Pour Fatale - hors Série Noire et atypique -, vous avez dit que le système d’interprétation du monde n’était pas le vôtre ; quel est-il ou quels sont-ils (bien qu’on n’en change pas comme de chaussettes) ?
Dans Fatale (et je crois l’avoir dit explicitement quelques années plus tard), la description socio-politique de la ville de province et une partie de sa population, cette description s’appuie sur les notions de marxisme dégénéré produit par la 2° Internationale, et aggravé plus tard par la 3°, (« la bourgeoisie et ses laquais », la tueuse « déclassée » et « à la solde des capitalistes », le baron décavé comme « hobereau d’Ancien Régime lumpenisé »). C’est une caricature sociale, normalement associée à un style qui louche beaucoup vers les symbolistes (Huysmans et alii) parce que ce style a été contemporain de la dégénérescence du marxisme orthodoxe. Voilà un exemple convenable d’une insoumission aux règles du genre polar par un excès de soumission délibérée à des clichés idéologiques poussiéreux et à des manières d’écrire caduques.
Mon propre système d’interprétation du monde peut être qualifié, pour aller vite, de pro-situ ou néo-prositu, si on veut le juger sévèrement. Je suis généralement très intéressé, et rarement choqué, par ce que publient Debord ou l’Encyclopédie des nuisances ou quelques autres, quoique j’aie tâché de sortir de l’admiration automatique, aveugle, et stupidement passive.
Quels ont été vos rapports avec les situationnistes, pro-situs ou post-situs ? Dans le volume 1 de la Correspondance des Editions Champ Libre, il y a un échange assez vif entre vous et Gérard Lebovici qui met en cause votre statut de récupérateur ?
A part de rares échanges de lettres insignifiantes, je n’ai pas eu de rapports personnels avec l’I.S. ni aucun des groupes post-situs. J’ai eu quelques conversations avec Champ Libre en 73. Les échanges de lettres que vous mentionnez peuvent se passer de commentaires si on les lit attentivement. Dans mon échange avec Gérard Lebovici, on voit qu’il avait raison contre moi mais que j’ai refusé de la reconnaître sur le moment. Du point de vue des vétilles subjectives, peut-être puis-je ajouter que, n’ayant pas prêté attention à l’évolution de Champ Libre après mes brefs contacts de 1973, je tenais Lebovici pour un simple pro-situ, en 1977 encore ; j’ai donc trouvé qu’il n’était pas en droit de m’insulter si énergiquement, ce qui m’a permis de négliger tout ce que son attaque avait de justifié.
Dans votre style comportementaliste à la 3e personne, j’ai noté deux intrusions troublantes du « je » (il s’est peut-être manifesté ailleurs, mais je ne l’ai pas relevé) : dans le premier chapitre du Le petit bleu de la côte ouest et dans le dernier chapitre de Fatale ; que signifie cette intrusion ?
Les intrusions du « je » dans des romans comportementalistes à la troisième personne sont de brefs coups de force contre les règles, conformément à ce que je disais auparavant. Dans l’ensemble, c’est d’abord un banal rappel à la réalité : ceci n’est pas une pipe, c’est un roman écrit par un romancier, réveillez-vous deux secondes !
Dans Fatale, il y a deux intrusions du « je » : quand elle a pris la prénom « Aimée » après s’être appelée Mélanie, le romancier écrit « c’est ainsi que je l’appellerai désormais ». Le romancier déclare son amour pour cette personne qui avait tout d’abord été nommée la Noire (Mélanie). Le romancier manifeste aussi là sa toute-puissance, qui lui permettra à la fin de miraculer Aimée : mourante ou non, on ne sait pas, la noire Mélanie, étant Aimée, vêtue de rouge sang, monte vers la blancheur dans une lumière de gloire.
Soit dit en passant, revoici le symbolisme (des couleurs, en l’occurrence), d’autant que cet itinéraire du noir au blanc par l’intermédiaire du rouge sang est un itinéraire de combat contre le vert, qui est la couleur du mal en tant qu’il est 1° suplice (car couleur composée et non primaire comme le rouge, ni totalisante comme le blanc, ni non-couleur comme le noir) ; 2° carrément mensonger sur les poubelles, de même qu’à Paris on voit des bennes vertes ornées de l’inscription « propreté de Paris » alors qu’elles véhiculent et signifient la saleté de Paris et que leur contenu est tout sauf vert bucolique ; 3° la couleur de l’argent. Pardon pour cet exposé, je voulais juste indiquer que je suis un grand artiste plein de subtilité. Ouvrez le feu !
Vous aviez évoqué la reprise éventuelle du personnage de Tarpon, puis qu’après La position du tireur couché vous aviez recommencé 14 fois le premier chapitre du bouquin suivant qui devait être une réflexion sur le cinéma et l’image et de votre « travail d’artiste alimentaire de masse » (in Lire). Pourquoi n’avoir pas repris Tarpon et abandonné le suivant ? Y a-t-il eu d’autres projets avortés et quels sont-ils ? Enfin, comment a germé cette idée de « comment diable en est-on arrivé là ? » ?
Tarpon ne se vend pas aussi bien que le reste de mes bouquins. Et je le reprendrai quand même un jour peut-être, mais j’ai d’autres préoccupations en ce moment, qui dépassent l’univers étriqué d’un détective privé calamiteux, quoique je l’aime bien.
Le bouquin avec « réflexion sur le cinéma et l’image » est un projet toujours vivace, mais intégré à présent à la série de volumes que j’envisage et dont il n’est pas le premier épisode.
Plusieurs autres projets ont ou sont « avortés » mais sont ou ont ressuscité comme futurs épisodes de la saga en question. C’est la question : « comment en est-on arrivé là ? » qui les a ressuscités en les fédérant. Elle a « germé » parce que j’ai 48 ans et nous sommes dans un merdier mondial qui n’était pas ce qu’on pouvait espérer en 1968-74. Voir la réponse à la première question, l’excursus sur l’histoire moderne de 1975 à ces temps-ci.
Vous avez mentionné à plusieurs reprises dans d’autres entretiens votre agoraphobie passée ; peut-on tisser un lien entre elle et votre silence ?
Je ne vois pas de rapport direct. J’ai au contraire beaucoup travaillé et publié pendant mon agoraphobie, mon dernier polar, des articles, des scénarios de films. J’étais littéralement enfermé avec ma machine à écrire, que faire d’autre ? Mais il est vrai aussi que j’avais le temps de ruminer lugubrement. Toutefois, c’est plutôt la fin progressive de la phobie aigüe (en 85 et 86) qui a contribué à me séparer quelque peu de l’écriture pour de banales raisons de mobilité retrouvée. Je me suis baladé, ça m’avait rudement manqué.
On connaît votre travail pour le cinéma, la T.V., la B.D. ( Les gardiens )... mais vous vous faites plus rare - ou bien suis-je sous-informé ; l’amateurisme a ses bornes - hormis les traductions de Westlake et celle, récente, de Ross Thomas ( Le faisan des îles , Rivages/Thriller). Qu’avez-vous « accompli » pendant ces dernières années pour subsister ?
J’avais des éconocroques. Un agoraphobe n’use guère ses chaussures, ne va pas au cinéma, etc. - il bosse et fait virer le blé à sa banque (où il ne peut pas aller le chercher, je plaisante à peine, je ne suis pas allé à ma banque pendant sept ans). D’autre part, même après la fin de la phobie, j’ai conservé des goûts relativement frugaux. La plupart des marchandises me débectent et sur ce point j’ai bien raison.
J’ai aimé le vrai luxe quand je l’ai rencontré, voici longtemps, dans une île exotique aujourd’hui ravagée par la guerre civile ; je ne m’intéresse pas au faux luxe. Bref, des droits d’auteur accumulés et quelques petits travaux m’ont permis de « subsister » depuis 1985.
Vous avez trouvé le titre de la collection Chute libre et dirigé la collection Futurama aux Presses de la Cité, il y a eu Mélanie White (avec Serge Clerc) et l’adaptation des Watchmen ; quels sont rapports avec la science-fiction ?
J’ai été grand amateur de science-fiction depuis mon adolescence jusque vers 1975, et plus sélectivement ensuite. J’ai en vain tenté d’en écrire à plusieurs reprises, étant toujours bloqué par la nécessité que j’éprouve de décrire ce que j’ai sous les yeux. Je n’ai réussi à écrire que deux nouvelles touchant un peu à la s.f., dont Basse fosse qui est dans le recueil que vous avez publié (« Homicides », NDLR). Depuis quelques années, en causant avec Paul Buck (auteur notamment d’une novelization intéressante de The Honeymoon Killers - cet Anglais, poète avant-gardiste, est aussi auteur de textes (traductions ou originaux) pour Marc Almond dernière manière, et pour la nommée Melinda Miel, jeune talent encore obscur dans le genre rossignol ivre tango-rock arrangé par Carla Bley), nous avons élaboré un thème pour un roman en collaboration, puis constaté que nous n’arrivions pas à écrire « à quatre mains », et finalement nous comptons utiliser ce thème pour « fédérer » des nouvelles et de la bande dessinée à épisodes que nous écrirons séparément à partir du décor et de la situation que nous avons bâtis en commun. Basse fosse est dans une certaine mesure un prologue à cet hypothétique cycle d’histoires.
Pourquoi déclarez-vous dans Libération à propos de votre prochain livre qu’il est « plutôt polar, mais pas de la Série Noire » ? Quelle est la distinction ?
Mon prochain bouquin espère être le premier volume d’une série de thrillers commençant en 1956 mais couvrant davantage l’histoire moderne depuis 1975, telle que j’ai tâché de la décrire hâtivement (?) en réponse à la première question. Cette série espère ranimer divers projets avortés naguère (cf. plus haut, NDLR). Ça pourrait être des Série Noire, sauf pour deux raisons : 1° la Série noire me semble ne plus avoir de ligne littéraire bien définie, je trouverais déboussolant de voisiner simultanément avec Robert B. Parker, Marie & Joseph, Lawrence Block, Syreigeol, etc. et en me demandant jusqu’où ira cette incohérence dans les années qui viennent (J’aime les auteurs que je viens de citer mais leur coexistence dans une même collection est incohérente) ; 2° bien que cette incohérence permette justement de faire place à mon projet dans la Série noire, je veux marquer que mon travail sera désormais séparé du polar hard-boiled qui a constitué, pour l’essentiel, le mythe de la Série noire classique (Je reste un admirateur et un disciple hétérodoxe de Hammett et alii, mais j’écris désormais, et sans doute pour un bout de temps, sur autre chose que la délinquance visible ; pour autant je n’ai pas l’intention d’imiter Jean d’Ormesson, ni d’ailleurs John Le Carré ou Souvestre & Allain).
Avez-vous une affection particulière ou une attention intellectuelle pour la pensée orientale, japonaise en particulier, puisqu’un de vos pseudos fut Shuto (Headline n’est pas très nippon...) et que votre portrait dans l’ Almanach du crime 1984 vous consacre tel ?
Je n’ai pas d’affinités particulière avec la pensée chinoise. Je ne connais rien au reste de la pensée asiatique, et Michel Lebrun a oublié de m’envoyer L’Almanach du crime 1984. Quand j’ai trouvé amusant de prendre un pseudo qui veuille dire « Manchette Manchette », j’ai trouvé « Headline » parce que je sais l’anglais, et j’ai déniché « Shuto » dans un petit manuel intitulé Trois jours avec les arts martiaux (Solar, 1976). J’ai été content de me rappeler alors que Shuto est le surnom d’un lutteur asiatique dans Crimson Kimono de Samuel Fuller, ça tombait bien.
En Quatrième de couverture de Mélanie White, à signes particuliers on note : aime le jazz, la viande rouge, la pensée allemande et les rats. Les rats ?
Le rat est le seul animal urbain intelligent, c’est notoire.
Comme tout amateur de jazz, haïssez-vous le rock ?
Amateur de jazz (bien qu’il a à peu près cessé d’innover depuis Archie Shepp), j’aime bien le rock’n’roll noir américain classique (rythm’n’blues, musique louisianaise, ténors velus à la Plas Johnson). Le mot « rock » semble parfois englober une incohérente multitude de musiques pop (d’Elvis Presley aux Pogues en passant par les Beatles et Vanessa Paradis - j’exagère à peine), à l’intérieur de laquelle j’aime bien quelques trucs entendus par hasard à la radio (par exemple les Pogues, justement), mais je n’y connais rien et ça ne m’intéresse pas énormément. Je ne hais pas ce que je suppose être le rock, mais j’ai horreur du show biz, surtout quand il prétend canaliser le mécontentement populaire avec des chansons.
Mes rapports directs avec le rock sont dans une pièce de théâtre que j’ai faite pour la Comédie de Saint Etienne, où le groupe Factory est intégré à l’action, et qui critique le bizness culturel (pas spécialement rock). Je disais aux mecs de Factory, issus de la banlieue de Saint Etienne, les dangers de la notoriété. Sur scène ils triomphèrent du texte. Peu aprèslesuccèsde la pièce, ils se défirent.
Quels sont les moments historiques de la décennie (tré) passée et pourquoi ?
Les tendances de la décennie seront plus vite citées, et sont peut-être plus importantes que les événements particuliers. Le « Nouvel Ordre Mondial », avec sa tentative de synthèse entre la démocratie spectaculaire et la gestion bureaucratique universelle, pour continuer à développer l’Economie jusqu’à ce que tout le monde en meure, est la tendance centrale. L’Histoire montrera bientôt si les émeutes quasi-permanentes annoncent l’improbable renversement révolutionnaire (et non pas simplement autodestructeur de cette tendance effroyable. Tous les événements importants de la dernière décennie, et de celle que voici, sont des épisodes de cet affrontement.
Quels sont les cinq polars des années 80 que vous retiendriez et cinq ouvrages nécessaires à une meilleure compréhension de notre monde ?
Polars : Mortelle randonnée de Marc Behm ; Le clou de la saison de John Crosby ; On tue aussi les anges de Kenneth Jupp ; Le soleil qui s’éteint de Robin Cook ; Huit millions de morts en sursis de Lawrence Block. Et il me faudrait bien sûr une place supplémentaire pour James Ellroy et de préférence son Dahlia noir.
Autres : Commentaires sur la société du spectacle de Guy Debord ; Tchernobyl, anatomie d’un nuage (anonyme) ; Un peu d’air frais de George Orwell ; Du terrorisme et de l’Etat de Gianfranco Sanguinetti (avec la postface de la traductrice de l’édition hollandaise) ; Minima moralia de Theodor W. Adorno. (Je me suis limité là aussi à des ouvrages publiés en français entre 1980 et 1990 ; l’Orwell a peut-être eu une édition française bien antérieure.)