au Japon, qu’on cite souvent comme modèle, eh bien, là-bas, les entreprises embauchent de plus en plus de littéraires. On les laisse se balader au sein de la structure, c’est les seuls capables d’avoir une vue d’ensemble, de pointer les éléments positifs et négatifs. Ensuite seulement on crée un poste en fonction de leurs analyses. C’est ce que j’appelle une démarche intelligente. En France, on a tendance à sous-estimer la puissance conceptuelle des littéraires, c’est un tort.
- Au fond, pourquoi avez-vous décidé de vous lancer dans une carrière politique?
Je rigole. - A cause des autres... En les voyant, et en les écoutant, affirmer une chose et son contraire, je me suis dit que dans le pire des cas, je ne pourrais pas être plus mauvais qu’eux, et je pense avoir prouvé que j’étais meilleur...
- Vieil idéaliste alors?
- Je suis assez vieux, mais pas trop, mais je sais pas si je suis un idéaliste. En fait, si... Il n’y a pas de mal à être un idéaliste, vous ne croyez pas?
Au sortir du plateau, je lançe à ceux venus me soutenir: - Si je gagne pas, je pourrai toujours faire carrière à la télé. Etre l’idéaliste de service... Buchet, où t’étais? T’étais pas sous la table...
- Si j’y étais, mais tu m’as pas vu.
A cause des projecteurs, le fond de teint commençe à fondre. Je suis gras comme un cochon. Je me dépêche de m’abandonner entre les douces mains de Chloé. Elle me passe autour du cou une colerette et deux serviettes. Pendant qu’elle me dégraisse, j’en profite pour lui demander ses coordonnées, et, contrairement à mes supputations, plutôt flattée, elle me glisse sa carte de visite dans la poche de mon pantalon. A travers le tissu, je sens ses doigts qui se retirent lentement. Elle sourit. Mon érection n’a pas l’air de la surprendre.
11
23 heures. Dans un hôtel particulier de la rive droite.
Je peux imaginer la tête stupéfaite de Richard et d’Edouard, chargés de veiller devant ma porte. En la voyant sortir de l’ascenseur et s’avancer vers eux, ils ont certainement failli avaler leurs micros-oreillettes.
Havard, Louton et quelques conseillers ont insisté lourdement pour être présents, ils avaient pourtant quartier libre, seul La Murène devait être là. Et quand les vingt-deux printemps d’Avida Gold sont introduits au milieu de notre petit arc de cercle, mon mètre soixante dix-huit chancelle sous le coup de l’émotion; et je sens dans ma carcasse la décharge d’adrénaline descendre jusque dans mes fixe-chaussettes.
Cette fille, comment dit-on, j’en perds mes mots, ah oui, exhuder, oui, parfait, ex-hu-der, elle exhude le sexe par tous les pores de sa peau couleur café au lait. Les bouts de tissu comme jetés sur son corps laissent peu de place à l’imagination. Mes yeux roulent dans leurs orbites, deux globes giratoires, des vraies boules de loto.
Je ne suis pas le seul dans cet état. Les autres retiennent leur respiration, sauf Rallet, encore lui. Un sourire tord ses lèvres. Il se régale de regarder ses camarades se liquéfier sur place.
Un peu petite à mon goût, certes, mais les volumes de ses agrumes et de sa croupe, en vrai, ont de quoi canaliser l’agressivité d’une meute d’agriculteurs en colère. Les atouts et les atours d’Avida Gold, je les connais pourtant, mais en 2D. Je les ai appréciés par hasard, une fois. Une idée de mon gendre, de mon presque gendre, corrigé-je dans ma tête où j’essaie de remettre mes idées à plat.
Donc, un soir d’abandon, seul dans l’immensité de mon appartement, et croyant goûter un repos bien mérité, la clope au bec, les pieds sur la table Louis XVI à côté d’une grande assiette de petits fours et d’un magnum de champagne, je savourais une émission de variétés débile; et Michel, mon presque gendre, avait fait irruption, l’air fébrile et égrillard. Triomphalement, il avait tendu une boîte de plastique noir à bout de bras. Un geste de victoire qu’il répétait souvent, à cause de la médaille d’or de karaté qu’il avait récoltée dix ans auparavant aux jeux olympiques, en renvoyant chez Bouddha un Japonais réputé invincible. « Roger, j’ai une surprise! Vous allez pas être déçu, croyez-moi. » avait-il beuglé en trépignant sur ses 47 fillettes. Mais quand cette manie de m’appeler par mon prénom lui passerait-elle à ce débile? Ceinture noire, d’accord, et sixième dan de connerie par la même occasion, un peu de respect, que diable, c’est trop demander à cette espèce de monstre velu? Comment ma fille adorée, cette fleur délicate et ultrasensible, a-t-elle pu s’acoquiner avec ce singe, qui ne s’est pas privé de la mettre en cloque aussitôt après que leur couple s’est affiché en couverture d’un torchon à scandales, agrandie en 4X3 sur les panneaux publicitaires de la capitale et des grandes villes de France. Ça scellait l’union, ont ironisé les mauvaises langues, qui pullulent. Enfin, on a ça en commun avec le Grand: un corniaud sportif dans la famille.
Le mystère de la femme reste entier, avais-je songé. J’avais réprimé un baillement et je m’étais tassé un peu plus dans mon fauteuil à oreillettes. Je redoute ses coups de coude virils à l’autre, il me les balance à tout bout de champ dans les côtes, putain, on a pas gardé les tatamis ensemble. Il a des cubitus durs comme du silex. Couvert d’ecchymoses, je suis, et des dégradés mauve et jaune me tâchent les flancs. Quand certaines de mes nouvelles conquêtes découvent l’irisé de mes dommages corporels, elles me croient un peu maso sur les bords, un sourire vicelard se dessine sur leurs lèvres coquines. Ensuite j’ai beaucoup de mal à les persuader du contraire.
En vertu de ce vice-là, et d’autres reproches subalternes, je ne peux pas souffrir Michel.
- Je l’ai trouvée dans le bureau de Mougineau. Vous devinerez jamais ce que c’est. Je vous le donne en mille, me dit le champion.
J’ai fait une moue dubitative, Mougineau, c’est le trésorier, qu’est-ce qu’il y a à attendre d’un pète-sec pareil?
Derechef, Michel avait coupé le sifflet à Yves Duteuil, la mascotte bêlante des Français et du Grand. Sa plaidoierie ridicule en faveur des quotas de chansons en langue française faisait mon bonheur. Cocorico. Et l’autre avait introduit la cassette dans le magnétoscope sans me demander l’autorisation, il s’était frotté les mains et s’était affalé dans un fauteuil qui jouxtait le mien, pas moyen d’être peinard cinq minutes. - Vous allez voir ce que vous allez voir, avait prophétisé Michel alors qu’il appuyait sur la touche Lecture de la télécommande.
Et j’avais vu. J’en avais pris plein les mirettes et Avida Gold plein partout. Toujours en action, pas de dialogues psychodépressifs, c’est quand même autre chose que les glorieux films du patrimoine cinéphilique que je suis parfois obligé de me farçir. Les fameux auteurs, acteurs, et actrices, tous plus plats, pompeux, et aussi ennuyeux qu’une allocution du ministre de la Culture, pas étonnant que les yankees nous bouffent la pellicule sur le dos.
Une chienne en rut!, le titre de la vidéo est resté gravé dans ma mémoire. Le cinéma français manque désespérément de filles de la trempe d’Avida Gold. Quelle classe! Internationale! Supérieure au cirque de Pékin. Je suis un connaisseur, un gourmet. Cette fille, c’est une bombe. Avida Gold, un nom à retenir.
A la fin de ces performances, harassé moi-même, essoré, mais conquis, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai même offert une coupe de Dom Pérignon à cet abruti de Michel, c’est dire.
Six mois plus tard, prêt à lui serrer la main, le numéro d’avaleuse de sabre d’Avida Gold est toujours imprimé dans ma rétine. J’en ai des démangeaisons partout. Des fourmis rouges et agaçantes cavalent sous mon costard anthracite. Tout miel, mon sourire séducteur aux lèvres, je lui dis: « Enchanté de faire votre connaissance, Mademoiselle Gold. » Et pour la première fois depuis un bail, je suis sincère.
Seulement l’attitude d’Avida Gold me désarçonne un peu. Elle parait s’en foutre intégralement de mon intérêt.
- Allons droit au but, Préz’ ( elle m’appelle Préz’, un bon point pour elle ), parlons comme des pros, parce que c’est ce qu’on est, des pros, non, j’me plante?
Elle a pris les devants, alors que j’en suis encore à rêvasser à son derrière. On est pas sur la même longueur d’ondes. Je reprends mon sourire de politicien, de l’ivoire en barres, et ma main droite, d’une fermeté légendaire, retombe sur le pli de mon pantalon. - Certes, certainement, je bredouille en me touchant le n?ud de cravate, et j’arrive à chasser les images de branlette espagnole. Venons-en aux faits.
La Murène dresse un tableau récapitulatif de la situation et explique à Avida Gold le plan sorti de mon cerveau: l’engager elle et une bande de starlettes du circuit porno et s’arranger pour les faire partouzer avec l’équipe adverse. Ils sont comme nous, ils doivent tous en rêver, ces libéraux frustrés de la bite, ils feront la queue, sans jeu de mots, pour participer à ce festival. Et nous, incognito, on filmera leurs ébats, et on les tiendra par les couilles, facile. - Minute, le coupe-t-elle. Il y a un hic! J’ai tourné la page, j’ai raccroché les gants ( elle glousse ). Z’êtes pas au courant? J’veux me faire oublier maintenant. Ras le bol du statut de star du porno, et ce que vous me proposez, c’est un come-back dans un gang-bang. Et vous avez pensé à mon image? Comprenez, Préz’, je suis une sorte de marque déposée, je peux pas faire n’importe quoi... Et le sida? Vous en faites quoi? Ou alors, il faut banquer cash. Je suis hardcore avec l’oseille, Préz’, d’accord? La thune d’abord! Combien je me faisais avec mon cul, à votre avis? Deux films par mois, une pipe par çi, une sodo par là, deux scènes par film, alors?!
Tous les yeux se tournent vers le plafond. - Douze bâtons, Préz’! dit-elle fièrement.
- Putain! je siffle entre mes dents.
Ça fait cher la pipe. Merde. Elle me pose la main sur le poignet, mes poils se dressent, je me demande si elle les sent. - J’vous aime bien, Préz’, z’êtes cool, et vous me donnez une idée. Préz’, on va faire un calcul simple. Selon vous, l’héro est à combien à Paname en ce moment?
Mais où veut-elle en venir, là. Je bafouille un peu. - L’héro, vous voulez dire l’héroïne, c’est ça? ( elle opine ) Vous me posez une came... une colle.
- Bon, chipotons pas. Disons 800 balles le gramme, je vous le fais à 200, c’est un vrai cadeau à ce tarif là, Préz’. Vous multipliez ce chiffre par mon poids et vous avez la somme à payer pour que je sois raccord. Je pèse 48 kilos, précise-t-elle en m’adressant un clin d’?il.
Denougy sort une calculette. Le front soucieux, il effleure les touches. - Vous fatiguez pas, dit Gold, ça fait 9 millions et 600.000 balles.
Une onomatopée, sorte de hululement rauque, fait le tour de la pièce. - Je suis impressionné, je fais.
- Pas de quoi, des années de Chiffres et des lettres ça vous met la teté en forme de caisse enregistreuse.
- A ce tarif-là, on peut s’offrir toutes les putes de France, me chuchote Rallet à l’oreille. J’acquiesce.
- C’est exagéré, dis-je, je le regrette, croyez-le bien, mais je ne peux pas vider les caisses du Parti comme ça. Si la chose venait à être connue, les conséquences en seraient très fâcheuses.
- D’accord, n’en parlons plus, fait Avida Gold. Mais je vais vous faire une fleur. Je vais vous donner les coordonnées de toutes les pétasses qui le feront pour quasiment rien.
Avida Gold écrit sa liste sur une feuille à en-tête du PCSE, que lui a tendu Denougy, puis elle me la remet. - Voilà, dit-elle simplement.
- Parfait!
Ensuite elle me fait la bise et, sous le charme, je ne trouve pas les mots doux que j’aurais aimé lui dire. Elle tourne les haut-talons. Son cul prodigieux semble flotter dans l’air. Elle prend tout son temps pour sortir, la garce, sentant nos regards taper dans sa chute de reins et sa croupe. Le silence est absolu. Puis elle s’évapore et chacun, au bord de l’apoplexie, reprend son souffle en allant chercher de l’oxygène au fond de ses godasses. - Messieurs, c’est ce que, moi, j’appelle une pro. Prenez-en de la graine, dis-je.
- Oui, mais c’est une conne, dit La Murène.
- Des connes pareilles, j’en croquerais volontiers tous les jours au petit déj’!
Et mon rire de squale éclate, suivi d’une multitude de rires en cascade.
Dans mon dos, une toux discrète mais répétée essaie d’attirer mon attention. Je fais volte-face. C’est cet autre coincé de Louton. Le symbole de tout ce qui déconne dans les appareils politiques. Un mètre soixante dix d’ensemble flasque, à commencer par son visage. Ses bajoues en fanon encadrent un tarin épâté et mou, elles pendent sur un double-menton, on a l’impression que sa chair va dégouliner dans le bas de ses pantalons et se répandre au sol, et que seuls ses petits yeux porcins resteront figés dans leurs orbites. Je le classe dans la famille des méduses, dont il a le Q.I.. A plein régime, il doit tourner sur trois neurones. Avec Havard, autre énarque à la mords-moi le n?ud, ils sont siamois en conneries. - Louton, mon vieux, ça vous a fait de l’effet, hein, avouez-le?
- A dire vrai, Patron, si je puis me permettre... dit-il à voix basse.
Il est dans ses petits souliers. Il a sorti sa tête d’enterrement et de coupable: celle du premier de la classe envoyé dans le bureau du dirlo, après son unique entorse aux règles scolaires. - Oui, mon ami, je lui fais d’un ton apaisant.
- Votre braguette, euh, Patron, un bouton a sauté, à ce qu’il me paraît.
Penché en avant, je fixe mon entrejambes. - Bon dieu, mais vous avez raison, Louton! Faites quelque chose, vite!
Aussitôt il plonge au sol. Havard l’imite, suivi de tous les conseillers. Dans une harmonie de mouvements digne des meilleures comédies aquatiques d’Hollywood, à quatre pattes, le cul pointé vers les moulures du plafond, ils se mettent à fouiller dans les motifs moyen-âgeux du tapis. Biches et cerfs à la con, les boucles hautes de cinq centimètres ne facilitent pas leur recherche.
Ils grouillent à mes pieds. Je les toise. Mon pouvoir me fascine. Cet enfoiré de Murène, le seul à être resté debout, observe l’éclat malin qui brille dans le bleu acier de mes yeux. - Occupez-vous des salopes! je tonne, la liste toujours à la main.
12
Mercredi 30 avril. 10 heures. Dans la chambre d’hôtel de Roger Rio. Albi.
- Roger... Planquez la came et les femmes, j’suis là dans deux minutes, dit-il en riant au bout du fil.
Où a-t-il été chercher ça, Buchet? Il m’a réveillé en t’appelant de la réception. Dans la nuit, on est redescendu dans le Sud, je suis sur les rotules. Tu fonçes dans le salle de bains, passes sous la douche, rapide, puis je me sèche et je me frictionne le cuir chevelu. J’enfile un caleçon, une chemise et un pantalon propres. T’es presque prêt, ne reste qu’à ouvrir le tiroir de l’armoire de toilette, en sortir ma boîte à malices, tremper ton index dans son contenu et recueillir ce qu’il faut de poudre blanche au bout de mon index. J’ouvre la bouche, je plonge mon doigt au niveau des dernières molaires supérieures et je me mets à frotter mes gencives avec vigueur. La coke pénètre vite. Je remets la boîte en place et je vais ouvrir la porte à Buchet qui menace de la défoncer à coups de hache d’incendie.
- Qu’est-ce qui vous prend? Ou plutôt qu’est-ce que vous avez pris? Et qui vous a donné mon numéro? je demande en lui cédant le passage.
- La petite de la réception, dit-il sans se retourner, elle me connaissait, une étudiante en psycho, jolis nichons soit dit entre nous. Je suis à jeun, mais si vous m’offrez le petit déj’, ça sera pas de refus.
Dans le saint des saints, une chambre de politicien en transit, Buchet enregistre les détails pittoresques. Il jette la hache sur le lit où sont éparpillés des livres de poche. Une série d’accessoires en bois, sorte d’avant-bras primitifs, des prothèses pour me gratter les parties du corps que je n’arrive pas à atteindre à main nue, attirent son attention. Deux pichets de vin, une bouteille de J&B et une petite assiette de cacahuètes et d’amandes reposent sur la table basse et ovale; sur une autre, près d’une fenêtre, l’ordinateur portable est en veilleuse.
Je jette un coup d’?il par la fenêtre, merde, il pleut, c’est pas ça qui va laver mes séquelles d’insomnie. Buchet se plaint d’avoir trop dormi: - Putain, au moins huit heures...
Misère. - Au fait, quelle heure est-il?
Buchet consulte sa montre. - Dix heures passées.
- Putain, mais pourquoi personne ne m’a réveillé avant? Les mecs de France 2 vont débouler d’un moment à l’autre, ils m’enregistrent pour le journal de 13 heures.
- Pas la peine de vous énerver. C’est moi qui ai dit à vos gars que je m’occupais de vous.
De fait, on frappe à la porte.
On dirait Laurel et Hardy, flanqués de Abott et Costello, les quatre lascars. Au cou de Hardy pend une superbe cravate, il en possède plus de cent, dont des fluos qui nécessitent le port de lunettes de soleil pour les regarder, me dit-il. Buchet a l’air admiratif. Le plus maigre des trois autres comparses s’active sur un magnéto à bande, sa machine fait des bruits bizarres. - C’est un magnéto de l’enfer, dit-il.
- Il n’y a plus de magnéto en enfer, maintenant ils ont la vidéo, je réplique.
A jeun, dans un style concis et impeccable, je donne une de mes meilleures interviews. A la fin, je félicite les types, leur disant que je préfère parler devant une caméra que de poser pour les photographes, tâche dont je dois m’acquitter maintenant.
Commandité par Paris-Scoop, le photographe arrive et me propose d’aller ailleurs. On grimpe au quatrième étage. Je connais ce photographe, Pierre Nassemi. Un jeune type charmant et discret. Il m’a déjà tiré le portrait, une fois. Il me fait asseoir au milieu d’un long couloir plongé dans la pénombre et commençe ses prises de vue, après avoir réglé ses prothèses électriques et lumineuses. Buchet tient le flash à bout de bras. Une porte s’ouvre. Une paire de têtes japonaises s’encadre dans le chambranle, elles nous regardent avec leurs yeux bridés qui s’arrondissent comme des personnages de mangas, Nassemi a le bon réflexe, il les fixe en arrière-plan, ce qui donnera une tonalité un peu étrange à la photo.
13
11 heures 15. Sur un marché en plein air.
Je prends le frais. Les claques dans le dos, sur les épaules, serrer les mains tendues avec ferveur, me laisser écraser les joues par les lèvres de ménagères à l’haleine de serpillière, voilà le mauvais côté des choses. Dix minutes de ce régime, c’est le maximum que je peux supporter, même avec le nez tapissé de blanche.
Richard est le premier à les repérer, deux grands costauds d’une vingtaine d’années, le format basketteur, le faciés racketteur, de ceux qui font peur avec leur casquette de travers, rouleurs de mécanique catapultés sur baskets à air comprimé. Ils slalomment entre les gens. Ils montrent les dents. Cadors à cran. Le premier bouscule un type, le second, couvrant les arrières, fait mine de mettre un coup de boule à un mariole qui veut s’interposer. Frémissements dans la foule. Le duo me regarde férocement, l’air de dire melting-pot, mon pote, tous unis dans la même zone. Edouard, averti par son compère, surgit à l’improviste derrière les deux zozos, les empoigne par un bras et les entraine à l’écart en leur racontant une fable de son invention, genre les zozos et la tête au carré.
Après cet intermède, une sélection particulièrement gratinée d’énergumènes locaux défile sous mes yeux et les caméras des principales chaînes de télévision. Monique a bien calculé son coup, son casting est impeccable: plus près du peuple et je serais transformé en camelot. Y’a pas photo avec le Grand qui rame dans ses petits marchés bien proprets et ses vieux sclérosés jusqu’à la moelle.
Un clodo s’avance en trainant la patte, mauvais souvenir d’une chute de caddie lors d’une course avec d’autres S.D.F., explique-t-il. Il murmure entre les trous noirs de sa dentition ravagée par les carences et les excès divers quelque chose que je ne comprends pas, je lui demande de répéter. D’une voix de vieux pneu dérapant sur du gravier, il reprend « Et le Rémi, quand est-ce que vous l’changez en Revenu Maximum d’Insertion? » Je rigole. Encore un vieil anar, qui ne s’est jamais remis de 68. Il se gratte les couilles, deux pauvres balloches recroquevillées dans leur sac, qu’il n’a pas dû vider depuis plus de 25 ans, derrière une barricade, entre deux jets de pierre et de gaz lacrymo. Je confirme une hausse significative, ainsi que celle du SMIC, et la baisse des impôts indirects, soit la TVA qui sanctionne surtout les pauvres. Il en crache de satisfaction.
Campée sur des jambes épaisses et solides, maquillée comme une pute sur le versant déclinant de la quarantaine, le fond de teint truellé sur la couperose de la peau, les joues mafflues, une femme se met à pleurer, la plus jeune de ses filles a été violée par plusieurs brutes, il a fallu la recoudre de là à là, sa main dessine une ligne entre le vagin et l’anus. Sa figure amollie et ses propos jurent avec l’expression de force et de dureté qui émane de ses traits.
Je la prends par les épaules, je lui promets de suivre personnellement son cas, et je fais signe à un de mes sbires de s’en occuper, puis j’entonne mon couplet contre l’insécurité et les causes sociales de cette violence endémique, et j’insiste, le doigt en l’air, sur la nécessité pour les gens de reprendre en main leur vie de citoyens, d’agir dans leur quartier, et de ne pas laisser l’Etat et ses représentants, flics, assistantes sociales, éducateurs, la grignoter de plus en plus, ou une moitié de la France finira par soigner l’autre moitié.
Visiblement égaré, un jeune type aux vêtements bariolés, lunettes noires qui doivent cacher ses yeux explosés à l’acide, petit bouc taillé au cordeau, ses grands bras maigres brassant l’air autour de lui, s’arrête de tournoyer, et me demande si je compte autoriser les raves techno. Je hoche la tête, bien sûr, aucun problème, et il repart en dodelinant la sienne.
Et l’éducation, c’est vacht’ment important l’éducation, me dit une immense erreur de la nature et de la société; une combinaison de chromosomes consanguins, incestueux et dégénérés, bon, en un mot: pourris. L’exemple type d’une enfance et d’une adolescence misérables et violentes, sans passer par la case scolarité. Je répète que non seulement l’accès au savoir est une de mes priorités mais aussi l’échange de savoirs, et qu’un programme spécial, à base de logiciels pour le travail et l’apprentissage coopératif, sera mis en place dans les quartiers défavorisés. Gros succès.
Un petit bonhomme prend ensuite la parole:
- Ma salope de femme, excusez mais y’a pas d’autre mot, elle s’est barrée avec un Black, le facteur, j’y croyais pas. Y venait tous les jours remplir sa boîte, à ma femme, pendant sa tournée, y’a eu des plaintes dans le quartier, à cause du retard dans son service, et c’est comme ça que j’l’ai appris. En plus, j’ai rien pu faire, vous voyez comment j’suis gaulé, l’autre c’est un fondu de la muscu, taillé comme King Kong. J’ose même pas imaginer la taille de sa bite. Qu’est-ce que je vais devenir avec ma petite fille sur les bras. Un an et demi. Un amour, du sucre d’orge, vous la voyez, c’est vous qui fondez.
Une voix dit que sa femme milite activement pour l’intégration. Tout le monde se marre. Le petit bonhomme proteste, lève les bras au ciel en signe d’impuissance et s’en va, le pas lourd, les épaules rentrées et tombantes, rejoindre le troupeau des vaincus.
Face à ces arriérés, je n’ai pas perdu patience; espérons qu’il en restera des bons bouts aux J.T de 13 et 20 heures.
14
13 heures 30. Dans l’avion.
La Murène me prend à part. Il m’apprend en rigolant que mon idée de faire partouzer les starlettes du porno avec l’autre équipe n’a pas été couronnée de succès: soit leurs tarifs étaient exorbitants, soit leurs conditions ne pouvaient être satisfaites à 100%, comment leur garantir que toutes les queues seraient moulées dans le caoutchouc et que les portes anales resteraient closes. On ne peut quand même pas leur tenir grief de se soucier de leur santé.
Mais en compagnie de ces jeunes femmes, très peu vêtues, même pour un mois d’avril, mon staff a passé un agréable moment. Les discussions ont repris dans une ambiance plus décontractée, c’est toujours ça de gagné, je soupire. La Murène ajoute que leur silence a été acheté, ainsi que celui d’Avida Gold; et il leur a bien fait comprendre qu’elles n’auraient aucun intérêt à l’ouvrir, sinon il veillerait à ce qu’elles la ferment à jamais. Le message est passé, m’assure-t-il. Il n’aurait plus manqué que l’une d’elles se vante de notre proposition et on pouvait dire adieu à nos rêves de grandeur. De toutes manières, c’était une mauvaise idée. Le piège était trop gros, grossier, les autres ne seraient jamais tombés dedans, aussi cons soient-ils, il ne faut pas les sous-estimer à ce point-là, je le fais remarquer à La Murène, qui en convient. Et j’ajoute qu’il prenne garde, la prochaine fois, à y réfléchir à deux fois avant de me soumettre une idée aussi saugrenue et stupide que celle-là, c’est vrai, quoi, je ne suis pas là pour perdre mon temps à des enfantillages de collégien boutonneux.
- A part ça, est-ce qu’on a retrouvé Classe et Bondicelli?
La Murène se contracte, mécontent que je fasse cette allusion perfide. - Non, fait-il entre ses dents. Toujours pas.
- Merde, comment est-ce qu’on peut disparaître comme ça? Peut-être qu’ils se sont fait buter?
- Je ne crois pas. Les autres nous l’auraient fait savoir, c’est dans leur intérêt.
Dire que c’étaient nos jokers, Béatrice Classe et José Bondicelli. Au début de l’année, un contact de La Murène au Service de l’Immigration et des Naturalisations à Washington lui avait filé le tuyau: après une longue et minutieuse enquête fédérale, un couple de Français, Classe et Bondicelli donc, avait obtenu l’asile politique aux Etats-Unis, « en raison de persécutions émanant du gouvernement français. » La Murène avait bondi dans le premier avion. Ce qu’il avait recueilli de la bouche du couple était fracassant. Ils lui confièrent que quelques personnalités de tout premier plan, très proches du pouvoir, étaient impliquées dans un réseau pédophile, qui s’étendait de la côte d’azur à la Belgique. Quand on se souvient du raffût médiatique et politique et surtout populaire qu’avait provoqué une affaire récente en Belgique, il y avait là un filon en or à exploiter. Restait à le creuser, décrypter un certain nombre d’informations et d’adresses, les recouper avec quelques noms du réseau, et étayer les renseignements de preuves en béton armé. Sur place, La Murène avait monté une équipe chargé de veiller sur Classe et Bondicelli; et, dès son retour, il avait supervisé une seconde équipe qui menait l’enquête dans tout le sud. Notre bombe à retardement était amorcée, le compte à rebours enclenché. Et, pour une raison inconnue, peur, stress, pression, Classe et Bondicelli avaient endormi leurs ange-gardiens et pris la poudre d’escampette en Californie. Dans l’attente qu’on leur remette le grappin dessus, on surveille leurs comptes bancaires, mais, en attendant, nos efforts sont réduits à néant. Je frappe le hublot. Je me fais mal à la main. Chiiiierie!
14 heures. Aéroport de Marseille.
Les médias se sont emballés. Un afflux de nouveaux journalistes m’attendait à ma descente. Quatre rangs de caméras et de perches de micros m’ont serré et encadré de près. Signe qui ne trompe pas, le service des Voyages Officiels m’a adjoint six flics. Edouard et Richard les ont briefés, qu’ils gardent leurs distances, je ne veux pas les avoir dans les pattes à tout bout de champ. Les flics ont râlé pour la forme avant de baisser les bras. Cette mise au point effectuée, notre manège a continué de tourner de plus belle.
18 heures 30. Au bar de l’hôtel.
La fin de la journée s’étiole. Autour de nous, des petites vieilles osseuses et parcheminées, pomponnées, les sourcils épilés, regrettent Dallas et les saloperies de JR, des hommes d’affaires décompressent, et des couples que je devine illégitimes se papouillent. Tout ce beau monde sirote dans les fauteuils-crapauds. En équilibre sur son tabouret, Buchet en est à son troisième whisky, en attendant mon demi de bière et une assiette de petits fours à la crême de roquefort, il me fait part du sentiment de terrible violence latente qu’il a ressenti sur le marché:
- La violence m’intéresse, je lui réponds. C’est un thème de réflexion inépuisable. Lisez ou relisez les pages de Genet sur la distinction qu’il opère entre violence et brutalité, c’est fort bien analysé. Il faut penser la violence, parce que, quelquefois, c’est le seul choix qui reste à faire. D’autre part, civilisation, progrès et violence ont toujours fonctionné ensemble. Ptolémée Sôtêr, en 300 avant Jésus-Christ, comment croyez-vous qu’il a donné les moyens aux génies de son temps d’inventer la géographie, l’astronomie, l’anatomie et la physionomie? En faisant la guerre, en sacrifiant des cobayes humains, pas autrement. Aujourd’hui, vous avez les tueurs en série, que nous apprennent-ils? J’ai pas mal réfléchi à ce phénomène.
- Tiens, tiens, et pourquoi?
- Je m’étonne même que vous me posiez la question. C’est un sujet en or: la part d’ombre ou maudite que chacun porte en soi et qui éclaire lugubrement le monde post-industriel. Vous n’y avez jamais songé?
- Pas vraiment, il y a déjà beaucoup de monde sur ce terrain, et des très bons. Depuis Jack l’éventreur, et même avant lui, je ne sais pas si on a inventé grand-chose dans ce domaine. Je préfère aller défricher des zones moins fréquentées.
- D’accord, mais voyez-vous, le tueur en série pose directement le problème du Mal. Un romancier avait bien cerné le problème en disant que le mal, et par exemple le nazisme, n’était pas un résultat du tempérament malicieux d’Hitler et de quelques autres, qu’il est, comme toute chose, déterminé par ses relations avec le reste, donc principalement historique et social. Le mal absolu n’existe pas. Si on veut faire le procès du tueur en série, on ne doit pas faire celui d’un individu, mais bien celui du monde occidental. Le tueur en série condense la misère et toutes les mystifications sociales, c’est une unité de mesure de la pourriture générale. Si j’adoptais un point de vue marxiste, je dirais que le tueur en série est un criminel “contrerévolutionnaire”, en ce sens qu’il est un allié obligé du capitalisme. Il ne remet jamais en question ou ne proteste contre la société pour justifier ses actes, il l’accepte et se plaint plutôt du mauvais rôle qu’elle lui fait jouer dans l’ombre. Un enculé comme John Wayne Gacy , fasciné par les flics, était persuadé d’accomplir un sale boulot indispensable en débarrassant la rue de l’ordure. Schaeffer, un autre ignoble, ex-flic et obsessionnel de la propreté, affirmait que les femmes n’étaient que des petites salopes et des putes à éliminer. Il en aurait buté 34...
- Mais, bordel, à quoi rime cette répétition sans fin?
- A mon avis, elle ne poursuit qu’un but. Il n’y a pas de hasard. Le tueur en série est majoritairement issu de la classe moyenne blanche, avec un Q.I. correct, mais il s’ennuie, il voudrait son quart d’heure de gloire. Alors, faute d’un autre talent particulier, c’est la brutalité qui le fera exister. Il veut être reconnu, par elle et pour elle, et en tirer tous les bénéfices...
- Si je suis votre raisonnement, il faut que le tueur en série soit identifié et arrêté. Or on dit qu’ils ignorent la peur, donc la crainte de se faire prendre ne doit pas les effleurer.
- C’est ce que disent les psychiatres, les flics et les romanciers. Bon dieu, évidemment, tel est le sens, très peu caché si on observe de près, de leurs actes. Le bon tueur en série, c’est celui qui se fait prendre. Il doit être démasqué et reconnu pour montrer son accomplissement, justifier sa réputation. Le tueur est d’un narcissisme aveuglant, c’est flagrant: il ne bande et jouit qu’en voyant la reproduction de son portrait à la une des quotidiens et des journaux télévisés. “Regardez-moi, pérore-t-il, ne suis-je pas le plus beau et le plus fort?” Il obéit à la loi du Marché de la Peur et du marketing de l’obsession, cette façon qu’a la culture occidentale de tout absorber et de rendre acceptable, comme si Hitler pouvait être un héros de la culture pop. C’est l’erreur que commettent les gamins en portant des t-shirts de Charles Manson ou d’autres tarés, une culture qu’on intègre que si on peut être un héros de film ou personnage de télé. D’ailleurs, les vampires TV et leur demande incessante d’un sang toujours identique mais renouvelé quotidiennement en traquant inlassablement la “sensation” finiront tôt ou tard par débusquer un tueur en série en action et le filmeront, vous verrez. L’anonymat est la pire des punitions pour le tueur en série. Ensuite vient la surenchère dans l’horreur. Il y a comme une compétition entre les tueurs. On peut imaginer un Top 50 des tueurs en série ou, mieux, renverser le propos des reality-shows en proposant “La nuit des tueurs en série”. Je vous garantis un audimat maximum.
- Ça ne fait aucun doute. Je serais le premier à regarder.
- Buchet, vous êtes un pervers, je m’en doutais. Ce qu’il faut voir dans le phénomène, c’est la justesse du terme “en série”, mais en tant que création industrielle “, à la chaîne” serait encore plus approprié. Il n’y a pas de raison de s’étonner de son comportement: il ne fait que suivre les impératifs de la publicité quand elle vend les corps comme des objets ou des produits. Citoyen modèle, voisin irréprochable, le tueur en série est un bon perroquet, il répète indéfiniment, et ses meurtres ritualisés ne sont que les marques de sa faible imagination laminée par le culte de la performance.
« Quand Brett Easton Ellis récupére le thème dans son roman American psycho, il produit aussi son effet. C’est ma fille qui m’avait conseillé de le lire. Le scandale fait autour de son bouquin a continué à entretenir la confusion entre création et réalité. Mais le vrai scandale inavoué par ses détracteurs, c’est que Brett Easton Ellis a tout compris et résolu. Son yuppie psychopathe, derrière son apparence parfaite selon les critères en vigueur, est un barbare. Grattez la surface et vous verrez que le tueur est à l’image du monde occidental et le juge. La barbarie sous la civilisation. Cet être froid et mécanique, sans âme, couvert de succès et de richesses, qui a tout pour briller au firmament de la société, ne trouve son plaisir que dans l’abjection et la destruction. C’est l’ultime miroir négatif. Et même la publicité a pu récupérer American psycho: Un constructeur de lavabo a signalé la page du livre où apparaissait son matériel. - Rien ne se perd, rien ne se crée, c’est la loi de Lavoisier.
- Pas toujours... Par contre, je ne veux pas discuter de la soi-disant nocivité de la violence dans les livres, les films, ou dans n’importe quelle autre création. Si la violence imaginaire avait des effets, pourquoi on s’en prend pas à Bugs Bunny et à Vil Coyote pendant qu’on y est. Evidemment, ça implique que je suis contre toute censure artistique. On vit avec cette violence depuis longtemps, même si elle peut prendre des proportions extravagantes aujourd’hui. Je pense simplement qu’elle ne fait que refléter le nihilisme ambiant, et qu’il ne faut donc pas non plus la négliger et plutôt l’interroger. Moi, tout ce que je sais c’est qu’il faut crever la surface des choses.
- Dites donc, vous êtes remarquablement documenté sur le sujet. Vous arrivez encore à trouver du temps pour lire et voir des films?
- Je me débrouille. Je dors peu, il y a la vidéo, ça fait gagner du temps et puis je ne lis pas tant que ça. Dans ma jeunesse, j’ai beaucoup lu. Il y avait plein de livres à la maison, je prenais tout ce qui me passait sous la main, des récits de voyage et d’aventure, des polars, des biographies, et les classiques politiques, bien sûr, c’est suffisant. Je passais de l’un à l’autre sans m’arrêter. J’ai lu des tas de choses différentes, sans faire de distinctions, aussi bien Robinson Crusoe que le Marquis de Sade, sans m’en rendre compte. Maintenant, si j’avais vraiment le temps, je préférerais surfer sur le Net. Je suis persuadé qu’il y a là des choses étonnantes à découvrir.
Comme on sort prendre la bagnole et qu’il me tient la portière ouverte, un chasseur lui demande qui je suis, il lui répond que je suis le futur président de la république, aussitôt le chasseur sort un papier de sa poche vermillon et me fait signer un autographe. - Vous avez jamais assez de toutes ces conneries? me questionne Buchet à son tour.
- Ça fait partie du boulot, dis-je simplement.
Il prend un air soucieux. - Ah ouais... Dites-moi, Roger, cette bagnole, elle est blindée?
- Blindée, et bourrée d’armes, si ça peut vous rassurer.
- Je ne suis pas inquiet. Vous, c’est les tueurs en série, moi, mon dada c’est les armes. N’y voyez rien d’étonnant. J’écris sur une certaine façon de vivre que je pratique depuis longtemps. Pour illustrer mon attitude vis-à-vis des armes, c’est simple, je dis toujours « S’il a un couteau, prends un flingue. » Celui qui a la plus grande puissance de feu a souvent le dernier mot. Mais les connaissances maniaques dont je fais usage dans mes romans viennent essentiellement de ma curiosité et de ma documentation, et assez peu de mon expérience personnelle. Par exemple, j’ai jamais tenu un Glock dans la main, juste vu un au cinéma...
Devant ma mine perplexe, il m’explique que le Glock est un semi-automatique 10mm, une arme de poing très efficace, les romans noirs américains en sont bourrés. Puis il embraye sur la politique, engagé dans les mouvements pacifistes dans les années 70, préoccupé d’écologie, ses opinions transparaissent à travers l’intrigue de ses livres, qui portent tous les stigmates de la manipulation et de la trahison. - Vous savez, quand je suis allé bosser aux USA, j’ai rencontré une des premières femmes agent-secret. Elle avait commencé en protégeant les gosses de Kennedy. Elle m’a raconté qu’elle s’est retrouvée une fois dans un ascenseur avec Lyndon Johnson, un sénateur et un homme d’affaires, le genre coincé. Et Johnson pète. Les deux autres ne savent plus où se mettre et Johnson leur fait: “Reniflez ça, c’est l’odeur du pouvoir.”
Il rigole et me dit qu’il croit à cette histoire, mais je vois bien que cette vérité le dégoûte, pas moi. - Surtout, insiste-t-il, je tiens à ce que vous sachiez que je ne partage pas l’opinion d’un de mes héros sur sa “trinité du 20ème siècle”, “Cash, drogues et puissance de feu”. Moi, j’essaie juste de garder l’esprit de mon enfance et des beatniks.
- Comme moi, en somme.
Il sourit et on roule, chacun abîmé dans la contemplation de la nuit qui nous enveloppe peu à peu. Sur la banquette arrière se déposent peu à peu un paquet de neurones grillés, les miens et ceux de Buchet.
15
23 heures 30. Dans la chambre d’hôtel de Roger Rio.
Allongé sur le plumard, mes yeux vides d’expression, je crois, regardent le dernier journal télévisé. Sur l’écran, le ciel est bleu canard, mais c’est des hélicoptères qui volent au-dessus du périphérique, vu de là-haut on dirait que les véhicules cherchent à se grimper les uns sur les autres, puis on découvre une ville que je n’identifie pas au premier coup d’?il. Le commentaire m’apprend que des émeutiers ont pris d’assaut Neuilly-sur-Seine, après avoir pillé les quelques 1200 mètres de l’avenue Charles-de-Gaulle. Prévenus à temps, les cafés, les banques, les bijouteries et les agences de voyage avaient pu tirer leurs rideaux de fer. Malgré tout, les émeutiers ont fait le plein de pâtisseries chez les boulangers et les traiteurs, et des pizzas ont été rafflées par centaines; ils ont balancé des pierres et des babioles sur le Théâtre, une des fiertés de la ville; intrigué par le bruit et les clameurs, inhabituelles à ce moment de la journée, le père Martial, qui témoigne devant les caméras, a franchi le seuil de l’église Saint-Jean-Baptiste, a regardé ce qui se passait, s’est signé et s’est écrié: « Seigneur, c’est le jour du Jugement Dernier! », puis il est rentré précipitamment boucler la maison de Dieu avant de se sauver; ils se sont aussi goinfrés de chocolat et ceux qui avaient encore un petit creux ont fait une halte dans une sandwicherie; ils ont rendu leur liberté aux chiens d’un salon de toilettage, les chiens ça me connaît, j’aurais pu être dresseur si j’avais voulu: Loulou de Poméranie, teckel, épagneuls, Yorkshire, chow-chows, Pékinois, boxer, doberman, berger allemand et Schnauzer nain, la langue pendante, se sont égayés dans la rue dans un concert de jappements et d’aboiements de satisfaction; et s’ils n’avaient plus faim, toutes ces conneries devaient leur donner soif, ils ont fait provision de Coca au Mc Donald’s; quant aux filles, il y en a quelques-unes dans le tas, elles ont fait une razzia de culottes, de soutifs, et de froufrouteries dans une boutique de lingerie fine; et, comme les poches et les ventres étaient remplis, autant se défouler une bonne fois, et que vogue la galère, l’apothéose de cette marche sauvage a été la casse méthodique de tous les miroirs et des glaces d’un magasin de Verrerie d’Art, dont le sol a été transformé en un puzzle gigantesque de milliers de petites pièces en verre. Je ne suis pas superstitieux, mais il y en a pour des centaines d’années de malheur, je calcule mentalement.
Les Neuilléens qui prenaient le soleil au balcon ont eu vite fait de plier les chaises longues et de se replier dans leur appartement; quant aux autres, ils ont compris assez tôt que leur belle ville était le théâtre d’une étrange représentation, tous ces visages inhabituels, pas vraiment pâles, et ces drôles de vêtements, ce mauvais genre généralisé, et l’insolence de cette jeunesse bruyante, et leurs manières, vulgaires, brutales, que se passe-t-il enfin? Armand, tu peux venir une seconde, s’il te plaît? Oui, ma douceur! Regarde ça, mon chéééériii, n’est-ce pas très étrange? Dieu du ciel, Marie-Noëlle, les barbares sont dans nos rues!
Le maire de Neuilly, des yeux de batracien dans une tête d’oiseau de nuit, affublé d’un nom de maladie de peau, déclare d’un ton très emphatique que c’est une infâmie, que c’est insupportable, etc...
J’éteins le poste. Le fou-rire me prend et je me frotte les mains. Voilà qui ne va pas arranger la côte de popularité du gouvernement. Je décide de descendre fêter ça au bar.
Le bout du nez à l’intérieur, les narines frémissantes, des bouffées d’hormones en ébullition, de sécrétions et de mucus, me sautent au visage. Mes yeux me piquent. Foutre, le mélange est épicé. J’essuie deux larmes, et met le cap directement sur le comptoir. Je repère une fille. On ne peut pas la louper, il n’y a qu’elle. Juchée sur un tabouret, un coude sur le comptoir, jambes croisées, l’air de s’ennuyer, elle jauge la salle d’un ?il d’experte. On dirait qu’elle la passe au scanner.
Je commande un whisky. Je lève mon verre en direction de Richard et Edouard, ils sont ravis, le sourire jusqu’aux oreilles. La prime spéciale que je leur ai allouée après leur brillantissime tenue sur le marché doit leur permettre d’assouvir quelques-uns de leurs coûteux vices. Du bout des lèvres, je goûte le whisky. Pas terrible. Du coin de l’?il, j’observe la fille, elle soupire et repose son verre. Un type d’une cinquantaine d’années, dans un complet vanille, s’approche d’elle. Un large sourire scie en deux le visage du vieux pas encore trop moche. La fille sait qu’elle a une touche, elle a fait mouche. Je fais un signe de tête discret à Richard. Il va chuchoter un truc à l’oreille du type, qui ne se fait pas prier pour déguerpir. Le terrain est libre.
- Je peux vous offrir quelque chose?
- Merci, c’est gentil, je vous attendais, m’annonçe-t-elle.
L’onctuosité de sa voix me plaît, mais je reste zen. Une pierre de stupre philosophale. Jamais vu cette gazelle, je me dis en la détaillant de la tête aux pieds. Pas un minois de pute, ou alors le grand standing, le haut de gamme qui n’a nul besoin de venir racoler ici. - Vous m’attendiez? Vous avez beaucoup de chance, je suis libre ce soir. Mais rien n’indiquait que je viendrais prendre un verre, qu’auriez-vous fait si je n’étais pas venu?
Un O muet de surprise arrondit sa bouche. Jouer la ravissante idiote lui va à ravir. - L’idée ne m’a pas effleurée... Je me serais débrouillée autrement. Je suis une de vos fans... Votre discours d’aujourd’hui était absolument sensationnel, votre programme est vraiment nouveau. Je tenais à vous le dire personnellement. Je ne sais pas si les gens s’en rendent compte.
- Un peu, quand même, sinon je ne serais pas ici.
- Oui, c’est vrai... J’aimerais beaucoup vous dire deux mots, en particulier, si possible.
- Si c’est personnel... Suivez-moi, je vous prie.
- Vous verrez. Ça vous passionnera.
- Ah, la passion, il n’y a que ça de vrai.
Des centaines de petits points lumineux scintillent dans le bar que nous quittons. On monte dans ma chambre.
- C’est incroyable ce que vous me racontez-là.
Elles me disent toutes ça. Je n’ai fait que lui répéter mon numéro sur le cyber-espace. Charlatan novö, j’agite la technologie comme un fétiche techno, l’ordinateur et le modem au centre du monde, mais un centre qui est partout, un Blob intelligent, une toile numérique horizontale qui s’oppose à l’Etat-pourvoyeur d’ordres et de lois du haut de sa structure verticale, sans que ses représentants ne prennent conscience que leur incompréhension des mutations phénoménales en cours va les rejeter à la périphérie. On va assister à un renversement des normes sociales, le marginal sera le conformiste sclérosé dans sa fossilisation conceptuelle, ma cocote, pensé-je, prends-toi ça dans le disque dur. - Le cyber-espace leur fait peur parce qu’ils comprennent intuitivement qu’il va dissoudre le pouvoir en place, dis-je en conclusion.
« C’est passionnant! » dit-elle en allant s’asseoir sur le plateau du bureau en faux chêne. Elle me fixe droit dans les yeux. Je voudrais ajouter quelque chose; et je reste planté devant elle, un peu gauche, déstabilisé par cette fille qui prend l’initiative. Elle laisse pendre ses longues jambes, qu’elle se met à croiser et à décroiser très lentement. En suivant ce mouvement d’horloge, sa jupe remonte et laisse apparaître une zone d’ombre à l’instant où ses cuisses ne se touchent plus. J’en attrape des sueurs tropicales, je sens plus mes boules. Je me passe la langue sur la lèvre supérieure, mes dents pincent l’inférieure, puis je m’éclairçis la gorge, et j’avançe une main que je pose sur son genou. - Pas tout de suite, dit-elle en chassant mes doigts qui commençent à remonter sur sa cuisse.
On m’aurait balançé dans un puits d’eau glacé que l’effet n’aurait pas été pire. Je débande aussi sec. - Ah... Dommage.
- Monsieur Rio, nous avons toute la nuit devant nous. Vous ne serez pas déçu, je vous le promets, mais laissez-moi d’abord vous poser une question, vous voulez bien?
- Allez-y!
- Est-ce que vous aimez entendre des mots cochons pendant que vous faites l’amour?
J’éclate de rire. - Je ne m’attendais pas à celle-là. Vous travaillez pour un journal féminin? Ils sont très friands de ce genre de questionnaire-tests.
- C’est pour mon usage personnel, uniquement. J’essaie de dresser votre type psycho-sexuel, afin de mieux vous satisfaire...
- Très bien, très bien, excellente initiative.
Je me soumets docilement à sa série de questions, puis nous passons aux travaux pratiques. C’est un récital de stimuli et de réponses-réflexes; ça, pour baiser, on baise, dans tous les sens du sperme.
De cette inconnue, qui finira à l’issue de notre parcours initiatique par me confier son prénom, Eddie, je garderai un souvenir inoubliable, surtout de son interprétation de la figure dite du pli du drapeau qui m’a arraché des râles d’extase.
16
Jeudi 31 avril. 6 heures 30. Hôtel de Roger Rio.
La coupe est pleine. T’aurais volontiers levé le pouce. Marqué une pause. Une vraie, et pas un simulacre de petit-déjeuner pour faire le point avec l’équipe. Pierre m’a passé un coup de fil à 6 heures. Il voit défiler les Grands Patrons, les banquiers, les syndicats, et tous ceux qui veulent composer avec nous, au cas où... Ça le fait marrer toutes ces tractations. On a discuté de quelques détails, que j’ai omis de signaler aux autres.
L’ascenseur fait un bruit de guêpe enfermée dans un verre. Personne ne pipe mot dans la cabine inodore. La Murène digère, Richard a l’air de dormir debout, Edouard réfléchit, ou il s’en donne tout l’air. Mon portable sonne et m’arrache à des images de plage, de sable, de trempette dans un océan à 24 degrés, de poupées aérodynamiques alanguies sur des serviettes où leurs maillots deux-pièces taillés dans des confetti impriment leurs reliefs mouillés. Mes visions s’évanouissent soudainement et je tente de répondre. Des parasites grésillent dans l’appareil et empêchent toute conversation civilisée, les paroles se réduisent à une bouillie de grognements préhistoriques. « Putain de technologie de merde! », je jure en coupant la communication. Ultra-confidentiel, mon numéro n’est connu que d’un nombre très restreint de personnes; je reçois très peu d’appels, et ils sont toujours importants. Celui-çi ne doit pas déroger à cette règle.
Quoi de plus normal pour la saison qu’à six plombes du matin, la rue soit tranquille. Sur le trottoir désert, Richard demande des conseils de régime à Edouard qui lui vante les vertus de la salade. Le monstre ne peut réprimer une grimace d’horreur à se voir dans la peau d’un herbivore. Je pense encore à cet appel inabouti. Mon portable resonne et met un terme à mes cogitations. La réception est bonne. Je dis simplement « Oui » en répondant. Le timbre rauque de ma correspondante évoque quelque chose de chaud et humide, puis je mets des formes sur la voix de salope. Eddie. Comment s’est-elle procurée mon numéro, je le lui aurais donné? M’en souviens pas. Elle veut me voir au plus vite, elle a des révélations à me faire, c’est vital, point. Mauvais pressentiment, je donne l’adresse à La Murène, il file en reconnaissance.
7 heures. Dans une zone de béton.
C’est absolument invraisemblable, des flèches verticales partout, près d’un cimetière et de l’avenue Karl Marx, dont une des pensées me revient en mémoire: « Le criminel apporte une diversion dans la monotonie de la vie bourgeoise; il la défend contre le marasme et fait naître cette tension inquiète, cette mobilité d’esprit, sans quoi le stimulant de la concurrence finirait par s’émousser. »
De l’autre côté de la rue, Edouard remarque une 205 banalisée. Il a le nez pour ça. Il traverse et va dire aux deux mecs qui regardent ailleurs de se tirer fissa, et de transmettre à ceux qui les ont envoyés de nous lâcher la grappe, ou que Rallet s’en occuperait lui-même. Ils démarrent aussitôt.
- C’était qui, ces bozos? je lui demande.
- Des flics des services spéciaux qui doivent rouler pour ceux d’en face.
- C’est nouveau, ça. Ces cons doivent penser qu’en nous filant le train, ils trouveront une casserolle à me coller au cul.
Tu ne crois pas si bien dire. L’immeuble est à l’abandon. L’entrée pue. L’odeur de moisi, de bouffe avariée, du cassoulet tu penses, de pisse, et que sais-je encore, vous prend à la gorge. Des chats courent et sautent dans tous les coins. Tu te cognes les jambes dans leurs flancs maigrelets. Les gaspards se tirent sans miauler. Tu trouves leur attitude étrange. Le chat est un animal tellement surprenant, tu te souviens d’un épisode de Mandrake le magicien, je l’avais savouré, gamin, malgré les interdictions paternelles de lire des bandes dessinées. Le dessinateur, je ne te rappelle plus s’il y avait un scénariste, avait imaginé que les chats étaient des extra-terrestres venus sur Terre afin de se faire entretenir par les hommes. L’idée, encore aujourd’hui, ne te paraît pas du tout stupide.
L’arme au poing, Edouard et Richard te couvrent. A pas feutrés, on descend l’escalier qui conduit aux caves. Les marches sont en bois, on essaie d’éviter de les faire grincer. Puis on erre dans les couloirs, les murs sont couverts de revendications et d’insultes, et des tags étalent leurs calligraphies soignées et colorées. Des sortes de fleurs dans la pourriture. J’ai beau faire le malin, je te retiens pour ne pas gerber.
Soudain, la voix de La Murène résonne contre les murs. - Roger, c’est vous?
Je confirme et on s’oriente au son de la voix qui nous guide. On s’approche et un cadavre d’homme barre notre progression. Il a les traits du visage convulsés. Une écume blanchâtre s’écoule aux coins de ses lèvres, elles sont bleuâtres, comme gercées, des lèvres de centenaire. Etendu devant une porte défoncée, on l’enjambe et pénètre dans une cave humide.
La Murène fait une gueule de six pieds de long. D’un mouvement du menton, il me désigne un deuxième corps sur le sol de terre battue. Féminin, celui-là.
Tu le pressentais, mais ça fait toujours un choc. La robe est en lambeaux, elle a dû se débattre, Eddie, à demie nue, fait une grimace affreuse. Sa bouche tordue remonte vers ses oreilles. Sa gorge est ouverte. Une large estafilade sépare la chair en deux morceaux et la plaie fait comme des lèvres boursouflées et très rouges. Des bulles de sang commençent à coaguler aux commissures de ces lèvres-là; et personne n’embrasserait cette deuxième bouche.
La Murène me tend un chewing-gum au citron. Tu commences à mâcher et le parfum ne chasse pas le goût de bile dans ta bouche, je lui dis de t’en redonner un second. Des types qu’il a sortis de Dieu seul sait quel enfer, et tu ne tiens surtout pas à l’apprendre, emballent le corps d’Eddie. Une fermeture éclair se referme sur sa viande morte et cellophanée qu’ils emportent. Qu’elle repose en paix. Elle va disparaître pour toujours. Il n’y a rien d’autre à faire.
Le feu dévore. Le feu purifie. Le feu divertit. Les hommes ont toujours aimé la compagnie du feu depuis l’aube de l’humanité. Il y a le bruit du verre, de la pierre et de l’acier qui craquent. Les flammes projettent des ombres fantastiques sur le béton sale des bâtiments aux alentours. Qu’est-ce que c’est beau un immeuble qui crâme au petit matin. Je me retiens de danser devant l’incendie. Un feu de joie. - Voilà une bonne chose de faite, dit La Murène. Tirons-nous d’ici.
Sur ces paroles pleines de bon sens, je leur dis que je suis claqué et que je veux rentrer faire un petit somme avant d’attaquer cette journée qui, je le souhaite, finira mieux qu’elle n’a commencé.
17
9 heures 30. Dans les quartiers nord.
La zone totale. Je contemple les barres HLM des cités en voie de garage, terminus tout le monde descend. Les terrains vagues sont envahis d’herbes folles, et les squelettes des voitures calcinées, abandonnées sur les parkings d’un super-centre-commercial, se découpent sur fond de soleil couleur sanguine. Le genre d’endroit où il ne fait même pas bon mourir quand, à tout moment, on s’attend à ce qu’une paire de dobermans ou de pit-bulls déboule de l’enfer et vous change de sexe en deux coups de crocs, si vous êtes un homme; et si vous êtes une femme, alors là, tout est possible, j’imagine, dans le registre du pire. Deux graffiti m’arrachent un sourire: « J’encule les flics! » et, juste en dessous, « C’est Marseille ici, mec, qu’ils bouffent aussi leur merde! ».
Soudain, je les entends proférer leurs insultes avant de les voir. Je ne suis pas au bout de mes peines. Vitrolles n’est pas loin, j’aurais dû m’en douter. Au fond d’une allée poisseuse aux relents de poissons et de crustacés, des skins voçifèrent et me font des doigts. La dissolution du F.N. inscrite à mon programme doit leur déplaire. Je ne discute pas avec les racistes. Quand j’entends: « Je crois en l’inégalité des races, oui, bien sûr, c’est évident. Toute l’histoire le démontre. », j’ai les oreilles qui sifflent. La notion de race est un truc de falsificateur, qui confond inégal et différent, d’ailleurs les biologistes parlent dorénavant de l’espèce humaine et les anthropologues de populations.
Et à ceux qui s’étonnent encore de ma position, je cite toujours Joseph Goebbels: « Quand la démocratie nous a accordé des méthodes démocratiques, lorsque nous étions dans l’opposition, est arrivé ce qui devait arriver dans un système démocratique. Pourtant, nous, National-Socialistes, n’avons jamais prétendu représenter un point de vue démocratique, mais nous avons déclaré ouvertement que nous n’utilisions les méthodes démocratiques que pour nous emparer du pouvoir et que, après l’avoir conquis, nous refuserions, sans aucune restriction, à nos adversaires les moyens qui nous avaient été accordés lors de notre passage dans l’opposition. » Méditez ces paroles, leur conseillé-je.
Le F.N. est mon ennemi, si je m’en réfère à son critère de jugement binaire qui classe en ami ou ennemi tout interlocuteur; et à mes ennemis je leur fais la guerre, tous les moyens sont bons, quoiqu’en pensent les têtes pensantes et tolérantes et molles du gland. Si je l’emporte et que ma mesure d’éradication, simpliste certes, soulève trop de protestations, j’ai une solution de rechange: on a déjà envisagé avec La Murène de monter une série d’opérations clandestines et spectaculaires. L’Islam, ça peut servir: une mosquée, une bombe, Boum, deux mosquées, une bombe, Badaboum... et on s’arrangerait subtilement pour faire porter le chapeau au F.N, le tollé que ça soulèverait dans le c?ur et dans les esprits des gens, ils déposeraient aussitôt leur gerbe d’indignation à l’autel démocratique.
Solidement campés dans leurs rangers, les skins n’attendent qu’un geste ou une réponse à leurs provocations pour déclencher la bagarre. D’un hochement de tête négatif, j’empêche Edouard et Richard de se jeter sur eux et d’en faire du petit bois; des crânes rasés, ça fait un bail qu’ils ne s’en sont pas mangés. J’entends presque grincer leurs dents.
- Je sais pas, mais j’ai comme l’impression qu’on est pas les bienvenus, chuchote Edouard. Je sens des mauvaises vibrations. On doit pas faire partie du club.
Plus pavloviens qu’un chien, écumant de rage, les skins serrent les poings et font un pas de l’oie en avant. Je fais dire au service d’ordre de tenir à distance les média et la foule, j’accompagne Edouard et Richard en mission de pacification. Prudent, je me tiens un peu en retrait. - Alors, les toquards, ça vous gêne pas pour marcher de puer le fond de couilles d’Hitler à plein nez! fait Richard.
- Les gars, soyons clair, prévient Edouard à voix basse, si vous pensez que vous faites le poids, vous vous plantez grave. Mon collègue ici présent a fumé cinq pipes de crack, il est chargé comme un éléphant, même des balles dum-dum en viendraient pas à bout. Quant à moi, je suis venu avec mon passeport pour l’éternité ( Il écarte un pan de son blouson et exhibe son flingue, dont l’étui est accroché à sa ceinture. ) De l’outil français, les gars, devriez être contents. Du .357, ça fait des trous dans la peau beaux et grands comme des tomates. Ça tente quelqu’un?
Tout à coup le regard de Richard devient fou, sa machoire inférieure se crispe: « C’est pas vrai, j’suis pas camé! J’avais juste besoin d’un p’tit remontant. Un peu d’exercice me f’rait du bien. Laisse-les moi, Edouard, gaspille pas tes munitions, je vais en faire du kit-et-kat. » laisse-t-il échapper rapidement, entre deux contractions des muscles faciaux.
Son numéro est rôdé; et si réussi que personne ne résiste à ses mimiques, il fout une frousse de tous les diables. Les skins prennent conscience pour la première fois que, peut-être, ils s’illusionnaient, à cinq contre deux, dont un visiblement très dangereux et l’autre armé, ils risquent d’y laisser des morceaux. Ils ont de la sympathie pour le FN, et ils admirent ses choix, mais face à des enragés, l’idéologie pèse d’un faible poids. Néanmoins, celui qui doit être le chef s’avance en roulant des épaules. - T’aimes pas être insulté, c’est ça? demande Richard. T’inquiète, je vais rectifier ça, en commençant par ta tronche de gland.
Le skin secoue le crâne. On ne doit pas souvent lui causer de la sorte. Il ouvre la bouche et sa première syllabe reste coincée quelque part, la battoire de Richard s’est abattu sur sa pommette gauche. La tête semble décoller du cou, fuser en arrière comme si une force invisible, genre X-File, la tirait, l’attirait, puis elle retombe sur son épaule, mollement, avant que son corps ne heurte le sol. Il ne bouge plus. Les autres skins ont l’air de trouver le geste déplacé, émettant quelques murmures de désapprobation qu’un grognement de Richard fait taire. Mais un deuxième skin sort du lot. Richard s’approche de lui lentement, les bras le long du corps, il fait mine de lever la main droite, le skin prépare une parade, et c’est la gauche de Richard qui part. Le coup décroche la mâchoire du skin, qui se la tient pour dit. Il rentre dans le rang sans demander son reste.
Richard met les poings sur ses hanches et questionne: - A qui le tour?
Il n’y a aucun écho. Les arguments de Richard ont convaincus, les skins cèdent à reculons, en essayant de ne pas perdre la face; et Richard fait des bruits de poule avec la bouche, cot-cot-codet, « Et voilà le travail! », dit-il en se retournant. Une faible lueur de démence, réelle ou simulée, brille encore dans ses yeux.
Nous repartons sous les acclamations de la foule. - Impressionnant votre ange-gardien, me dit Buchet. D’habitude, dans la vie, les coups de boule, le karaté, ça marche pas ces conneries. Quand on arrive à frapper quelqu’un assez fort au visage, c’est généralement sa main qu’on casse. Le seul truc valable que je connaisse c’est une clé au cou que m’a apprise un flic. Je vous l’apprendrai un de ces quatre...
18
21 heures 15. Dans la chambre d’hôtel de Roger Rio.
La baie vitrée offre une sacrée vue de Marseille. Tu es au dernier étage. La journée a été longue, un éreintement, le soleil mangé par la ligne d’horizon plonge dans la mer. La soirée débute, et, à contre-jour, je considère le panorama. En dessous Marseille s’étire, le languissement du sud, joli panorama, vertige, rien de plus original à dire, pour la poésie, on repassera un autre soir.
Je fume un cigare, quinze bons centimètres dans la bouche. Rallet me l’a offert. Un Havane. Cuba, Castro, castré, voilà comment tu te sens. Je souffle un large cercle de fumée, puis tu demandes simplement en observant la fumée monter au plafond.
- Alors?!
La Murène, les journalistes peuvent raconter ce qu’ils veulent sur lui, le traiter de tous les noms ( c’est d’ailleurs eux qui lui ont trouvé son surnom ) et lui chercher sans arrêt des noises, fouiller dans son passé et tout le bordel, mais c’est un professionnel. Un des meilleurs, il connaît tous les vices, rien ne peut le surprendre. C’est pour cette raison que tu l’as engagé contre l’avis de Pierre et de la majorité de mes conseillers, en leur faisant comprendre que les mercenaires de sa trempe, il est préférable de les avoir avec soi.
Un tic nerveux sinue sur mon visage, puis ta voix baisse soudainement de deux tons.
- Vous croyez qu’on peut parler ici en toute sécurité, cette histoire me rend complètement parano. Si ça continue, je vais être obligé de prendre des trucs zaïrois, de trouver de l’abungi nzela.
Ma voix s’est faite rêveuse. - C’est quoi cette saloperie? fait La Murène.
- Un mélange fermenté de vin de palme, de bangi, c’est de l’herbe, de sucre et d’eau.
- Et, ça marche?
- Il paraît qu’on voit mieux le monde et la réalité.
Il fait un geste de la main, bougez pas, et sort d’une poche de sa veste un petit boîtier en forme de souris d’ordinateur. Il presse un bouton, un voyant vert s’allume, et il dit « Cette pièce est propre. » - Putain, c’est quoi, ce gadget? je demande.
- C’est le nouveau N-1996, N pour nettoyeur, précise-t-il en réempochant le détecteur de micros.
- J’en veux un pareil, commandes-tu.
- Pas de problème.
Satisfait, mais rongé d’impatience, tu te lèves. Je ne sais pas tenir en place, ton épouse me le reproche assez, « C’est ton talon d’Achille, garde ton calme, tu n’en seras que plus impressionnant. » me répète-t-elle sans cesse. Tu parles, Achille, qu’ils aillent tous au diable ces enculés de Grecs. Tu marches de long en large, mes longs bras se mettent à brasser l’air comme les pales d’un hélicoptère mou surgi d’un cauchemar de Dali, et tu donnes un commencement de vertige à La Murène en m’agiteant comme un épileptique. C’est à se demander si tu ne souffres pas de parasites intestinaux, ça me démange de t’enfoncer un doigt dans le cul à travers le pantalon, tu te gratterais le scrotum un bon coup, peut-être que ça me calmerait, mais la présence de Rallet t’en empêche. D’ailleurs, il t’imite sans s’en rendre compte, son court exposé donne un sens littéral à l’expression tourner autour du pot. Il a mis une équipe de spécialistes sur le meurtre d’Eddie, mais il est encore trop tôt pour obtenir des résultats. Ma bouche se tord, tu fais oui-oui avec la tête en fermant les yeux, les rouvrant, tu l’as saumâtre, puis tu consultes ma montre, pur réflexe d’homme sur le qui-vive. - Sale affaire, hein? fait La Murène. Bon, essayez de vous reposer. C’est pas le moment de vous laissez aller. Si j’ai du nouveau, on sait jamais, je viens vous voir immédiatement. Sinon, de votre côté, continuez comme si de rien n’était.
19
Ça n’a pas traîné. La Murène m’a appris qu’un interlocuteur mystérieux venait de le contacter. C’est du sérieux, il lui a filé des précisions sur le meurtre d’Eddie qui ne laissent planer aucun doute. Il sait de quoi il parle, le salaud. Il ne veut traiter qu’avec toi et m’a donné rendez-vous à 23 heures.
22 heures 55. Au dernier sous-sol d’un parking.
Il a su m’appâter. Tu n’avais pas trop le choix. Lugubre, l’endroit. J’aurais préféré un coin plus fréquenté, à l’air libre, dans des jardins par exemple. Et tu regrettes amèrement et davantage ce choix quand je me trouve plongé dans la pénombre. Seul, même si Edouard et Richard sont en alerte maximum. L’aspect complot te fait penser au film sur le Watergate, le titre m’échappe soudain, celui avec Robert Redford et Dustin Hoffman. Tes mains sont moites, je t’en mordrais les doigts. Tu fouilles en vain dans mon cerveau et tout ce que tu peux ramener à la surface cérébrale c’est des images du Sous-sol de la peur. Wes Craven, le papa de Freddy, croquemitaine, pas bon signe ça. Refoule ces signes intérieurs de panique. Trop tard, tu sursautes de frayeur quand, près d’un pilier de béton, jaillissent de l’obscurité deux ombres gigantesques. Elles s’animent et, entre les deux, marche une silhouette plus fine. C’est un guet-apens, ton compte est bon, je suis cuit, balayé de la surface de la terre, Roger, tu pousses un faible cri et une main énorme te retient par l’épaule. Richard, tapi dans l’ ombre, en couverture, me souffle de te calmer, qu’il n’y a rien à craindre, on est là pour parler affaires. Putain de sainte merde, chaudes les affaires.
L’émissaire mystérieux a une allure et un visage anguleux de vieil aristo. A cause du chapeau et de l’écharpe autour du cou, peut-être, mais une chose est sûre, je n’ai jamais vu ce mec auparavant. Il me propose un marché que tu ne peux refuser.
Vendredi 1 mai. 0 heure 15. Dans la chambre d’hôtel de Roger Rio.
- Alors, comment ça s’est passé? me demande La Murène, légèrement fébrile.
- Eddie, lui expliqué-je, c’est eux qui l’avaient envoyée. Son exécution, c’est à titre d’avertissement, pour retenir mon attention. Ils connaissent mes frasques dans les moindres détails, ils ont des preuves de ce qu’ils avancent, des enregistrements...
- C’est irrecevable devant un tribunal, vous le savez bien.
- Ouais, mais quand même. Ils ont aussi des photos...
- Ça, c’est plus emmerdant.
- Surtout que deux filles seraient prêtes à témoigner s’ils les asticotent un peu...
La Murène crispe les mâchoires. - Mais, ajouté-je, heureusement il y a un « mais », si on renonce à notre enquête sur Béatrice Classe et José Bondicelli, je peux continuer à m’envoyer ce que je veux, qui je veux et où je veux. C’est donnant-donnant. A prendre ou à laisser. Sur le coup, j’ai tiqué, ainsi, ils savaient.
- Ça signifie qu’il y a eu des fuites.
- Faut croire...
- Je m’occuperai de ça.
- J’y compte bien. Sinon, j’ai bien été obligé d’accepter leur marché... dis-je avec un sourire aussi bref que tordu. Bien sûr, vous n’avez toujours pas de nouvelles de ces deux imbéciles? On les a toujours pas retrouvés?
- Si c’était le cas, vous seriez le premier informé. Mais en supposant que les services de renseignement du Grand ont eu une petite défaillance, je vais veiller à poursuivre le travail de désinformation et d’intox jusqu’à la fin du deuxième tour.
- Putain! Y’a intérêt!
20
9 heures 30. Au bar de l’hôtel.
Ses lunettes posées sur le comptoir, Buchet cajole son verre entre ses mains. Il porte la même chemise à rayures que lundi, me semble-t-il, ou elle lui ressemble beaucoup. Difficile d’être sûr, j’ai passé une très mauvaise nuit, les yeux collés au plafond à essayer d’y voir clair, dans l’attente de signes. Ils n’ont pas été envoyé ou je ne les ai pas reçus. J’ai patienté jusqu’à l’aube puis j’ai jeté l’éponge, et je suis allé m’abandonner dans la baignoire à essayer de dissoudre mes idées noires dans l’eau chaude et parfumée.
La coke circule mal dans mon organisme, comme si mon métabolisme était réfrigéré, mon sang plus épais. Je mets un temps fou avant de m’asseoir à côté de Buchet, puis je jette un coup d’?il circulaire autour de nous. Nous sommes seuls.
- C’est quoi votre recette pour garder la forme? je lui demande, d’un ton agressif.
Il prend son air innocent, puis se tape le ventre à deux mains. Ses entrailles font un son mat. - Mais, Roger, je prends soin de moi...
Il vide son Absolut-Vodka. - Arrêtez vos conneries, dis-je. Ooh, et puis merde, laissez tomber.
Les barmen, François le glabre et Joel à la superbe moustache en guidon de vélo, n’osent plus nous regarder. Buchet s’en aperçoit et prononçe tout doucement « Messieurs, s’il vous plaît... » Il est toujours d’une exquise politesse avec les loufiats; son passé de barman, je pense. Comme beaucoup de son espèce, Buchet a exercé trente-six métiers avant d’écrire. - Roger, vous prenez quoi?
- Deux aspirines 500 et un double-expresso.
- Vous avez vu Cinq pièces faciles de Bob Rafelson? ( je secoue la tête ) Il y a un passage où Nicholson est odieux avec une serveuse, merde, je pensais à ma mère en voyant ça.
A ce souvenir cinéphilique, c’est tout juste s’il ne serre pas les poings. - Ma mère était serveuse, dit-il.
- Et votre père?
- Menuisier-charpentier.
- Vous vous entendiez bien avec eux?
- Pas de problèmes. Ils m’ont toujours laissé libre de mes choix. Et vous?
- Conflictuel. Ma mère n’était pas très affectueuse, elle était plus préoccupée par ses mondanités que par ses enfants, bien qu’elle admirait l’intelligence de Pierre. Moi, elle me regardait plutôt comme un objet fantaisie. Mon père était un scientifique de renom, à la pointe de la recherche, et politiquement assez réac. Sec était l’adjectif qui lui convenait le mieux. Il travaillait dur, mais c’était un marrant dans son genre, n’hésitant pas à faire des blagues et des calembours. Quand il a su que je m’engageais dans une carrière politique, il en a parlé une fois, une seule, à Pierre, en lui avouant que certaines de nos idées lui plaisaient, mais qu’il aurait préféré que j’écrive un roman. ( je marque un temps d’arrêt ) Fondamentalement, c’était un chic type.
Après quelques verres, Buchet m’explique son processus d’écriture: « Je réécris toujours le premier chapitre. Dix-huit moutures pour La dernière manche, sept, seulement, pour Le coup de sifflet. » - Vous êtes devenu plus efficace...
- Ou j’suis plus fainéant. Le coup de sifflet, je l’ai fini dans une station balnéaire, pendant que je bossais sur un script. En alternant écriture, tequila, sommeil, écriture, tequila, sommeil, comme ça jusqu’à la fin. Mais, vous savez, refaire inlassablement le même livre ne me poserait aucun problème. Il suffirait de me donner l’argent nécessaire. “T’es un écrivain quand tu écris, le reste du temps t’es qu’un abruti.”, me disait un de mes amis. Il ne parlait pas de moi en particulier, mais d’écriture en général. Et, croyez moi, ça n’a rien à voir avec la fabrication d’un livre.
Cul-sec, j’avale les aspirines puis le café. - Estimez-vous heureux. L’inconvénient d’être un homme politique, c’est qu’on l’est 24 heures sur 24, sept jours sur sept.
21
Pris dans l’étau des aiguilles du temps chronométré, je me suis mis en pilotage automatique toute la journée. Le temps est passé sans que je me rende compte de rien et, enfin, récompense, je suis avec celle que j’appelle toujours Varla. Brune de jais, bottes et gants noirs, des cuisses et des nichons inoubliables, actrice martiale et égérie du cinéaste porno Michel Bayer, elle m’a laissé un souvenir impérissable dans le seul film-culte qu’elle a tourné, Superlopessa. « Est-ce que les hommes sont différents lorsqu’ils ne sont pas à l’horizontale? » était une de ses interrogations existentielles, entre deux cassages de gueules d’abrutis, et un festival de pipes, de coïts et de sodos.
Varla. Une dame. Une fille de conte de fées pour adultes. Une karatéka aussi, capable de lançer sa jambe droite, bien tendue, au niveau de mon menton. Je suis impressionné. Elle est prompte à rire et à me séduire dans le couloir de l’hôtel. Elle me fait signe d’approcher avec son index:
- Allez, baby président, je suis la Catwoman, viens avec moi, me susurre-t-elle.
Cette fille a le pouvoir de me faire trembler de partout.
23 heures 45. Dans une chambre d’hôtel de la rive gauche. Paris.
Etendus côte à côte sur le lit, à poil, je n’ai plus envie de parler, ma bouche est sèche, alors je lui demande de me raconter sa vie. Elle me dit qu’elle a été très tourmentée. J’insiste pour en savoir davantage. D’accord, dit-elle.
- Je vous écoute, dis-je.
- J’habitais Toulon, j’étais une délinquante juvénile. Je me battais avec... ses mains commencent à me caresser la poitrine... de mes copines, je me suis retrouvée en maison de correction. Dès le premier jour, vous êtes obligé de vous défendre, pour ne pas devenir la nouvelle tête de Turc et vous prendre des trempes sans arrêt. C’est ce que j’ai fait, je me suis battue. J’utilisais l’aikido, ça abîme moins les mains. Mon père m’avait appris le judo, le karaté et l’aïkido, parce que nous étions une des seules familles orientales dans notre quartier où vivaient en majorité des ritals et des beurs. Ils se battaient entre eux, et nous on devait se battre contre les deux. Quand je suis sortie de maison de correction, j’ai remis ça... très délicatement elle me masse les couilles... mais ça n’allait jamais très loin. Des bagarres de rue, oui, mais sans armes, à mains nues. Je me suis mariée pour la première fois à seize ans. On était si jeunes, il avait dix-sept ans. On est restés ensemble à peu près six mois, et quand je lui ai dit qu’on devait se séparer... ses doigts jouent avec ma bite, ses ongles me griffent doucement le gland... d’accord. On ne voulait plus de moi à l’école. J’aurais donné le mauvais exemple aux jeunes filles, des vierges, pensez-vous. J’ai donc commencé à danser... plus vigoureusement, elle me branle... en participant à un concours. Mon partenaire s’était blessé et j’ai dû danser seule. Un type dans le public m’a vue et m’a demandé si je voulais venir danser dans son night-club. Il me proposait pas mal d’argent, alors je me suis dit : “pourquoi pas?”... sur le dos je la couche et je lui plante ma bite entre les seins... pris sous son aile... elle les comprime à deux mains... qui m’a tout appris des ficelles du métier... elle secoue ses nichons... et captive l’audience en utilisant chaque centimètre carré de la scène. J’aimais ça, c’était du spectacle et une très, très bonne école. Il y avait des règles. Il était hors de question de se promener à poils en dehors de la scène ou de sortir avec un type. J’ai fait ça pendant dix-huit mois... avec volupté, ses nichons me branlent
... une semaine ici, deux semaines là, un mois ici, dans ces conditions c’était très difficile de se faire des amis... à califourchon sur moi, elle s’assied et glisse
... Vous n’êtes pas le premier type connu avec qui je passe la nuit... ma queue bien raidie dans sa chatte... mais je ne l’ai jamais clamé sur les toits. Ils venaient me voir après le show, ils me disaient tous qu’ils aimaient certains de mes mouvements, et me demandaient si je ne voulais pas leur apprendre? Tu parles. Je suis resté amie avec certains d’entre eux, mais je ne suis jamais rentrée dans le jeu de leurs “amis”. Vous voyez ce que je veux dire... je me redresse sur les coudes, ses gros seins attirent ma langue. C’est la première fois que je lèche des nichons aussi volumineux et fermes... je n’y connaissais rien. Je n’avais pas le temps de courir les castings, de passer des auditions. C’est pourquoi j’ai si peu tourné. Une fois, c’est vraiment peu. Ma carrière a pris fin prématurément parce que mon agent est mort. Je l’aimais bien, j’avais confiance en lui. J’en ai pas cherché d’autre... en lui suçant les mamelons... il cherchait quelqu’un, je le savais... et les pointes... de mes copines, qui avait déjà travaillé avec lui. On dansait ensemble dans un club de Pigalle, elle pensait que je serais parfaite dans le rôle de Varla. Elle a appelé Michel en lui disant qu’elle connaissait la fille qu’il lui fallait. Je suis donc allée le voir. Il a aimé mon allure, il a juste fait Waoh! J’ai lu le scénario et j’ai vu que je pouvais faire facilement le film, sans aucun problème. De par mon caractère et mon passé, j’étais faite pour être Varla... je me tiens à ses hanches, le nez, la langue, enfouis dans le sillon de ses nichons... pour la première fois, dans un film de cul, les femmes étaient les meneuses. J’aurais bien aimé que le film soit plus dur, mais s’il l’avait été, il aurait été complètement interdit. Si je n’ai pas fait d’autres films avec Michel, c’est que la plupart de ses projets ne m’inspiraient pas, ou que je travaillais à droite ou à gauche. C’est un réalisateur... elle se balance... agréable, mais il est... sur ma bite... un peu maso. Il faut le frapper un peu pour le faire travailler. Il faut le punir et il fonçe bosser. Il aimait avoir plein de femmes autour de lui. Il possède ce qu’il appelle son “château”. C’est une grande maison où il vit entouré de filles, sept, je crois. Il y a aussi des mannequins, des vrais mannequins... je ralentis la cadence... j’y suis allée une fois, et j’ai vu ma réplique, avec une paire de hauts talons comme les miens. Quand il n’a pas de petite amie, je suppose qu’il prend son pied avec elle, ou un autre mannequin. Il m’appelle encore quelquefois... je me retire... je lui demande s’il n’a pas besoin que je vienne lui botter le cul... je lui dis de se retourner... très professionnel avec moi. Pas comme certains avec qui il faut coucher avant... à quatre pattes, en levrette, elle me présente son cul... j’imagine qu’il l’a fait avec d’autres... un morceau cuivré, royal et rayonnant... pas comme avec moi. Quand on me faisait ce genre de propositions, je prenais le scénario... de la main gauche, je m’agrippe à son bassin... et dans les yeux du producteur... et de la droite je lui caresse le ventre... où il pouvait se le mettre... près de son nombril... il m’est arrivé des tas de fois que... je sens une petite cavité sous mes doigts... c’est une autre des raisons pour lesquelles... le grain de sa peau est différent. Je porte mes doigts à ma bouche... Et puis... je lui barbouille le trou du cul de salive... grièvement blessée... j’enfonçe l’index et le majeur dans son cul luisant... C’est bon, halète-t-elle... mes deux doigts la pistonnent... si bon... tandis qu’elle se caresse le clito... un de mes petits amis est devenu fou... je retire mes doigts, je les renifle... il ne supportait pas notre séparation... mon gland force le passage de son cul... m’a tiré dessus, la balle s’est baladée... brutalement, je lui enfonce ma queue... un peu partout dans mon ventre... je commence mon va-et-vient... et les toubibs ne la trouvaient pas. Heureusement, c’était un petit calibre, mais ça a fait pas mal de dégâts à l’intérieur. Comme mon ex, c’était un flic, il a pas eu beaucoup d’ennuis. J’ai ensuite travaillé dans le service des urgences où j’avais été admise, puis un peu dans le cabinet privé d’un des toubibs, mais ça payait pas assez, alors je suis devenue call-girl...
j’accélère le tempo
... des contacts. Maintenant, ooh...
mes couilles tapent contre sa chatte
... qui retourne à l’école, le fric, ooh, ooh...
je la baise jusqu’au fond de son ventre
... que je gagne, ouiiii, ouiiii, comme ça...
ses boyaux m’aspirent de l’intérieur, je touche la quatrième dimension
... me permet de payer mes études d’informatique, oooh...
son cul me serre la queue, je suis agité de soubresauts
... Ooooh, ouiiiii..!
J’explose dans son cul en gueulant. - Voilà toute l’histoire. Vous êtes satisfait?
Je grogne que oui et puis je sombre dans un sommeil profond. Très.
22
Samedi 2 mai. 6 heures. Rue ci-Gît le C?ur. Au domicile de Roger Rio.
Week-end de merde en perspective, en tête à tête avec moi-même. Heureusement, Valérie est restée à la campagne. Ma fille et son singe lui tiennent compagnie. Je préfère être seul.
Aux aurores, Morgon est venu m’examiner. Repos forcé et sans came, a-t-il précisé. Il a insisté lourdement. Sa mise en garde est sérieuse, mes muqueuses sont en miettes et ton septum est en très mauvais état, il peut se trouer n’importe quand, autant dire que ton nez est fichu, bah, un de perdu, dix de retroués, lui ai-je dit. Ce con de toubib n’a pas daigné lâcher un sourire. Et Hitler, Staline, Nixon, à quoi carburaient-ils? Amphés, vodka, tout ce qu’on veut, mais certainement pas au Perrier-rondelle. Je devrais plutôt oublier ce trio-là, on pourrait te le reprocher, et citer Freud ou encore Malraux...
Pour plus de sûreté, et après avoir appelé Pierre pour le rassurer, j’ai débranché le répondeur, puis j’ai décroché le combiné. Vers midi, aussitôt après l’avoir préparé, j’abandonne un sandwich rillettes-cornichons sur la table de la cuisine. Une gorgée de Coca suffit à me caler l’estomac; et tu as fumé tes dernières cigarettes, à la chaîne, locomotive crachant la nicotine que tes poumons refoulaient. Tu t’es rongé les ongles des mains aussi, ceux des pieds je n’ai pas réussi à les mordre, plié en deux, ta souplesse n’est plus celle d’antan, dix bons centimètres te séparent de mes orteils, c’est un gouffre infranchissable, tu abandonnes. Dans le fauteuil, je feuillette les romans de Buchet, ils me tombent des mains, je suis claqué.
Le soleil est couché depuis belle lurette, tu as les paupières lourdes, je n’ai toujours rien avalé de solide, ça coince quelque part, je te sens liquide en me glissant dans les draps.
Dimanche 3 mai. 6 heures 05.
La nuit porte conseil, merci, qui a inventé cette connerie? Les proverbes, je les bannirai des manuels. Je n’ai eu cesse de me retourner dans les draps, pas moyen de trouver le repos. Je me suis relevé, le whisky ne m’a rien fait et les somnifères n’ont plus. Ma conscience ne s’est pas endormie, une petite voix pointue de Jiminy Cricket n’a pas arrêté de me faire chier, « Roger, tu es sur une pente savonneuse, prends garde à toi! Tu ne voudrais pas gâcher tes chances si près du but. »
A bout de nerfs, je me lève. Un coup de douche, je fais le plein dans les sinus et dans la bouche, je passe un peignoir, puis j’avale sur le pouce un petit-déj’. Mes gencives, mes dents, mon palais, tout est givré. Le jus d’orange, le lait, les corn-flakes, toutes ces saloperies vitaminées n’ont aucun goût, je pourrais aussi bien mâcher du carton bouilli.
Je passe la journée et une partie de la soirée devant l’écran neigeux de la télé et ses bruits d’insectes en train de griller.
23
Lundi 4 mai. 10 heures 30. Dans l’avion.
Juste avant de décoller, un type fébrile pointe son crâne déplumé. C’est l’acteur-réalisateur-producteur Michel Boudepin. Comme il veut réaliser un documentaire sur ma carrière fulgurante et atypique, ce sont ces termes, il passe la journée avec nous. Il gesticule dans tous les sens, le genre de type à prendre feu le matin et à louper l’embarquement, comme il nous l’explique en reprenant sa respiration.
- J’étais pendu au téléphone, en robe de chambre de coton, je jouais machinalement avec la molette de mon briquet. L’essence libérée a dû imprégner le coton et, au moment d’allumer ma clope, ma robe de chambre s’est embrasée. J’ai réussi à limiter les dégâts en battant des bras comme une sorte de cormoran affolé.
- C’est arrivé à une de mes ex, s’exclame Buchet. On était à une soirée. Sa permanente s’est enflammée je ne sais pas comment. J’ai d’abord pensé l’éteindre en lui jetant ma bière dans les cheveux, mais j’ai préféré utiliser mes mains... J’ai hésité à la laisser brûler, ajoute-t-il en riant aux éclats.
Il marque une pause et rigole de plus belle, « Si j’avais su ce qu’elle me réservait par la suite, je l’aurais laissée brûler. Je ne sais pas pourquoi mais j’attire les femmes folles. Je ne veux pas dire un peu dérangées, mais complétement tapées. »
12 heures 30. Dans un restaurant. Mont-de-Marsan.
On commence par déjeuner. Boudepin s’arrange pour s’asseoir à côté de Monique, il la complimente aussitôt, « Vous avez un très joli cou. » et tente de l’embrasser. Elle recule la tête, le regard qu’elle lance à Boudepin aurait congelé instantanément un steack tartare.
- Je m’occupe de tout, de la rigolade et de la bouffe, dit-il, pas démonté par le refus de Monique.
Je m’aperçois en consultant la carte que j’ai retrouvé mon appétit. On s’arrange pour diversifier les menus, et échanger nos plats: museau, escargots, potée, petit salé aux lentilles, poule au riz, fromages, desserts, sans compter le vin à volonté. L’énergie de Boudepin est étonnante, je le lui dis. - Je me suis remis au footing, explique-t-il. ( il s’adresse à Buchet ) Mon vieux Robert, je te prends quand tu veux. Je me tape mes six kilomètres dans la montagne, avec des grosses pompes au pied, sans problèmes. Hé, Robert, tu sais quoi? J’ai qu’une envie, c’est de faire des enfants à ma nouvelle femme.
Buchet fait mine de se trancher la bite. - Moi, je me la suis fait couper. J’en ai déjà cinq, ça me suffit.
Couper la chique de Boudepin est plus difficile. - Récemment, j’ai tourné une scène dans un squatt près de Bastille. T’avais des figurants, des gamins du 16e sous acide... Ils ont failli tout foutre en l’air. J’ai gardé mon sang-froid, j’ai adopté une attitude zen.
- Faut jamais donner de drogues aux riches, conseillé-je.
- Surtout de l’acide, dit Buchet, tu sais jamais quels vont être les effets. J’en ai déjà pris, putain, j’ai eu un de ces flashs, cinq heures ça a duré, d’une intensité... Autour de moi, ils ont passé leur temps à regarder le mur.
A la fin du repas, Buchet, Boudepin et moi, on s’enfile deux marcs chacun. Puis Boudepin et Buchet prennent une pose de moines bouddhistes. Le pouce et l’index de chaque main forment un cercle en se touchant, et ils psalmodient à voix basse des sons inintelligibles. - Pour moi, dit Boudepin, la meilleure façon de se reposer, de décompresser, c’est de fumer de l’herbe, de boire, et de prendre un peu de cocaïne, un peu, pas trop... Qu’est-ce que vous en pensez, Roger?
- J’ai jamais essayé ce régime, mais j’en parlerai à mon médecin.
- Mais le mieux, ajoute Buchet en rugissant de rire, c’est encore de dormir.
14 heures 30. En grimpant les escaliers de l’hôtel.
Buchet me dit: « J’aime bien Michel Boudepin ( il prononçe Boudepine, allez savoir pourquoi? ). Il vous saoûle d’anecdotes, et il n’y a qu’à l’écouter en fumant et en picolant tranquillement. »
- Bucheeeeet, j’suis bourré, lui confié-je à la fin de notre ascension.
Bourré ou pas, il faudra que j’assure. On se pose dans un coin du hall d’entrée, près d’une cheminée et son feu de bois artificiel, aux rougeoiements électriques. Je m’enfonce dans le cuir d’un fauteuil-crapaud et je tombe aussitôt dans une douce somnolence.
15 heures.
- On m’avait dit que vous étiez une jolie femme, et c’est vrai.
Je me lève sans donner l’impression de me tenir aux accoudoirs, et je fais un baise-main à l’envoyée de Téléculture, l’hebdo télé de gôche-catho qui, la semaine de Noël, ne manque jamais d’imprimer en couverture une belle image de crêche ou de la Vierge Marie. Vierge, c’est un mot qu’elle a dû reléguer dans le grenier de sa mémoire, cette Annie Guver, une petite araignée qui ne doit plus lui chatouiller l’hymen. L’?il coquin souligné d’un trait de khôl, elle ne manque pas de charme et sait battre des cils d’une façon troublante. Les cathos désalées, on a vite fait de les étiqueter salopes.
- Je suis d’excellente humeur, dis-je. Alors vous pouvez me demander tout ce que vous voulez.
Bon dieu, son humeur à elle est moins miséricordieuse. - Excusez-moi une minute, grince-t-elle.
Quelque chose ou quelqu’un la gêne. Elle va se plaindre à Monique. - C’est quoi cette embrouille?
Monique semble tomber des nues. - Quoi? A quel sujet?
Guver lui montre Buchet, dit qu’elle aurait pu la prévenir de sa présence, que c’est gênant, pas très professionnel; et la complicité que j’entretiens avec lui achève de l’irriter. Plaintes de pure forme.
N’empêche, en s’asseyant, la jeune femme réajuste son chandail qui baille sur son épaule et masque la bretelle noire de son soutien-gorge qui s’est offerte à nos regards bien allumés. Qu’est-ce que je disais?
Je commande du champagne. On trinque, on boit et je comprends bien vite la raison de son mécontentement. Elle me connait mal, c’est manifeste, elle est pas foutue de tirer quelque chose de mon programme, ses questions d’ordre général la trahissent et elle sait que ni Buchet ni moi ne sommes dupes. Son orgueil de soi-disant professionnelle en prend un coup. Malgré tout, service-service, pilotage automatique, je me concentre sur ses genoux et ses cuisses et je lui fais mon numéro.
Après le départ de cette conne, Monique vient me trouver. - Comment ça s’est passé?
Je le lui explique. - Ça m’étonne pas. Elle assure pas, cette nana. Je m’en doutais. Attendons de lire son papier, mais si ça va pas, ils vont m’entendre ces cons de Téléculture.
Je noue une cravate sur ma chemise, j’enfile une veste puis, accompagné de Buchet et de Boudepin, réapparu comme par enchantement, je descends à la salle de billards pour la séance photos. Baigné dans une lumière diffuse et artificielle, c’est un espace à l’écart du monde ordinaire, mais plein de mouvements souples et silencieux, à peine troublé par un « Merde! » occasionnel. Sur les deux rangées de billards français et américain, cinq tables sont occupées. Un serveur se tient à la disposition des joueurs.
On est bien, on étouffe, et si d’aventure on séjourne trop longtemps dans cette anti-chambre de la mort, les miroirs ne refléteraient plus nos silhouettes de vampires reclus que la vie abandonnerait en douceur, et le sol rouge et ocre rouge s’ouvrirait sous nos pieds et nous engloutirait à jamais avant de se refermer dans un bruit de glissements de boule sur du velours vert. Effacés de la surface de la terre sans que quiconque y prête la moindre attention. Qu’est-ce qui te prend, merde... J’aurais bien besoin d’un remontant.
Buchet s’empare d’une queue, colle sa bedaine contre le bord d’une table et frappe délicatement la boule blanche à plusieurs reprises. Ses gestes sont lents, coulés et précis. Un habitué, autant que le néophyte que je suis peut en juger. Pendant que le photographe et son assistant installent leur matériel, je retourne une chaise, et je m’assieds en tenant une queue dans ma main gauche. Je me détends les muscles du visage en grimaçant et la séance débute. Je prends un air sérieux et je pose, avec une patience d’ange tombé des cîmes des montagnes.
24
Mardi 5 mai. 22 heures 15. Plateau de télévision. Paris.
Face à face. Duel en direct sur TF1 et France 2, arbitré par deux laquais, les Dupont-Dupond, le Grand reprend la parole, ça fait une heure et demie qu’on ferraille devant une vingtaine de millions de téléspectateurs, si l’on en croit les sondages publiés dans les journaux.
- J’ai écouté avec beaucoup d’attention votre dernière intervention, sur Canal-Bonus. Votre idée d’homme politique artiste n’était pas sans saveur, c’était brillant, mais c’était du vernis, la France n’a pas besoin d’un artiste mais d’un entrepreneur, dit-il en frappant mollement la table.
Ses dents blanches croient m’éblouir. Je ne peux réprimer un sourire sarcastique. Dans mon cerveau, la coke et les cristaux de méth font des merveilles avec mes neurones, via la dopamine. Mon nucleus accumbens est une formule 1, je suis aux commandes, et je suis une sorte de clone mutant de super-champion. Je vais le caraméliser sur son siège, éjectable il va être le Président en exercice. - Vous n’avez sans doute pas saisi les nuances dans mon discours, parce que, justement, une grosse entreprise, c’est un bon modèle de fonctionnement qui répond à des tas de questions. C’est à notre époque le seul modèle correct de collectivité. Pour arriver à produire et à vendre, on a été obligé de mettre au point un système de collectivité, une conception du collectif qui fonctionne, et qui soit, finalement, assez originale. Dans l’histoire, au vingtième siècle, c’est socialement une des grosses avancées, la structure d’entreprise, mais dans un monde post-industriel, je pense qu’elle est en voie de dissolution.
« Au c?ur de l’entreprise, il y a le problème de la responsabilité. Car, contrairement à la pensée répandue partout, c’est de moins en moins hiérarchisé. Le pouvoir et la hiérarchie sont remis en question. Il y a dispersion du pouvoir à différents degrés, jusqu’au plus haut niveau de décision. Bien sûr, il y a toujours une plus grande responsabilité de certains individus, mais qui tend de plus en plus à être gommée, effacée, ou diluée dans une responsabilité globale, d’où la difficulté pour les juges de savoir qui fait quoi dans ce qu’on appelle les affaires. Dans la compétition pour le marché mondial, l’individu n’existe plus, vous avez des prises de participation multiples imbriquées les unes dans les autres qui font que quand vous travaillez chez X ou Y vous ne savez pas vraiment pour qui vous travaillez ni où sont fabriquées les marchandises.
« Et le télétravail va accentuer cette mutation au sein de l’entreprise. L’informatique et la télématique font gagner de l’espace et du temps. Ce qu’on appelle “les frontières de l’entreprise” va devenir de plus en plus flou. Déjà, on voit apparaître des " studios logiciels », c’est à dire une structure groupant un service financier et un secteur de production et de distribution. Tout le reste est sous-traité.
« On dit que je fais l’apologie du multimédia, mais si vous examinez l’entreprise Infogrames, qui est le plus gros concepteur de jeux vidéos interactifs en France, vous voyez que sa croissance annuelle est de 59%, que ses actions en Bourse sont très demandées et que 70% de son chiffre d’affaire se fait à l’export... Alors, où est l’avenir?
Le Grand reste interdit, je rigole et je reprends avant qu’Il ne se resaisisse.
« Bien sûr, tout comme vous monsieur le Président, je n’ai jamais travaillé en entreprise. Mais cette structure n’a pas été assimilée ni comprise par le grand public, ni par les intellectuels, l’administration, les artistes, ni même par les petites entreprises. Leur vision est déformée, ils voient le côté machiavélique de la chose, sans voir la richesse de ce collectif-là. Ceux qui sont à l’intérieur de l’entreprise savent et suivent l’évolution. Ils sont même en avance. C’est vital, c’est leur intérêt.
« Cette structure collective permet de travailler sur les biens, les services, l’argent, le social, le privé et le public. Tout ça à la fois. Malheureusement, on l’a mélangé avec une course au profit comme on n’aurait pas osé l’imaginer au 19ème siècle. Un des principaux disfonctionnements de notre société vient de là. Il faut analyser ce qu’il faut garder et ce qu’il faut jeter. On n’arrive plus à pointer ce qui est valable dans cette forme de fonctionnement social. Simplement, il faut défricher et développer les secteurs en expansion, tout en travaillant le côté à critiquer, qui est le contrôle de la production, et de ne pas en rajouter dans la surproduction. Ce qui signifie de trouver des limites au profit, ce que les patrons ont du mal à admettre... A côté de ça, que certains politiques préfèrent développer le bénévolat, l’humanitaire, je trouve ça aberrant. Déjà au 19ème, c’était le fonctionnement admis: les ?uvres charitables de l’industriel du coin qui exploitait tout le monde et dont l’épouse gérait le fonds d’aide aux alcoolos locaux, bon... Ça, la droite sait le faire, mais que la gauche traditionnelle retombe dans des schémas comme ça, de réhabilitation morale, ça me laisse songeur...
Le Grand aussi. Il m’a écouté bouche bée, il buvait mes paroles; et je l’ai saoulé. Il est K.O. assis. Sa mâchoire inférieure reclaque sur la supérieure, il a toutes les peines du monde à enchaîner et s’enfonce dans l’iceberg d’idées que j’ai dressé devant lui. Je l’ai fendu en deux; et je le regarde sombrer. Titaniquement. Son naufrage dure dix minutes. A 23 heures, c’est plié, le générique de fin défile sur les écrans.
- Chapeau! fait Boudepin. J’avais encore jamais vu une telle performance à la télé...
- Tu l’as niqué, me dit Buchet dans la loge.
25
Après que Robert nous a montré son nouveau tatouage sur son bras droit, un splendide canard siffleur mexicain, notre bande sort de la brasserie dont les portes se referment derrière eux. On piétine sur le trottoir en m’attendant. Je vais aux chiottes, pisser et m’enfiler une ligne. Trois lignes supplémentaires plus tard, j’arrive tranquillement, je pousse les deux portes battantes et je leur souris.
Mercredi 6 mai. 1 heure 55. Dans une rue du 5ème arrondissement.
Mon visage irradie d’un air espiègle, « Hello, les amis, je suis Roger Rabite, le futur président! »
Sur la route du dernier verre, on a le temps de ramasser un type étendu sur la chaussée. Il geint, sanglote, sans qu’on comprenne ce qui lui est arrivé. Peut-être s’est-il fait balancer d’une voiture. Je soutiens le type en essayant de le réconforter et Edouard et Richard me soutiennent. J’ai déjà failli m’écrouler à plusieurs reprises. Quelqu’un prévient les sapeurs-pompiers et on repart immédiatement après leur arrivée.
- Je vous aime pour ça, Roger... fait Buchet, vous vous êtes arrêté sans réfléchir... Vous êtes un être humain, ça se fait rare...
Dans un des derniers bars ouverts des Champs, je commande deux tequilas et deux bières d’entrée de jeu. J’ai une forme du tonnerre.
A la sortie, une bagnole manque de m’écraser le pied, il a dérapé sur la bordure du trottoir, je crie « Holàlà! », une main me rattrape par le coude, il est quatre heures et demie du matin, je jette l’éponge.
17 heures 25. Dans les embouteillages, sur un grand boulevard.
On est coincé sous la pluie. On a un peu de marge, heureusement. Je passe à 18 heures en direct sur Radio-Nouveau, la radio des jeunes branchés parisiens, située dans le quartier de La Bastille, que polluent nuitamment les jolies filles. Buchet a le front collé contre la vitre.
- Vous avez perdu votre langue? je lui demande, ça ne vous ressemble pas, ce silence.
- Vous connaissez James Screw?
- Ouais, Screw, je crois que je connais sa tête. Il est pas dans un film de Tom Pell?
- Exactement.
- J’ai jamais rien lu de lui, mais on peut pas l’oublier. Une tête de cauchemar, cheveux ras, pupilles fixes, un danger ambulant.
- Ouais, et il débarque chez moi la semaine prochaine. Il fait la promo de son autobiographie, L’enfant dans un scrotum. Ce gars là a eu une enfance misérable, il lui est arrivé des trucs pas croyables. Une fois, il est tombé dans une marmite où cuisait un cochon, on l’a retiré par le scalp. Il raconte ça et d’autres trucs invraisemblables dans son bouquin. Ce livre, c’est le truc le plus puissant des écrivains de notre génération. On comprend que tout son talent et sa rage viennent de son passé. Lors d’un passage en Floride, j’ai séjourné chez lui, et je l’ai vu à 8 heures du matin, après son jogging, trempé de sueur, se faire un shoot de cocaïne et se mettre devant sa machine en me disant “C’est l’heure d’écrire”. John Brice m’a raconté qu’à un congrès d’écrivains où seul Screw manquait à l’appel, ils l’ont vu arriver peu après, dans un claquement de portes assourdissant, la gueule ensanglantée, visiblement victime d’un accident de moto... Il paraît qu’un de ses anciens étudiants a publié un article sur lui. Screw l’a jugé diffamatoire, et maintenant il estime qu’il a une dette de sang envers lui. Merde, si j’étais le gars en question, je prendrais pas sa menace à la légère.
En effet, le mec fait peur. - Vous craignez quelque chose?
- Oui et non. La dernière fois que je l’ai vu, il avait arrêté de picoler et ça allait, mais c’est un énergumène, un sauvage, il est imprévisible, capable de tout, et, pourtant, je ne suis pas un enfant de c?ur...
- Ça vous changera pas des masses. Après le politicard camé, l’écrivain fou.
- Evidemment, vu comme ça...
Finalement, on arrive en avance. Je vais pisser un coup et je sniffe deux lignes sur le couvercle des chiottes. En passant devant un distributeur de boissons, je prends un jus d’orange et une bouteille d’eau et je vais m’écrouler près de Buchet. Dans le salon jouxtant le studio où se poursuit l’émission en direct, La grosse fête, mes yeux roulent dans leurs orbites et je soupire.
Les minettes minaudent. Sorties de la puberté dans la matinée, leurs regards de chattes alanguies et leurs dents étincelantes m’encerclent. Elles sont partout. La personnalité des deux jeunes animateurs ne doit pas les laisser indifférentes. Ils viennent me saluer, Blaise, chemise au vent, pantalon aux motifs imitant des écailles de lézard, et Antoine, liquette décolletée, très BHL avec ses mèches. C’est des pitres, talentueux, vifs et intelligents, mais qui ont juste parfois un peu tendance à assurer le spectacle sans trop se soucier de l’invité. Je m’en fous. Après ma prestation de la veille, je me sens invincible. Mes analyses ont été reprises et commentées partout, mission accomplie, j’ai éclipsé le Grand.
Devant les deux compères, je joue le jeu de l’innovation. Nouveau et intéressant: emploi et salaires ( la prise en compte des analyses de André Gorz sur la « fin du travail », youpi! ), logement ( destruction et nouvel urbanisme ), Europe ( je remonte à Victor Hugo ), en insistant sur le Net ( je développe ma théorie co-évolutionniste des humains et des réseaux, annonçant une nouvelle ère de la pensée ), culture et tribus ( sans retour archaïque ), et patati et patata, bref, bavardages et ratiocinations; et je déconne aussi, mes digressions les font marrer, et j’ajoute que toutes mes propositions sont sur le Web ( je donne l’adresse, électronique, nique, nique ); et puis on conclut en musique pendant que l’intro d’un morceau de rap résonne dans le studio. - Quelle est votre heure préférée pour écrire vos discours?
- Entre deux heures et six heures du matin.
- Comme Proust.
- Non, moi je ne vis pas enfermé entre les quatre murs d’une chambre.
- Vous aimez le rap?
- Difficile d’y échapper, c’est des voix qu’il faut savoir écouter.
Et j’ai le mot de la fin, je murmure « Quoiqu’il arrive, le futur nous appartient. » Une citation du groupe rap NTM, que Louton m’a conseillé de placer.
26
19 heures 30. Dans un salon du Palais Omnisports de Bercy.
Avant mon discours, il y a un pot. Je reconnais un acteur, Ronald Leblanc, qui passe en coup de vent. Théâtral. Tout de noir vêtu, sa tête de rat musqué s’enfonce dans le col de son caban, il ressemble au cliché du collabo dans les films sur la deuxième guerre mondiale.
- Salut, trou du cul! lui lance, hilare, Buchet. Leblanc disparaît aussitôt, bientôt relayé par un autre acteur, un grand Américain rouquin au charme toujours intact. Il porte beau sa soixantaine d’années. Un feuilleton télé dans les années 60 l’avait rendu célèbre dans les foyers français. Une blonde peroxydée le flanque, les grands carreaux légérement fumés de ses lunettes mangent son visage, et son rouge à lèvres et ses grosses boucles d’oreille font des tâches lumineuses sur l’épaisse couche de fond de teint. Pas baisable. Hormis ces ringards, il y a d’autres célébrités du monde des lettres, des arts et des sciences, tous membres de mon comité de soutien, que je salue vaguement.
Au buffet, du saucisson plein la bouche, je fais la connaissance d’un drôle de zèbre. C’est l’amant de Monique, dont je n’ai pas retenu le nom. Merveilleusement tiré à quatre épingles, il est assez étonnant dans le genre aristo anglais à la française. Capable de reconnaître au premier coup d’?il la griffe distinctive d’une cravate ou d’un gilet de grand couturier, il semble apprécier le luxe, me vantant au passage les qualités de sa Mercedes, une rutilante chose vanille. Il ?uvre, m’apprend-il, comme détaché de mission aux Nations-Unies, toujours entre trois avions, de Londres, à Genève et New-york, en passant par Paris.
Il me parle d’une de ses missions en Afrique du Sud. Lui et une ribambelle d’observateurs avaient été chargés de surveiller le bon déroulement des élections démocratiques qui ont conduit Mandela à la présidence. Il avait vu les milices blanches, armées jusqu’aux dents, débarquer en jeep dans les coins les plus reculés et faire fermer, sous la menace, les bureaux de vote improvisés sous des tentes. Personne ne levait le petit doigt, mais dès que ces groupes avaient fichu le camp, lui ou un autre téléphonait sur son portable et commandait à des mercenaires, en treillis non-identifiables, d’intercepter les types et de les mettre hors d’état de nuire. Si les miliciens n’obtempéraient pas, les mercenaires pouvaient ouvrir le feu.
Une bien belle histoire, je le lui dis.
Moins intéressante, et plus rigolote, est l’anecdote sur Jacques Rampouille, l’escroc-président du premier club de foot français champion d’Europe. Venu déjeuner en compagnie de deux pince-sans-rire dans le restaurant que tient un de ses amis, en Suisse, Rampouille, sans-gêne, avait commencé de manger sans attendre ses compagnons de table. Bâfrant comme un Hun, Rampouille avait tenu à rencontrer le patron à la fin du repas. Ce dernier, ulcéré par ses manières, et sous la politesse de surface, lui avait craché son mépris à la figure en disant qu’il n’avait pas le fisc aux trousses, que ses meubles et ses objets de valeur n’avaient pas été saisis, qu’il baisait bien, que ses maîtresses ne le faisaient pas chier, et que, tôt ou tard, lui, Rampouille, finirait en tôle. Rampouille n’aurait guère apprécié. Je rigole, et je remercie l’amant de Monique, j’ai passé un bon moment à l’écouter. Mes nerfs sont complètement détendus, je suis prêt à affronter les milliers de personnes venus m’écouter.
22 heures 30. A la sortie de Bercy.
J’ai fait un tabac. Ce soir, je leur ai mis le feu. Buchet veut m’emmener dîner chez Lacanal, son éditeur. Il insiste. Je me laisse convaincre, ça me changera les idées. Au mépris des règles de sécurité, je décide d’y aller en taxi. Les flics des V.O. essaient de m’en dissuader, Edouard et Richard les laissent s’épuiser, ils savent que c’est inutile de vouloir me faire changer d’avis. Je les envoie chier dans un chapeau et je leur conseille de nous suivre et de la fermer. Richard et Edouard nous ouvrent la route. Buchet me suit.
Il donne l’adresse au chauffeur, qui a une tête de tueur en série. A quoi reconnaît-on une tête de tueur en série? On ne me la fait pas: à la normalité absolue qui est dessiné sur les traits de son visage, tout est si parfaitement en place, au poil de nez près.
Aberrant le monsieur tout le monde des sondages qui se transforme en monstre fascinant alors que son caractère d’exception - 5 à 10 % de cas aberrants selon les statistiques criminelles, si ma mémoire me joue pas de tours - confirme bien qu’il n’est pas la règle. Et de cette exception, on a fait un nouveau type de héros. C’est la faute d’Hollywood. C’est eux qui ont lancé cette nouvelle mode, en plébiscitant et oscarisant cinq fois Le silence des agneaux.. Putain de docteur Lecter, présenté comme l’homme le plus dangereux du monde. Chacun a succombé à ses attraits maléfiques. Et un zèbre comme Ted Bundy, suspecté de plus de 30 meurtres, sujet de 5 livres, il reçevait des tas de lettres et de demandes en mariage en prison. Il a été reconnu coupable de trois meurtres et quand il a été grillé sur la chaise électrique, des fans encerclaient la prison. L’université de New Mexico, à Albulquerque, avait un programme d’étude sur Bundy qui le présentait comme un Homme avec une Vision, un Homme avec une Direction, un Prophète de notre Temps...
J’éprouve un malaise envahissant. J’en fais la remarque à Buchet, discrètement. Il me dit que je me fais des idées, tous les chauffeurs de taxi ont cette tête-là. - Vous connaissez Boulogne, son église? demande le type. Non? J’ai pris une femme là-bas, assez jeune, l’air déboussolé, je l’ai conduit Place des Fêtes, eh bien, elle était ravie parce que la course était moins chère que prévue. Allez, donnez-moi une estimation du prix de la course?
Je lui dis n’importe quelle somme. - Vous vous plantez. Ça fera 45 francs pour aller là-bas ( son regard se reflète dans le rétroviseur intérieur, il a un drôle de sourire ). Vous allez bien, j’espère? Les gens vont mal, j’en vois partout, ils ont tous des électrodes qui ont pêté dans la tête. Ils ont disjoncté. Moi, j’ai toujours une boîte avec quatre capotes, que je tiens à la disposition des clients. Vous avez pas besoin d’une capote? ( on décline l’offre ) N’hésitez pas à me demander. Je fais de la prévention. Un de mes clients m’a demandé ma carte, au cas où, c’était un homme de business, ça se voyait, mais eux aussi, hein?...
Dans les embouteillages et sous les trombes d’eau qui brouillent les contours de la ville, Buchet a le malheur de frimer en demandant au chauffeur s’il a reconnu qui est monté dans son tacot. Le type hausse les épaules, il n’est pas physionomiste et s’il devait prêter attention à tous ceux qu’il voit défiler, il souffrirait en permance de torticolis. Buchet lui donne mon nom. Le chauffeur bondit sur son siège et s’étouffe presque sous les excuses, il a plein de questions à me poser. Sur LE sujet! - Je comprends pas, elle avait tout ce qu’elle voulait avec moi, et elle est partie, comme ça, il y a six mois...
- Hé merde, je grince entre mes dents
Mais je réponds avec ma patience coutumière en m’évertuant à ne pas foutre des coups de scalpel dans le c?ur sanguinolent de l’autre désespéré. Je fais des efforts, il tient nos vies entre ses mains, je le sens capable de nous foutre en l’air. - Est-ce qu’on peut encore faire confiance à quelqu’un après ça? Vous croyez qu’il faut montrer ses sentiments?
Buchet intervient. - Il faut exprimer ses sentiments, bien sûr, et ne pas les garder pour soi. La femme que vous aimez ne doit pas simplement être à vos côtés, vous devez partager avec elle, qu’elle soit aussi votre amie. Il faut agir avec du c?ur.
En garant son véhicule, le chauffeur veut poser une dernière question. Buchet lui cloue le bec. - Mon vieux, avec les femmes, il n’y a jamais de dernière question.
Néanmoins, Buchet crache 40 francs tout rond. Les lèvres du chauffeur dessinent un grand sourire carnassier et il dit « De toutes façons, là où elle est, elle risque plus de me faire du mal. »
Le ton de sa voix nous glace.
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23 heures 20. Chez les Lacanal.
Personne ne tient la grande forme, sauf Boudepin. Il fait son cirque, monopolisant l’attention, il peste contre sa nouvelle femme. Une Américaine. C’est une grande tige maigre, et son allure d’institutrice dissimule l’amatrice de bières et de billard, une habituée des bars de flics, t’apprend en douce Buchet. Elle a envie de fumer de l’herbe, mais comme en France on la mélange avec du tabac, ça la fait tousser, Buchet aussi, j’ai remarqué. Lacanal, sorte de lamantin à grosse moustache, rêve éveillé, mes jambes tricotent sous la table, et Buchet pousse des légers grognements de satisfaction en mangeant. Vers minuit, je passe un coup de fil puis je demande à Edouard de me raccompagner, prétextant un coup de fatigue. Je salue tout le monde d’un geste de la main et j’emboîte le pas d’Edouard. En attendant l’ascenseur, il me dit:
- Vous vous sentez bien? Vous n’avez rien dit de la soirée.
- Je me faisais chier.
- Ça se voyait.
- Pas trop, j’espère... Mais, bon, la bouffe était bonne.
- Je vous connais, c’est pas votre genre les soirées comme ça. Faut vous changer les idées, décompresser un peu.
- A ton avis, à qui j’ai téléphoné?
Edouard sourit; puis il ajoute: - Et ce mec, Buchet, comment vous le trouvez? Qu’est-ce que c’est aussi, cette idée, de vous suivre partout. Qu’est-ce qui leur prend à Paris-Scoop?
- C’est très simple, Edouard. Ils sont pas fous à Paris-Scoop, ils sentent peut-être le vent tourner, ils assurent leurs arrières, au cas où... Et, pour moi, Paris-Scoop, c’est un million d’acheteurs, trois millions de lecteurs environ, donc d’électeurs, des gens qui me connaissent mal, je suis pas leur genre, mais si l’article de Buchet est réussi, ça me donnera un coup de pouce formidable. Et on peut compter sur Buchet, c’est un mec bien.
Jeudi 7 mai. 2 heures. Dans une chambre d’un hôtel de la rive droite.
A genoux devant les vidéo-clips qui défilent sur l’écran, ses longues jambes bronzées repliées sous son cul qui est un modèle de courbe aérodynamique, elle ne peut s’empêcher de sourire, tout en brossant ses longs cheveux noirs et mouillés. Fraîche sortie du bain, elle s’appelle Diane. Elle est nue sous la chemise d’homme déboutonnée, qu’elle a sortie de ma garde-robe. Ses yeux brillent, et sa mine est réjouie bien que son sourire tire un peu vers le rictus. Son visage souffre de cette expression qui le prive un peu de sa beauté naturelle. Impure à 98%, Diane est aussi irrésistiblement belle que dépourvue de sensibilité.
Aussitôt après s’être relevée, elle penche le buste pour éteindre le téléviseur. La chemise remonte sur ses hanches et, éclair, découvre son cul et la fente de sa vulve. Divin. Ma bite durçit en un éclair. Avant d’être foudroyé, je me précipite sur elle en faisant aaaaargh ou quelque chose d’approchant, et je lui écarte les cuisses d’une poussée du genou. Elle lâche sa brosse et ses mains se rattrapent aux coins du téléviseur. Je l’enfile par derrière. Je m’enfonce jusqu’à la garde. Diane reste passive et muette pendant que je la baise avec force, sans répit. Je grogne et, rapidement, l’orgasme me tord dans tous les sens. Mon corps se tend comme un arc; mon sperme file dans le cul-de-sac de son vagin.
Sans plus bouger, je récupère lentement mes esprits et je m’aperçois que mes doigts, imprimés dans sa chair, ont laissé des traces rouges sur ses fesses d’ivoire. Je me retire. Diane se retourne. Elle sourit. Je suis certain que ce sourire n’a pas quitté son visage. Ce sourire étrange et satisfait, c’est le prix de mon coït, et dans ses yeux c’est comme si je voyais briller les billets.
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8 heures 30. Rue Ci-Gît le C?ur. Au domicile de Roger Rio.
La couverture de Paris-Scoop m’a donné raison. L’article de Buchet s’intitule L’homme de l’année. Il a placé en exergue une citation d’Ezra Pound: « Il y a des saloperies que nous n’accepterons jamais, ni plus ni moins. »
Il me décrit comme un homme politique étonnant, au langage différent, et, selon lui, j’ai su rester un gentleman. Il expose mon comportement qu’il trouve singulier et original dans le cirque où j’évolue. Mes idées, il les présente clairement et il insiste sur leur nouveauté et sur leur possible réalisation.
« Kamikaze dans le ciel au-dessus des cybernuages », mais que sous-entend- il ( serais-je en mission suicide? ), Buchet écrit que je suis le seul homme politique VIVANT. Ma compagnie, mon style, l’ont réconcilié avec le genre humain et la politique. Il est enthousiaste et fier d’avoir passé quelques jours avec moi. A le lire, je suis l’homme de la situation, celui dont tout le monde rêvait.
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Après cette lecture matinale roborative, tout le reste m’a paru fade, mais je me suis acquitté de mes servitudes avec un allant que je n’avais plus connu depuis longtemps, si l’on tient compte que je n’ai quasiment rien sniffé aujourd’hui.
23 heures 45. Dans une chambre d’un hôtel de la rive droite.
L’obscurité est totale, je n’y vois goutte. J’avance à tâtons, je sens sa présence. Elle respire doucement, tout près. Par derrière, sa main remonte lentement le long de ma cuisse, elle commence à me caresser les couilles à travers le pantalon. Ma bite se dresse, elle me la branle un peu, mon sang bouillonne. Son corps se colle contre mon dos. Sans cesser de me branler, elle frotte son pubis contre mes fesses, je sens ses seins qui s’écrasent de chaque côté de ma colonne vertébrale. Elle est nue. Elle s’interrompt et me déshabille.
A la lueur de la lampe de chevet, la ligne de ses petites lèvres pincées me laisse imaginer qu’elle doit rigoler les jours où elle fabrique des anges à l’aiguille à tricoter sur des jeunes gourdes enceintes qui ne veulent pas passer par la case clinique. Par une paille introduite dans le canal de l’urètre, elle me souffle un peu de coke dans la bite. Le sang afflue aussitôt dans le gland. Ma queue est plus rigide qu’un gode, je vais pouvoir baiser pendant des heures sans débander. Ensuite, c’est à moi de lui soupoudrer son clito de coke. Je le lui frotte doucement et il gonfle, merveille nacrée, puis je lui tartine les petites et les grandes lèvres de poudre. Sa vulve s’ouvre, palpite, comme animée d’une vie propre. On se met en 69; et vas-y qu’on se lèche, qu’on se suce mutuellement, inspirés par nos aspirations. Nos lèvres et nos langues s’imprègnent de coke et nos sensations sont décuplées sous les effets conjugués des caresses et de la dope. Le plaisir monte, monte, et dure, dure jusqu’aux lisières de l’insoutenable.
On est très haut, sans mot dire. On plane dans un maelström humide. Lorsqu’on ne peut plus tenir, enfin, elle me demande de m’enfoncer dans sa chatte, vite! Je ne me fais pas prier. Je me glisse entre ses cuisses qu’elle écarte largement. Ma poussée vigoureuse nous fait hurler de plaisir et de joie. Mon va-et-vient est effréné, elle donne de furieux coups de bassin en avant, elle pousse des cris de folle. On se laisse aller comme ça, on se percute, carambolage de chairs soudées, l’un dans l’autre, l’un contre l’autre. Dans nos crânes, c’est comme un accident en boucle, une suite de tonneaux mentaux. On frise les convulsions, les yeux exophtalmiés. Mon long jet de sperme finit par briser cette spirale merveilleuse et terrible. La violence de notre jouissance nous rejette, elle sépare nos corps. Pas complètement. Entre ma bite et sa matrice, un filet de sperme fait un petit pont suspendu.
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C’est mon dernier meeting, comme je fredonnerais c’est ma dernière surprise-party! L’envolée rythmique du morceau Joga, cette pluie de cordes hollywoodiennes, a chauffé la foule; Monique, une fois encore, a fait mouche: ce mélange de sons naturels et technologiques, d’une Islandaise nommée Björk, symbole musical lançé vers le futur plaît, la rupture avec le vingtième siècle est consommée, on voit plus loin, mieux, et je suis l’éclaireur, le PCSE est ma torche. Excellente intro, vraiment.
Vendredi 8 mai. 20 heures. Toulouse.
D’une suite de gestes apaisants et de sourires complices, je fais diminuer puis taire les clameurs. Quelle fournaise, je suis en nage. Les fanions, les panneaux et les banderoles sont mis en berne. Mon discours peut claquer dans les haut-parleurs. D’emblée, je mets l’accent sur la nécessité d’une vraie décentralisation à l’échelle européenne et de l’organisation d’une nouvelle communication entre les citoyens-acteurs, penser l’Europe comme elle-même a inventé l’Universitas au XIIIe siècle, en tant que lieu de savoir universel:
- Elle doit passer par des lignes culturelles et artistiques tracées entre les villes soucieuses de jouer un rôle actif, et renverser ainsi le monopole des métropoles telles que Paris, Londres ou Berlin. C’est la réévaluation de la culture en tant que « force spirituelle »!
La mer de crânes des militants et des sympathisants approuve en faisant des vagues. Derrière moi, on projette une carte de l’Europe sur l’écran géant. Je propose quelques possibilités, et au fur et à mesure que je cite les villes des points rouges clignotent et, entre eux, des lignes se dessinent en pointillé; horizontalement, une première ligne relie Toulouse ( cris, applaudissements ), Turin, Zagreb et Brazov; une seconde Lisbonne, Saragosse, Marseille, Florence, Sarajevo et Varna; et une troisième Nantes, Stuttgart et Vienne. Verticalement, Liverpool, Toulouse ( redoublement des applaudissements ), et Barcelone; Séville, Brest, Dublin jusqu’à Reykjavik; Copenhague, Berlin, Prague, Ljubljana et Bari. Un quadrillage simple à titre d’exemple, mais toutes les combinaisons, permutations, sont possibles, façon de mettre les point sur les i.
Avant de passer à mon deuxième axe - la technologie - lié au premier, je l’illustre d’une fable: celle de la grenouille qu’on fait asseoir dans une casserole remplie d’eau froide dont, très lentement et progressivement, on augmente la température et, faute de moment fort donnant à la grenouille le signal de sauter, elle se laisse cuire; ainsi vont mes adversaires, très littéralement, ils sont cuits parce qu’ils n’ont pas compris les tendances mutantes de notre monde. Je rabâche mon couplet. Savoir et maîtriser la technologie, c’est prévoir et agir en conséquence. La politique, c’est de la médecine collective, je dis que la société actuelle est une vache folle. Et que pour guérir cette maladie, il faut arriver à travailler en réseaux, c’est ce que font les praticiens, on actualise les descriptions de la maladie, on la comprend mieux dans le détail et on peut proposer une meilleure thérapeutique, voilà ce que représente la culture technologique. Au passage j’insiste sur la création d’emplois et, couleur locale, je n’oublie pas de mentionner le rôle primordial de l’aérospatial, quand on sait que pour assurer les liaisons Internet la construction d’un nombre impressionnant de satellites va être nécessaire: « Là où le plus important projet actuel, celui de l’américain Teledesic, nécessite 288 satellites, on peut déjà envisager des programmes à 10.000 satellites. »; et je finis par une citation de Tocqueville: - Un monde nouveau a besoin d’une nouvelle politique!
L’après-meeting soutient la comparaison avec certaines scènes des livres de Buchet, quand des émotions éphémères et belles passent entre les êtres, c’est la quiétude avant la tempête, une atmosphère envapée que mes adversaires ne peuvent pas comprendre, mais que n’importe quel adolescent pourrait apprécier. Il y a de la bière mexicaine fraîche, du vin rouge, et des plateaux de charcuterie et de fromages circulent; et il y a de l’herbe, pour qui sait la sentir. On déguste. Je croise Buchet, accroché au buffet. Je le remercie pour son article, il se jette dans mes bras et me dit à l’oreille que s’il ne croit pas à tous mes bobards, ce qui compte avant tout c’est que je ne sois pas un sale enculé, c’est le principal. On s’embrasse, puis il me présente un de ses amis. Un géant; et un géant bavard. Il a des sourcils noirs et épais qui se touchent, sans lui donner pour autant un air de loup-garou. Il porte un nom de fromage, Tromental. Marie, sa femme, a un très beau sourire qui arrive à la poitrine de son mari, parti dans un monologue assez incompréhensible et délirant où il pourfend la pornographie de la cigarette et la fascination jamesdeanienne qu’elle risque d’exercer auprès des jeunes, ou la nicotine considérée comme un bon moyen d’abréger son existence.
- Moi, quand je lis les dernières statistiques sur le tabac et le cancer, je me demande si je ne devrais pas arrêter de fumer, poursuit-il, en roulant tranquillement le premier joint d’une série interminable. Puis il se lançe dans une diatribe contre les publicitaires et la transformation de tout ce qu’ils touchent en merde; intarissable, le géant.
Crevé, je le prie de m’excuser et je vais m’écrouler dans un canapé. On me présente Giuseppe Falseti. C’est un ex-activiste de l’ultra-gauche italienne, toujours condamné à perpétuité dans son pays, « toléré » en France par le Ministère de l’Intérieur. Il a eu son compte d’emmerdes, celui-là. Malgré tout, son pays l’intéresse toujours. - Vous voyez, me dit-il, ils peuvent continuer d’agiter l’épouvantail du terrorisme à la Une des journaux italiens et sous-traiter les crimes mafieux, n’empêche que le pays est désormais entièrement sous la coupe de la Mafia.
Il y a un peu de tristesse et de résignation dans sa voix quand il ajoute: - Les gens de ma génération, impliqués dans les mouvements révolutionnaires, ne pourront pas retourner en Italie avant d’avoir soixante ans, au moins. Quand on estimera que nous sommes devenus inoffensifs.
Je lui promets de m’occuper des deux ou trois cents Italiens réfugiés en France, victimes de cette situation. Comment en vient-on à parler de déconstructivisme et de ses partisans, je ne sais pas, j’en connais plusieurs, je cherche le nom de l’un d’eux. - Il voulait me rencontrer à tout prix, dis-je. On a juste bu un verre ensemble, j’ai jamais compris pourquoi il voulait me voir. On a parlé cinéma, peinture, puis il m’a demandé si j’aimais les haut-talons?... C’est tout juste s’il ne m’a pas demandé si j’avais baisé avec des animaux. Bizarre.
« C’est pas Virillard? » demande une voix derrière moi, je réponds que non. Chacun y va du sien. C’est Daurize, la bonne pioche. Le nez de Buchet se relève de son verre et ses lèvres articulent un « Quoi? Ça m’étonne pas, venant d’un mec qui a pondu un bouquin intitulé USA, dans lequel il a même pas été foutu d’écrire correctement le nom d’Hendrix. » - Quel rapport? Tu confonds avec Baudrillard. C’est lui qui a quand même assez bien décrit l’Amérique sous la forme d’un immense Disneyland, je rétorque paisiblement.
- Ouais, peut-être...
Un serveur nous propose du fromage, on s’extasie devant le Saint-Marcelin. - Il conduit l’électricité, dit Tromental.
- A mon avis, il est radioactif, dis-je.
- La dernière fois que j’ai mangé dans le coin, dit Buchet, j’ai goûté un fromage qui sentait la bouse de vache, mais c’était vraiment bon.
Mon humeur est joyeuse, des séquelles de ma bonne prestation ce soir, sans doute. Entre deux verres, je leur raconte une de mes blagues favorites du moment. - C’est l’histoire d’un type qui découvre un flacon abandonné sur la plage de Venice, en Californie. Il le secoue et un génie en sort, très fatigué. Il accepte d’accorder un v?u au type, mais un seul. Le type réfléchit et dit qu’il veut coucher avec les trois plus célèbres femmes des Etats-Unis et se réveiller à leurs côtés au petit matin. Le génie exauce son voeu et le type se réveille avec Tonya Harding, Lorena Bobbit et Hillary Clinton. Sauf qu’il a le genou droit en morceaux, la bite coupée et pas de protection sociale pour assurer les frais médicaux.
Une rafale de rires secoue leurs couennes. Tonya Harding, c’est la patineuse qui avait commandité une agression contre sa rivale Nancy Kerrigan et elle s’était rendue encore plus célèbre en filmant en vidéo sa nuit de noces avec son ex-mari, impliqué lui aussi dans l’agression; Lorena Bobbit, elle, avait castré son mari, ex-marine violent et volage, et fut acquittée par le tribunal. La bite recousue, l’ex-mari avait tourné dans un film X. Viva les USA! Quant à Hillary, on ne la présente plus, je me la ferais bien, la fausse blonde Hillary.
31
22 heures 45. Dans un appartement du centre-ville.
On s’est retrouvé en petit comité chez le coordinateur régional. Je suis défoncé. Pour meubler les silences, on cause cinéma. Et Buchet râle. Jamais entièrement consommé, son mariage de raison avec cette industrie l’a tenu éloigné de l’écriture romanesque pendant presque dix ans. Les travaux de commande se sont succédés. Des scénarios écrits souvent avec la complicité de son ami Tom Bounter. Leur version, non retenue, de la suite du Doberman lui plaisait vraiment bien.
- Mon scénar le plus drôle et le plus violent. Plus de cent morts!
Mais Buchet s’énerve. Faut pas lui gonfler les gonades avec son adaptation cul-de-sac de Après moi le déluge de John Badboy. Il a écrit quatre versions, qui lui ont rapporté pas mal de blé, mais une année de labeur a été le prix à payer. Son final lui arrache pourtant un hurlement de rire: - A la tombée de la nuit dans un zoo, t’as le bon et le méchant qui se tirent dessus. Le bon se retrouve à court de munitions. Mais le méchant glisse, il lâche son flingue, et tombe dans une grande gamelle de nourriture pour animaux. Le bon lui saute dessus et il envoie le méchant valdinguer dans la fosse aux serpents. Les serpents se jettent sur lui, le mordent partout, ils pendent accrochés à son visage. Au clair de lune, le type supplie l’autre de l’achever. Le bon a récupéré le flingue, il vise puis se ravise en disant: “Non, je risque de buter un serpent!”. Putain, faut croire que c’était trop pour les producteurs.
Et sa langue claque avant de s’envoyer une énième canette. Des options avaient été prises sur ses romans, à l’exception du Coup de sifflet, mais rien n’a encore été tourné. - The Player, d’Altman, c’est de la rigolade, confesse-t-il. Presque un conte de fées. La réalité est plus redoutable que ça. Les choses ne sont pas si simples et si faciles. Les mecs sont beaucoup plus malins...
Il s’est fait une raison. De ces excursions scénaristiques, Buchet a retenu la façon de négocier avec ses éditeurs: - Tu as besoin d’un avocat et d’un flingue. J’ai les deux: mon avocat a un flingue! souligne-t-il, rigolard. Et ne me traitez pas de vieux cynique, j’oublie jamais ce que le cinoche représente, j’ai la reconnaissance du ventre. Malgré tout, je peux enfin commencer à choisir mes boulots alimentaires. Le coup de sifflet est le premier de mes bouquins à se vendre convenablement. Conséquence directe: j’ai passé quatre semaines, pas une de plus, à bosser sur un film cette année.
D’un cinéaste à l’autre, dans une spirale descendante, on arrive à la tarte à la crème Tarantino. Je lève à peine les yeux à la mention de son nom. - C’est bien qu’un mec comme Tarantino existe aujourd’hui dans l’univers hollywoodien, dit Buchet. J’apprécie l’idée, mais Reservoir dogs, ça m’a laissé froid et ça m’a pas donné envie de voir Pulp fiction, et puis, des scénarios aussi bavards, ça cache quelque chose. Un film c’est d’abord des images, le texte doit venir après.
Chacun donne son avis, puis vient mon tour. - Désolé, mais je n’ai vu aucun de ses films.
- J’ai la cassette de Pulp Fiction, fait le coordinateur, ça vous dit de la regarder?
- Pourquoi pas?
On se paie le film. Plus de deux heures, ça dure. Je regarde plusieurs fois Buchet, en me demandant si on est sur la même longueur d’ondes. Pincez-moi, je rêve, on arrête ça ou quoi, mais je déteste louper la fin, qui sait, une étincelle peut jaillir par surprise. Elle ne jaillit pas. - Si vous le permettez, soupiré-je, la seule chose à sauver dans cette merde, c’est le générique. Et quand je dis le générique, je parle de la musique, le son de la guitare est superbe.
- C’est Dick Dale, le roi de la guitare surf, dit Buchet.
- Jamais entendu parler. Mais pour le reste, c’est du Guignol. C’est un abruti, votre Tarantino!
- Pourtant, sa compagnie de production se nomme Band Apart, il vénère Godard.
- Donc c’est le plus con des Américains pro-Suisses. Godard, dans des temps reculés, s’est fait traiter de plus con des Suisses pro-Chinois par des enragés. Et moi, ça me fait rager à mon tour, parce que je reconnais dans la Tarantinerie, dans ses mille et une incongruités, tout ou partie de ce que les publicitaires rangent sur l’étagère “culture rock”. Je suis bien placé pour le savoir, mes détracteurs me rangent dedans. Mais c’est une belle imbécilité, créée de toutes pièces. Un leurre. Quand le rock est devenue une culture, la cause était entendue... Il y a des maisons spécialisées pour ça depuis Malraux. La transgression et ses richesses ont été vidées de leurs sens, conditionnées pour combler un besoin juvénile de rébellion. Et dans son genre Pulp Fiction, c’est un bon produit du marketing de l’outrage, comme si être violemment incorrect lui suffisait pour être louangé par la critique. La réflexion est inepte. Ce film-là, il résume les troubles du comportement et les ravages intellectuels et émotionnels que la substitution rock a opérée partout. Dans l’imaginaire de Tarantino, le sens de la chute se réduit à un corps qui s’écroule, c’est léger, je trouve, et tuer ouvre l’appétit, c’est plutôt dégueulasse. Ses personnages ont une passoire en guise de cerveau et leur connerie pisse par tous les trous. Des actes merdiques sont leur unique réponse à un monde merdique, la violence et la cruauté comme mode de vie. Les épreuves ne les changent pas, tout leur est égal, la torture, les hamburgers, le twist, la came... Ils sont vaincus intérieurement depuis longtemps, je trouve ça pathétique et effroyable.
- Vous savez quoi, me dit Boudepin, Truffaut disait que tout le monde avait deux métiers, celui de tous les jours et celui de critique de cinéma. Vous auriez fait un formidable critique.
- C’est parce que j’ai beaucoup aimé le cinéma et qu’il me le rend mal. Maintenant, à de très rares exceptions, il m’ennuie ou m’exaspère. On va au cinéma comme on va chez le coiffeur, et ça ne rafraîchit même pas les idées. C’est du temps à perdre, de l’énergie gaspillée! On se régale de n’importe quoi, on dévore des yeux. Et ça fait mal. C’est pas étonnant que tant de gens soient myopes.
Vers 2 heures du matin, il y a relâche générale. Du hard-rock fait vibrer les enceintes. Ce bruit métallique fait mon bonheur et me tire de ma torpeur. Je me lève, je suis aux anges et je mime les riffs sur une guitare que je suis seul à voir. Au cours de la soirée, il m’est arrivé à plusieurs reprises de pousser des cris de joie. Je rassure tout le monde en disant que ça me prend de temps à autre, quand je suis très content.
La tête dans le cul, il est l’heure de se quitter. Salut la compagnie. Mes gorilles me reconduisent dans un motel discret de la proche banlieue toulousaine.
32
Samedi 9 mai. 2 heures 30. Dans la chambre d’hôtel de Roger Rio.
- Monsieur Rio, j’ai du dentifrice, mais je ne trouve pas de brosse à dents...
- J’en ai une ici, venez la chercher!
Je l’entends sortir de la salle de bains, elle sifflote. En franchissant le seuil de la chambre, la fille pousse un cri de stupeur. Surprise! Portant une main à sa bouche, elle écarquille les yeux. Pétrifiée, elle est. - Soyez pas timide, prenez-la, je vous en prie.
Elle secoue la tête, ne sait plus quoi faire, crier à l’aide, ou au fou. - Allez, un petit effort, ce n’est qu’une brosse à dents, après tout.
A quatre pattes sur la moquette, les poils en soie synthétique et un bout du manche dépassent de mon ?illet violacé.
Elle choisit d’éclater de rire, brave petite. - Vous... vous, vous l’avez plantée dans, dans...
- Eh oui! C’est pas joli comme ça?
C’est dingue ce qu’on peut faire avec une brosse à dents, suffit d’un peu d’imagination. En nage, la fille est étendue sur le lit, les cuisses écartées. Elle a aussi goûté à ma spéciale pénétration axillaire. Son corps a toutes les courbes insolentes de la jeunesse, aucun signe de fléchissement ou de flétrissure, je lui donne vingt ans, maxi. Je m’assieds à côté d’elle et je lui prodigue mes conseils. Ma voix se veut rassurante, presque paternelle:
- Mademoiselle, mademoiselle, du calme. Je comprends votre impatience, mais je requiers votre attention, s’il vous plaît. Je ne sais pas si vous êtes novice dans l’art délicat de la sodomie, car le plus dur, c’est toujours la première fois. L’art de se faire mettre est subtil. Et comme vous n’aurez pas le droit au doigt dans le cul, destiné à vous attendrir l’?illet, ça sera du direct-style à fond la caisse, aussi laissez-vous aller, c’est le meilleur moyen de passer un bon moment. Toutefois, je ne suis pas une bête, vous pourrez choisir votre position: levrette, cuillère ou tabouret. Au passage, je vous signale que s’asseoir sur une bite est ce qui fait le moins mal. La nature n’a pas créé l’anus pour qu’il reçoive, et si vous faites preuve de mauvaise volonté, si vous êtes réticente, le sphincter, qui est un muscle, va se contracter par réflexe. Il faudra forcer le passage, ce sera douloureux. Soyez coopérative et tout se passera bien. Mademoiselle, à vous de choisir! Et si vous avez des questions, je me tiens à votre disposition. Si jamais nous sommes appelés à nous revoir, qui sait, nous étudierons le fist-fucking, qui est à l’enculade ce que le nirvana est au bouddhisme.
Le silence qui suit, tant par sa gravité que par sa durée, mériterait de figurer dans le livre des records. Puis la fille sourit et me confie à l’oreille: - Vous êtes un sacré pédagogue, vous auriez dû être dans l’enseignement.
- Je l’ai été, mais ce n’était pas ma vocation...
- Vous en faites pas, allez-y, la mienne de vocation, c’est de me faire bourrer le cul par les mecs célèbres, j’adore ça.
Sa vulgarité soudaine m’émoustille. - Alors nous allons nous entendre à merveille.
Elle se met en position, je lui enduis le trou du cul de gel « For-Play » et, à deux doigts de l’enculer, que vois-tu en lui écartant les fesses? Un bouton! Au-dessus du pli du haut de la cuisse droite, accroché à la rondeur de la fesse. Bien rouge à tête jaune, un volcan miniature prêt à t’exploser dans la main. T’imagines ça, non, alors je me retire, tu ramasses son string brésilien qui traîne par terre; et tu lui balances à la figure en lui conseillant de se tirer vite fait, où je ne réponds plus de rien. Elle me jette un regard incrédule, hausse les épaules, passe dans la salle de bains où elle se rhabille sans piper mot. A peine a-t-elle mis un pied dehors, que tu gueules qu’on t’amène le responsable de cette bévue.
Trente secondes plus tard, les bras croisés derrière le dos, le responsable du S.O. secoue sa grosse tête sans cervelle. - Comment je pouvais savoir, monsieur Rio? J’vais quand même pas les inspecter de la tête aux pieds, vérifier si elles ont des boutons, des verrues, ou que sais-je encore?
Ses oreilles de rugbyman, en chou-fleur et très rouges, m’énervent. - Pas mon problème! Tu te démerdes, l’imperfection, ça me gêne, tu devrais le savoir! Ça doit pas être sorcier de trouver parmi 30.000 personnes une fille baisable sans un bouton sur le cul gros comme mon poing. C’est trop demander?!
33
6 heures 30. Dans la voiture de Roger Rio.
Aujourd’hui est un autre matin. L’aube est fraiche, mes ailes du nez palpitent. Sur une départementale qui conduit à l’aéroport de Toulouse, deux Mercedes nous doublent à fond de train et me tirent de ma somnolence. Elles sont bourrées de mecs aux mines patibulaires. Ils sont huit; quatre dans chaque bagnole. J’ai pu les dévisager à travers la vitre. Des dangers ambulants, j’ai un sixième sens pour ça... On est pas tombé sur de la petite bière des cités, c’est du malfrat de la pire engeance, de la fripouille grand-format, du multi-récidiviste, de la graine de serial-killer, du Jack l’Eventreur de l’ère post-industrielle. Leurs visages sont durs, fermés. Une physionomie psycho-rigide. Le top des méchants, des tueurs et des psychopathes, avides de violence et de sang.
Une troisième Mercedes déboule derrière nous, elle se rapproche dangereusement.
- Cramponnez-vous! ordonne Edouard.
Il écrase la pédale de frein en donnant un coup de volant. La 605 se met en travers de la route. Nos poursuivants effleurent le pare-chocs arrière, et leur bagnole fait une embardée et percute les deux autres Mercedes qui ont pilé net dans un nuage de gommes crâmées sur le goudron.
« Surtout ne bougez pas! » me dit Richard, qui est le plus prompt à réagir. Il s’éjecte de l’habitacle en arborant un sourire défiant toute concurrence. Des lueurs farceuses dansent dans ses yeux. Protégé par la portière, il arrose les Mercedes au P.M. Mallison, une invention formidable, et si légère, qui tire la bagatelle de 800 coups à la minute. Il est dans son élément, c’est le carnaval des crapules.
Un énergumène arrive à sortir d’une des berlines. Il braille des obscénités et s’avance, bras tendu, automatique au poing, qu’il décharge inutilement. La première balle du .38 d’Edouard lui perfore sa joue grêlée de gros points noirs, elle ressort de l’autre côté, en creusant un trou digne d’une table de billard américain. Cette prouesse, aucun chirurgien-dentiste ne l’aurait réalisée: son projectile célibataire a mis à nu les alvéoles des maxillaires. Des trente-deux incisives, canines et molaires, dont quelques couronnes certainement, il ne reste que des fragments d’émail, de cément, d’ivoire, de pulpe, de plomb et de métal mélangés dans un bouillon de sang. Par le trou dans sa bouche et le nouvel orifice dans sa joue le type recrache tout.
Une ivresse nouvelle me transporte de joie, je me sens invulnérable. A mon tour de m’éclater, sainte merde, mes ongles grattent la portière, je veux grimper sur le toit, je suis fou de rage, je gueule comme un cinglé à Edouard de me passer un flingue et pour toute réponse il m’envoie son poing dans la figure.
Quand je reprends connaissance, je reste aplati sur la banquette arrière. Les rafales et les tirs crépitent sans interruption pendant un laps de temps interminable, me semble-t-il. La 605 est durement secouée. Le bruit des impacts de balles est effrayant, mais le blindage prouve sa fiabilité. Quand la fréquence des coups de feu diminue, je me risque à relever la tête.
Edouard et Richard ont fait du ménage. De l’autre côté de la route, entre les cadavres et nous, le boucan est inquiétant. Les Mercedes sont criblées de balles d’un bout à l’autre de la carosserie, les enfoirés survivants sont comme des vampires, pire que des sangsues, ils ne veulent pas nous lâcher.
Son .38 est vide. Avant de le jeter sur le siège, Edouard a violemment abattu le canon sur le poignet d’une petite ordure teigneuse qui avait réussi à s’approcher. Le flingue est tombé, puis Edouard sort sa botte secrète. La petite ordure louche sur l’Uzi, sa hargne se volatilise. Il jure qu’il y a maldonne, rien de personnel, mec, j’t’assure, c’est le boulot qui veut ça, tu comprends, hein? Richard hoche la tête. La première salve tranche la petite ordure en deux portions inégales, dans le sens des abdominaux. S’il avait des problèmes de digestion, ils viennent d’être résolus. - Il va falloir dégager de là, fait Edouard, j’ai plus beaucoup de munitions.
- Moi non plus, rétorque Richard.
- Alors, on fait quoi? m’inquiété-je.
- Patron, vous allez sortir du côté du bois, dit Edouard. Essayez de vous faufiler sans vous faire voir. Richard, tu vas avec lui. Foncez tout droit, il y a bien des baraques dans le coin. Je vais retenir encore un peu les zozos, et je me débrouillerai pour vous retrouver.
Notre progression est difficile. On court à l’aveuglette. Au-dessus de nos têtes, les cîmes des arbres font un toit et empêchent le soleil de percer à travers le feuillage, il fait sombre et le sol est bourré de pièges, des trous, des ornières, des bosses croche-pattes, à se rétamer la gueule par terre, on se tord les chevilles si on fait pas gaffe. Comme dotées d’une vie propre, les branches veulent nous cingler le visage. Vous haletez un peu, des souffles de chiots. Hormis ça et le bruit de nos foulées, le bois est silencieux.
Enfin on arrive devant une maison que masquaient les frondaisons des arbres. De la lumière filtre par une fenêtre, il y a quelqu’un. Richard a encore la force de te pousser. Il tambourine à coups de crosse sur la porte. Derrière le battant, une voix masculine demande ce qui se passe, je donne mon nom et quelques explications, le type ne veut pas le croire, difficile de lui en vouloir. Je lui dis que c’est simple à vérifier, je colle mon visage à sa fenêtre, il lui suffit de me regarder, et, bordel, s’il n’est pas convaincu qu’il appelle les flics, ça nous arrange, de toutes façons, nous, on bouge plus, on reste là. Mes arguments le font flancher. Et il me reconnaît.
En nous ouvrant sa porte, il s’excuse de sa méfiance, mais de nos jours, on n’est plus sûr de rien, ni de personne, vous comprenez. Je hoche la tête. Moins affable, Richard, les nerfs à vif, le bouscule et lui demande où se trouve le téléphone. D’un geste tremblant de la main, le type le lui indique. Richard compose un numéro top-confidentiel puis fais un bref topo à son interlocuteur, tandis que la femme du type, tombée des nues en me voyant, ne sait plus quoi faire pour m’être agréable. Elle me demande si je désire du café, avec plaisir ou, non, plutôt du Valium, non, du café, oui, ça sera parfait, merci.
Environ dix minutes plus tard, les forces de police et de gendarmerie débarquent en fanfare, précédées d’un hélico d’où est sorti le préfet, avec sa mine des mauvais jours. Pas rasé, les yeux chiassieux, il fait la tronche, très bien, il ne peut pas être plus irrité, et le mot est très faible, que je ne le suis et je vais de ce pas l’accueillir et lui donner de bonnes raisons pour tirer une gueule de martyr. Pouvoir faire enrager un préfet est un luxe qui ne se refuse pas.
Maintenant que je suis tiré d’affaire, j’encaisse le choc émotionnel. Les jambes repliées sur un accoudoir du fauteuil, je renifle mes aisselles. Nul ne se soucie de toi, on m’ignore, on t’a oublié, ou j’ai demandé à rester seul. Tu profites de mon statut d’objet, ou de plante; t’as perdu celui de sujet, un homme de ta qualité. C’est gênant, tu commences à puer, je déteste les odeurs fortes en général, et je m’accomode fort mal de la tienne. Ton odorat est si sensible. Ton tempérament, l’anxiété et l’attente me font suer à grosses gouttes. Surtout sous les bras et entre les jambes. Tu ne disposes ni d’un complet, ni de sous-vêtements de rechange.
Je m’enferme dans la salle de bains. J’ouvre à fond les robinets du lavabo et tu exécutes une série de poses devant la glace: stupéfaction, incrédulité, incompréhension, colère, irritation, hébétude, tout un tas d’expressions qui te passent par la tête, et je finis par des grimaces qui me font piquer un fou-rire que le bruit de l’eau étouffe, puis tu t’accordes une toilette sommaire. Je suis maladroit, tu trembles, le temps de t’enfiler deux lignes, et je patauge dans cinq centimètres de flotte.
Quand je suis sorti sur la pointe des pieds, mes chaussettes trempées et tes chaussures à la main, tout le monde a détourné les yeux. Tu les emmerdes...
34
Vue ma position, je ne suis plus l’étudiant pris dans une rafle, les flics ont été d’une courtoisie exemplaire. Sur les recommandations de ce cher préfet, leur interrogatoire fut aussi bref que possible. A leurs questions idiotes, j’ai composé la tête qu’il fallait à chacune de mes réponses, elles sont d’une simplicité enfantine, plus innocent que moi ça tête encore le sein de sa mère. Très affables, ils m’apprennent que du côté des malfrats survivants, aucun ne daigne éclaircir l’énigme de leur attaque.
J’ai téléphoné à mon frangin. Il m’a demandé comment je me sentais et je lui ai répondu que tout allait bien, qu’il ne s’inquiète pas, il y a eu plus de peur que de mal, comme on dit. Il m’a félicité pour ma prestation devant les caméras des journaux de 13 heures. Ni trop, ni trop peu, ni poltron, ni bravache, très digne, responsable, j’ai donné l’image du mec qui assurait en toutes circonstances, fussent-elles les plus dramatiques. Ce coup de théâtre incroyable joue en notre faveur, il en est persuadé, c’est miraculeux que je m’en sois tiré à si bon compte, il m’a embrassé, s’il savait...
Le soir, je fais toujours la Une de tous les médias. La même question revient sans cesse: qui a commandité la chose? Les experts sollicités l’interprètent selon leurs différents points de vue, citent pour mémoire les attentats du Petit-Clamart et de l’Observatoire, ainsi que celui Dallas, puis ils se perdent en conjectures. A l’issue de leurs monologues, n’importe qui peut conclure de lui-même qu’ils ne savent absolument rien. Le seul résultat tangible, c’est que ma cote de popularité a fait un bond terrible. Je souris. C’est parfait...
21 heures 15. Au siège du PCSE. Paris.
Debout, le rouge aux joues et au front, les postillons volent, je pique ta crise dans une immense pièce souterraine parfaitement insonorisée, climatisée et réputée inexpugnable. A l’abri de ce bunker, ou de l’idée qu’on peut se faire d’un abri à la sûreté garantie, je peux t’époumonner sans craindre de déranger le voisinage ou les oreilles indiscrètes.
Autour d’une longue table sont assis tes fidèles. L’index pointé au plafond, plus rarement le majeur, tu bas mon record personnel d’insultes et de menaces proférées à la minute, un débit qui doit te plaçer au troisième rang des grandes puissances. Un Russe détient le record du monde. Chacun en prend pour son grade, ton regard furibond balaie tour à tour chaque individu. Ils font le dos rond, la tête rentrée dans les épaules, politicards de l’autruche. Le one-man show que j’ai donné en préambule n’a été qu’un échauffement. La Murène fait la sourde oreille, il connait la musique, mais les autres ne s’attendaient guère à un tel déluge verbal. Tu exiges des explications, qu’on a intérêt à te fournir immédiatement.
Cette grosse loche de Louton est directement visé. Il fait une moue soucieuse, qui met en valeur sa laideur visqueuse et son absence d’intelligence. J’aurais dû le virer depuis longtemps. Si je décroche le pompon présidentiel, il pourra toujours courir après un portefeuille ministériel, celui-là. Il s’éclairçit la gorge, mal à l’aise. Un coup venu du Grand, ou de son entourage, est à écarter; son émissaire « secret », celui que j’avais vu dans le parking à Marseille, a tenu àlerencontrer dans les délais les plus brefs, afin de dissiper tout malentendu à ce sujet; et Denougy a obtenu des garanties que l’attentat n’était pas lié à la piste pédophile impliquant des hautes personnalités sur lesquels on avait enquêté, ni à une crise de parano soudaine.
Après avoir digressé sur le «quatrième pouvoir», la presse glosant sur le «cinquième», les services secrets, et le «sixième», le crime organisé, Louton soulève trois autres hypothèses: celle d’une branche dissidente et occulte de «Echange & Cité», association regroupant une trentaine de grands patrons - à la tête de plus de 500000 salariés et pesant la bagatelle de 500 milliards de chiffre d’affaires, soit un tiers du budget de l’Etat, une paille - en relation avec des pontes des services secrets, certaines de mes promesses les indisposeraient beaucoup ces messieurs - je fais l’unanimité auprès des patrons: ils tous contre moi; celle d’un groupuscule d’extrême-droite, pour les raisons que l’on sait; et celle d’un gang aux ramifications mafieuses, hostile à des bouleversements qui ne font pas leurs affaires; ou encore celle d’une possible alliance objective de ces trois forces, ce qui fait quatre hypothèses, je lui fais remarquer.
Bref, dans l’état actuel de l’enquête, conclut-il brièvement, impossible d’en privilégier une seule, il faut continuer à toutes les exploiter.
- Bravo! je crie. C’est tout ce que vous avez récolté? Et pourquoi pas une secte millénariste, ou le Vatican, pendant que vous y êtes? Putain, on est au point mort, là. Louton, faites-moi plaisir, remuez votre gros cul!
22 heures.
- Alors, La Murène, est-ce que j’ai été assez convaincant? je lui demande après que tous les autres se sont retirés sur la pointe des pieds.
- Vous étiez sensass, y’a rien à dire... Qui ira soupçonner qu’on a monté ce coup-là?
- Sans doute ceux qui vous connaissent bien. A la différence que vous n’aviez jamais osé faire un truc qui ressemblait à ça.
- Faut croire que plus c’est énorme, mieux ça passe.
- Oui... En tout cas, vos mecs ont assuré. Un instant, j’ai vraiment cru qu’ils allaient me faire la peau. C’était du beau boulot, si je puis dire.
Il ricane; et c’est toujours déplaisant. - Ils ont été grassement payé, assure-t-il.
- Vous croyez que c’est une garantie suffisante? Le temps est long en tôle, ils peuvent être tentés de parler en échange d’une réduction de peine.
La voix de La Murène se fait féroce. - Mieux vaut être vivant derrière les barreaux... que mort à l’air libre, dit-il en faisant claquer ses doigts.
Je le regarde droit dans les yeux. - N’oubliez pas: mon frère doit ignorer notre combine.
Il acquiesce silencieusement. - C’est notre secret, ajouté-je.
35
Il t’a retrouvé dans les chiottes. A genoux, inconscient, ta tête est à moitié coincée dans la cuvette, le stick-up à la lavande collé contre ma joue. Tu ne sais pas combien de temps je suis resté dans les vapes. Je suis incapable de dire si je me suis endormi ou si j’ai eu un malaise. J’ai sombré brusquement, après m’être goinfré un mélange d’héro et de coke. Impossible de lui dissimuler la vérité plus longtemps, il y a des trainées roses et blanche partout, j’ai dû renverser mon mélange en tombant dans les pommes.
Dimanche 10 mai. 11 heures. Rue Ci-Gît le c?ur. Au domicile de Roger Rio.
Mon pouls, que je sens battre dans mes tempes, est lent, régulier. Rien d’inquiétant. Je me tâte le crâne, je sens une bosse, j’ai dû me cogner contre le rebord du siège. En m’aidant à me relever, Buchet ne fait aucune remarque, du style: « Je m’en doutais. », ou « Si je m’attendais à ça... », ou une autre ânerie de ce genre, non, il sourit et me dit seulement qu’il espère que c’est de la bonne. Tu lui renvoies son sourire. Une fois debout, je tente de défroisser mon costard. En vain, je n’ai plus qu’à aller me changer. Une auréole assombrissant la moquette attire mon attention, et je sens une fraicheur à l’entrejambes de mon froc; et ensuite je m’aperçois que ma bite est à moitié sortie de ma braguette restée ouverte.
Après un brin de toilette, je propose à Buchet de lui faire goûter mon cocktail. Il accepte avec joie. Quand il repose le Pascal roulé sur la table basse, il fait juste, admiratif:
- Putain! C’est de la dynamite, cette merde.
On a causé météo ( eh oui... ), de l’effet de serre et des nuages, de l’impossibilité de prédire le temps plus de dix jours à l’avance, et Buchet m’a cité ce poème indien: « les nuages / changent », ça m’a beaucoup plu, puis on a passé en revue les nouveautés cinématographiques, les critiquant, sans les avoir vues, mais est-ce une raison suffisante pour se priver de cracher dessus, surtout sur les acteurs, en se disant que le problème posé par les actrices était différent. On se comprend. Je suis sûr qu’il a déjà baisé avec une actrice, malgré la légende qui dit que même la plus idiote des starlettes sait qu’il est inutile pour sa carrière de coucher avec le scénariste. Je lui pose la question. Il confirme mais cet enfoiré refuse de me donner le nom de la fille. L’indigence de la plupart des programmes télé nous a énervés cinq minutes; preuve à l’appui: je zappe sur l’ensemble des chaînes, publiques et cablées, impossible de trouver un combat de boxe à nous mettre sous les mirettes, incroyable, pourtant les fédérations qui montent des championnats du monde aux quatre coins de la planète n’arrêtent pas de se multiplier. Si la boxe a autant de succès - comme le tennis, mais un filet sépare les adversaires, ça fait une sacrée différence, ils ne peuvent pas se mettre des coups de raquettes à travers la gueule - c’est parce que ce duel ramène aux origines, à l’animal, au cerveau reptilien, deux prédateurs face à face, et dans notre monde de plus en plus global et complexe, cette simplicité primaire et binaire est rassurante, tant qu’il y a de la boxe, il y a aussi de l’espoir.
Je suis devenu accro à la boxe en 1974, lors du « combat du siècle » à Kinshasa, quand Mohammed Ali a foutu sa pâtée à Georges Foreman, KO au huitième round. Le fanfaron magnifique Ali, roi du ring et le même, parkinsonien au dernier degré, 22 ans plus tard, allumant la flamme olympique à Atlanta, ovationné par ceux-là même qui s’étaient réjouis de le voir incarcéré après son refus d’aller servir de viande à hamburger aux Viets. Applaudissaient-ils le champion, ou se réjouissaient-ils de son handicap le ravalant à une condition de sous-homme?
On s’excite sur les boxeurs, les noms sifflent comme des balles entre nos dents, Jack Dempsey, Georges Carpentier, Rocky Graziano, Sugar Ray Leonard, Hector Macho Camacho, Jack La Motta, Marcel Cerdan, Roberto Duran dit Manos de Piedra, mains de pierre, Marvin Hagler, et le cas Tyson, violeur de “Miss trois heures du mat’ j’suis la brebis livrée de mon plein gré à un fauve obsédé sexuel”, on ricane, et bulldozer croqueur d’oreilles d’Holyfield. Ensuite on évoque Fat City, de John Huston et on convient que Martin Scorsese, dans Raging Bull, a su capter ce qui se passe dans l’arène d’un ring, la dimension dostoïevskienne de l’affrontement.
Buchet lève son gros cul et mime un jab. - Vous avez noté le soin apporté à la bande-son pendant les combats? Le monteur-son, Frank Warner, avait créé un bruit différent pour chaque coup. Personne ne sait comment certains on été faits. Quand le film a été terminé, il a brûlé tous ses effets spéciaux. Il ne voulait pas que son travail soit récupéré par quelqu’un d’autre.
Je reste silencieux quelques secondes, il y a autre chose que le bruit des coups qui bat dans mes tempes - Dans ce film, il y a cette blonde superbe qui joue la femme de De Niro, vous vous rappelez son nom?
- Cathy Moriarty.
- Cathy Moriarty... Je ne l’ai plus jamais revue... Vous savez ce qu’elle est devenue?
- Je l’ai vue récemment dans un film que regardait mon gosse, Casper le fantôme. Elle ressemble à Faye Dunaway maintenant, elle fait vieille qui refuse de vieillir, c’est triste.
On a passé l’après-midi ensemble, à épuiser nos sujets de conversation. Et quand on a un trou, on le comble en sniffant deux ou trois rails.
19 heures 30.
Avant de partir pour le siège du Parti, ne pas oublier de mettre mes lunettes noires, ou la dilatation de mes pupilles en inquièterait plus d’un. L’affolement doit être à son comble là-bas, je n’ai pas donné le moindre signe de vie et j’avais débranché le téléphone, c’est d’ailleurs étonnant que les pompiers ne soient pas venus défoncer la porte.
Soudain l’image de mon père surgit dans mon esprit. Il apparait souvent dans mes rêves, c’est une présence amicale. Etrange, je pense à lui presque tous les jours. Il me manque. A soixante-quatorze ans, quand il est mort, sa vivacité était celle d’un jeune homme. Dans ma vision, il relève à peine le nez d’un article sur le clitoris des hyènes, aussi long qu’un pénis chez cet animal hors du commun. Trois rides dessinent des vaguelettes sur son front dégarni, auréolé de cheveux blancs presque transparents; ses pattes d’oie remontent du coin de ses yeux noirs et de sous les valoches maousses; des ailes du nez à son menton se creusent des fossettes; et sa bouche se retrousse un peu, faisant penser à un sourire de bouddha occidental fripé. Le vieil homme est beau et respire la sérénité. Il lâche son journal, et dit entre ses dents « Sacrée bête! » en fronçant les sourcils puis il éclate d’un rire juvénile. Alors il me confie que j’ai mes chances de l’emporter; et il s’en retourne piquer un roupillon quelque part, je ne sais où.
Je manque de me convulser de rire. Dans une demie-heure, à peine, c’est la tombée des résultats. Vraiment, ce soir risque d’être le plus beau jour de ma vie, me dis-je en tapotant le miroir. Je propose une ligne ou deux à Buchet, pour la route, ajouté-je en souriant.
- Roger, me répond-il, les yeux à côté des trous, allez au diable!
J’éclate de rire. Mon rire de futur Président de la République, je veux. - Le diable? Mais je sors avec lui tous les jours.