
Je dois beaucoup à cet homme. Il m’a appris à lire, et pas seulement des ouvrages policiers policés à destination ferroviaire, quand, inlassablement, chaque mois dans feu Charlie Mensuel, il chroniquait et notulait en dégageant des pans radieux d’intelligence provocatrice de cette littérature dévoyée. Comme il l’expliquait dans sa dernière chronique: “Ce qui m’intéressait (...), c’était d’exposer, illustrées d’exemples, quelques idées sur le genre, sur les rapports qu’il entretient avec la totalité.”
Une totalité qu’il s’est efforcée de fragmenter (comme les bombes) en choisissant minutieusement ses cibles: les affres d’un cadre dans un monde qu’il ne maîtrise plus (“Le petit bleu de la côte ouest”); les tentations terroristes d’une poignée de perdus (“Nada”); le tueur et l’organisation du crime (“La position du tueur couché”); un ex-CRS, Eugène Tarpon, devenu détective privé qui s’éveille, lui, peu à peu, aux réalités tragiques de la société (“Morgue pleine”, “Que d’os!”); plus “Laissez bronzer les cadavres” (avec Bastid), “L’affaire N’Gustro”, “O dingos, O châteaux!”, “L’homme aux boulets rouges” (avec Susmann), tous disponibles en Série Noire ou réédités en Carré Noir ou Folio Noir; et encore “Fatale”, hors S.N. chez Gallimard.
Dix tirs qui ont fait mouche. Et dans l’attente fébrile d’une onzième détonation, je relis!
Vous manifestez une retenue, ou une gêne, à évoquer les métiers “artistiques” et l’art “industriel” par une mise entre guillemets. Le refuge dans ces disciplines, comme vous l’avez dit, en est-il toujours un?
Je méprise l’Art contemporain qui arrive après la mort historique de l’Art et en est réduit à se présenter comme nouveau quand il répéte lourdement Dada ou les quelques trouvailles du surréalisme. Cette position contre l’Art n’a ni originalité ni nouveauté, elle non plus, puisque ce sont les avant-gardes artistiques radicales de l’immédiat après-guerre (mondiale n°2) qui l’ont développée avant même de fusionner dans l’I.S. sur un programme de suppression-réalisation de l’art (construction de situations). J’ai découvert ce courant radical en découvrant la revue Internationale situationniste vers 1965. Je n’ai pas tout compris tout de suite, là-dedans; je suis encore loin d’en avoir tout compris aujourd’hui, près de 20 ans après l’autodissolution de l’I.S., mais je me sens d’accord avec le peu que j’ai compris, sauf peut-être une éventuelle tendance au panlogisme chez certains situs et surtout certains pro-situs.
Quant à “l’art industriel”, l’expression est évidemment empruntée à Flaubert (en particulier L’éducation Sentimentale, certes) et, selon le contexte, je l’utilise de manières un peu diverses pour désigner 1° l’immonde industrie du divertissement, en soi; 2° la même en tant qu’elle s’est fondue dans le melting pot de la culture-marchandise et s’y est dégueulassement mélangée avec les beaux arts du passé et les arts populaires du passé, le résultat d’ensemble méritant d’être appelé “culture” tout court depuis qu’un Malraux a créé des maisons pour cela, et encore d’avantage depuis qu’un Jack Lang (ou n’importe quel sociologue américain ou moldave, ne soyons pas chauvins dans l’exécration) jabote sur cette “culture” qu’il approuve fort de même Homère, Sade et Madonna, etc.; 3° la même en tant que certains individus talentueux et furieux ont choisi de la pratiquer d’une manière contestataire et antisociale (exemples: Dashiell Hammett auteur de polars, George Orwell auteur de romans sociaux et de romans d’anticipation scientifique, Philip K. Dick auteur de spéculative fiction: cette manière de déborder l’ennemi par une aile est comparable au superbe mouvement de la cavalerie de Condé à Rocroi, et mérite autant d’éloges, et plutôt plus).
Le choix que j’ai fait de pratiquer l’art industriel, i.e. de publier dans l’industrie du divertissement, découle normalement d’une conviction (l’histoire de l’Art est finie) et d’une espérance (ne pourrait-on répéter la hardie manoeuvre de Hammett, Orwell, Dick, et porter la contestation dans les banlieues de l’esprit?). Outre que ma propre manœuvre a été bancale car mes travaux étaient tout à fait récupérables par la culture (au sens de Jack Lang), mes espérances trop passives étaient liées à un “pronostic favorable” quant au développement de la révolution sociale après 1968. On sait que les mesures contre-révolutionnaires de l’ennemi, commencées petitement par le putsch discret de novembre 1975 au Portugal, ont continué par la “transition démocratique” espagnole de 1976, les blitz contre l’autonomie prolétarienne en Italie dans les trois années suivantes, et puis ont été transférées à l’Est en décembre 1981 en Pologne avec l’“état de guerre” de Jaruzelski, après quoi le laboratoire polonais, soigneusement étudié pendant six ou huit ans par le “camp” stalinien, a débouché sur la spectaculaire “démocratisation” d’Europe centrale et la réformation d’URSS, pendant que la bureaucratisation de l’Occident triomphait, de sorte que jusqu’à Nouvel Ordre (Mondial) a triomphé dans les pays avancés la démocratie spectaculaire couplée avec le despotisme des lobbies pendant qu’on laisse crever le Tiers-monde, qu’on “tiers-mondise” et qu’on “libanise” tous les territoires civilisés où se posent d’insolubles problèmes de gestion politico-militaire, et en attendant que l’Economie démente en finisse progressivement, mais vite et assez complètement, avec l’espèce humaine et les autres espèces vivantes auxquelles nous sommes habitués depuis quelques millénaires.
Pardonnez-moi cet excursus, mais ça éclairera la suite, et puis ça dégage les bronches.
Quoi qu’il en soit, parlant d’art industriel, je souhaitais manœuvrer comme un Hammett. Mais j’étais un cavalier plus maladroit, et la situation était plus propice à la récupération. Les ouvertures du “néopolar” ont été progressivement conquises par des littérateurs (d’Art) ou bien des racketeurs stalino-trotskystes gorbarchévophiles. A mesures qu’ils se développaient, je ralentissais. Depuis 1980 ils sont florissants. Depuis 1980 j’ai cessé de publier. (A six mois près.)
Quant au “refuge” offert par l’industrie du divertissement, il ne m’intéressait donc que comme base d’infiltration, non comme refuge. Quand j’ai vu que je n’étais plus capable d’opérer derrière les lignes ennemies avec des romans noirs, j’ai laissé tomber.
J’ai continué un peu les travaux de scénariste de cinéma (et, une fois, de télé) parce que c’est bien payé et il y a la joie éphémère du boulot à deux ou trois, contre des contraintes d’argent et d’idéologie. Mais dès le début ces contraintes étaient pénibles. Elles sont devenues intolérables, sauf exception (j’ai fait avec Juan Bunuel un petit téléfilm dont je suis content; le producteur a voulu que nous changions tout le scénario, mais, coup de bol! il s’est rappelé soudain qu’on tournait quinze jours plus tard, le scénario est resté comme Juan Bunuel et moi voulions; il est redoutable de dépendre de tels coups de bol).
Bref, dans l’audiovisuel, dans le polar, il n’y a plus de refuge formel. Il reste le talent individuel, isolé en rase campagne devant l’artillerie et l’aviation ennemies. Je suis tout à fait sûr que j’ai un certain de deuxième ordre, mais son utilisation se heurte à la puissance de feu du Nouvel Ordre Culturel.
“Le polar classique est le contraire du kitsch: un style; et, dans l’industrie des styles romanesques, le dernier” avez-vous déclaré dans Polar #27 (2° période). Un polar “non-classique” est-il concevable et si oui, comment?
Le roman noir américain d’avant la 2° guerre mondiale est notamment un objet stylistiquement dégraissé au maximum, donc, oui, “le contraire du kitsch” même si on adopte maintenant cette forme, et à condition qu’on l’adopte avec sa pureté. C’est simple comme un sonnet - quoique plus aléatoire formellement, et plus long. Si l’on veut critiquer le monde actuel (et que pourrait-on vouloir d’autre quand on écrit? - même si cette critique n’est pas tout ce qu’on fait, ou bien on écrirait seulement des essais, mais déjà dans un essai ou même un slogan se pose la question du Beau... “Y a-t-il une vie avant la mort” (Belfast) est un bon exemple, célèbre, d’unité entre le contenu et la beauté formelle, je suis partisan du réalisme comportementaliste dégraissé. Un polar “non-classique” ne me parait concevable qu’à partir des exemples qu’en donnent un Umberto Eco, un Brautigan, le Cherokee d’Echenoz, etc. Je trouve Echenoz marrant, soit dit en passant, mais d’une manière générale le polar non-classique n’est pas formellement un roman noir, donc il n’est pas un roman noir du tout, c’est un polar kitsch, contradictio in adjecto, je n’en ai rien à secouer à priori, c’est des romans, certains auteurs m’inspirent de la sympathie (Echenoz), d’autres non (le sémioticien démochrétien Eco m’inspire de la haine).
Le seul “polar non-classique” que j’apprécierais, somme toute, serait du genre de ce à quoi je travaille: le décharnement formel du roman noir doit maintenant être mis au service d’une réalité nouvelle, et laisser sur leur cul les polareux littérateurs et les polareux stalino-gauchistes. Vivre et écrire dans les banlieues (Lyon, par exemple) tombe malheureusement en dehors de mes capacités ordinaires. C’est la seule voie intéressante ouverte au roman noir français actuel. Il l’évite, bien sûr. Hammett, Orwell, Dick, quelqu’un devrait prendre la suite, même timidement, et les gens de haut goût oublieront les clowneries actuelles sur la “subversion du texte”. Bien sûr je peux apprécier des gens qui sont catalogués “polareux hors polar”, mais je vois qu’ils sont généralement des hemingwayens, parfois affublés de l’étiquette “minimaliste”. J’aime bien quelqu’un comme James Crumley, mais toute cette ratatouille sur les labels est inepte.
Dernier cas, certains avant-gardistes sont passés au polar. On ne peut que leur dire bravo, sauf qu’en général ils s’emmêlent les pinceaux dans leurs entrailles qui pendent.

A propos de Combo!
Dans Polar #26, vous donnez une bonne définition de l’écrivain de polars en évoquant votre travail de traducteur pour le Kahawa de Westlake: “On n’a pas le souci d’inventer l’intrigue ni la péripétie, ni de tisser les détails de l’action autour d’un centre secret qui en gouverne le rythme.” Techniquement, comment procédez-vous? Qu’est-ce qui précéde à l’élaboration du roman et “justifie” le passage à l’acte? Quel est la part du jeu intellectuel et de l’émotion?
La partie la plus intéressante de la réponse est dans la question. Le reste, c’est des détails.
Techniquement, je pars généralement d’une idée vague, et je cherche une structure romanesque noire usagée qui peut servir à l’écrire. Le terrorisme? Pour ou contre ou ne sait pas? OK, je vais faire ça, ce sera un kidnapping préparé comme un coup du truand Parker héros de Richard Stark, et les flics donneront l’assaut à une fermette de Seine et Oise parce que c’est la scène d’action la plus con du monde. Mais tout est réorganisé, certes, “autour d’un centre secret qui gouverne tous les détails”. Quant au passage à l’acte, si je savais comment il se fait, je le provoquerais deux fois par an et je serais l’auteur de vingt romans. Pour Nada, puisque c’est ce dont je parle, je me trouvais à la moitié de la rédaction quand Pierre Overney a été flingué. J’étais, je suppose, “en prise” sur l’actualité. Le problème est de saisir les tendances durables d’une période. Nada en a saisi certaines, mais je n’ai pas vu ce que le terrorisme pouvait devenir, allait devenir, avait commencé de devenir. Du côté des manipulations, des “taupes” et des repentis, j’ai esquissé des éventualités mais elles ne sont pas le “centre secret” du livre.
Dans un roman, je ne sépare guère le “jeu intellectuel” et “l’émotion”. Comme un ébéniste qui veut faire un beau meuble, il me faut autant de savoir technique que possible, mais mon but est le beau meuble. Distinguer cette fin et ces moyens est un exercice de philosophie morale qui risquerait d’être long pour aboutir seulement à la conclusion qu’il est bon d’avoir de la technique, mais que ça ne sert à rien si on est un vil roublard: on aboutira à un ouvrage roublard, la technique gâchée ne sera plus un style mais un maniérisme, l’objet sera moche, l’émotion absente.
Et: “La vérité du polar”hard-boiled“, c’est qu’il doit non seulement avoir été le roman de la misère moderne, mais devenir la misère moderne du roman. Il ne veut rien avoir de poétique, sauf ironiquement.” (in Polar #27). Pourquoi la misère moderne du roman; là encore, une richesse moderne est-elle impossible?
La phrase que vous citez s’opposait aux contempteurs de l’“écriture blanche” qui réclamaient de la poésie subversive. Je revendiquais le réalisme désespérant face à l’absence totale de richesse dans la réalité matérielle, et contre toute tentation de compenser la misère de ce monde avec un au-delà artistique. Je n’ai rien contre la poésie subversive telle que la pratiquent des émeutiers, mais je redoutais qu’au nom de la poésie on voulût mettre dans le même sac La moisson rouge et Marguerite Duras. Le réalisme désespérant de Hammett vise à “colérer le peuple”. Duras, non. La “richesse moderne” est ténue, elle survit dans les interstices de certaines existences individuelles (et ça peut être l’excellence d’un livre, et même peut-être d’un roman), mais dans l’ensemble elle reste à conquérir par le renversement de toutes les lois.
Une de vos obsessions, c’est: “le problème du cliché est le problème le plus aigu de la littérature de genre. ” On n’échappe pas, ou plus, au cliché?
Le problème du cliché langagier est une “question de cours” de la littérature depuis Flaubert au moins. Il est aggravé dans les romans “de genre”, et dans l’industrie du divertissement en général, parce que cette industrie veut des clichés, rien que des clichés, et pas n’importe lesquels en plus. Ce à quoi l’on n’échappe plus, c’est à une lutte constante contre les clichés, tantôt par la force (viol des régles), tantôt par la ruse (ironie, soumission caricaturale aux régles, brusques excès de clichés, etc.). J’ai généralement préféré la ruse (intrigues conventionnelles mais bidouillés, phrases “nobles” soudain maculées par un gros mot ou vice versa, violences démesurées ou très elliptiques) parce que le viol manifeste de telle ou telle règle vous met aussitôt à découvert et vous taxer d’originalité littéraire artistique. On m’a quand même assez vite taxé du truc en question. Fatalitas! Non, sérieusement, ma part de succès littéraire se confond presque avec ma part d’échec.