Une association d’artistes américains, Media Foundation, a pris la saine habitude de détourner les images publicitaires qui encombrent les paysages urbains américains. Récemment, elle a lancé une offensive contre la campagne d’affiches d’American Express vantant les avantages des cartes bleues, par un détournement vigoureux et ludique des panneaux publicitaires en les transformant en contre-publicités pour « american excess », changeant le slogan initial « Don’t leave home without it ! » (Ne partez pas sans elle) en « Just leave home without it ! » (Partez sans elle !), et en remplaçant les personnages de l’affiche originale, forcément beaux-modes, jeunes-consommateurs, classe moyenne-cadre, par des américains moyens, obèses, mal habillés (c’est-à-dire comme tout le monde), les bras chargés de paquets (vraisemblablement du prisunic local). L’association pratique ce qu’elle appelle le « subvertising » (contraction de subversif et de publicité), qui consiste à faire la critique par le détournement des signes médiatiques utilisés par les publicités. L’association diffuse également par les radios des campus universitaires des contre-slogans publicitaires, car le « subvertising » détourne toutes les formes de publicité (jusqu’au spots télévisés).
Comme Media Foundation, beaucoup de petites associations ou de petits groupes pratiquent ce détournement agressif de la médiatisation publicitaire. La stratégie suivie par Media Foundation a été précisée dans un manifeste publié en 1990 dans Adbusters (Casseurs de pub), la revue de Media Foundation : « Nous prendrons les archétypes des pollueurs de la tête - Marlboro, Budweiser, Benetton, Coke, McDonald’s, Calvin Klein - et nous les battrons à leur propre jeu. (...) Nous allons déglamouriser leurs images construites à coups de milliards de dollars, avec des non-publicités à la télé, des « subvertising » dans les magazines, et des antipubs juste à côté des leurs, dans le paysage urbain. » (cité dans Libération du 2/10/95). Ce travail de contre culture s’inscrit de façon plus générale dans un art du détournement des signes médiatiques que Mark Dery a appelé la culture jamming1.
Jusqu’à maintenant, les entreprises dont l’image publicitaire a été ainsi maltraitée se sont abstenues, dans leur infinie bonté, de réagir officiellement. Selon un artiste new yorkais maître dans le détournement des panneaux publicitaires, Ron English : « Elles sont assez intelligentes pour ne pas nous poursuivre » (Libération, idem).
La faiblesse de la subversion de la publicité telle qu’elle est pratiquée par ces artistes, c’est qu’elle reste un moment de l’art d’économie mixte, c’est-à-dire d’un art qui, même quand il se veut subversif comme celui d’Hans Haacke, ne vit que par les subventions publiques et le mécennat des entreprises privées. Elle est encore fondée sur la croyance que la société consensuelle laisserait une marge de liberté d’expression à ceux qui la critiquent et qu’elle aurait toujours la capacité d’intégrer se qui se présente, à tort ou à raison, comme sa négation. Elle part du postulat consensuel que les entreprises attaquées ne choisiront pas la voie répressive, ce qui est typiquement une attitude d’artiste d’économie mixte habitué à voir son art subventionné ou toléré par ceux qu’il critique.
Jean-Marc Bustamente ne fait pas dans la culture jamming, il se contente d’un honnête travail d’artiste d’économie mixte, il participe à des expositions internationales, expose dans les grandes capitales, comme ses pairs il vit du mécennat privé et des commandes publiques. « Parmi les manifestations internationales auxquelles il a participé, on citera « L’époque, la mode, la morale, la passion » à Beaubourg en 1987 et, à la même année, la huitième Documenta de Cassel en Allemagne. En 1994, on le retrouve à la Biennale de Sâo Paulo. Sans compter des commandes publiques à Montreal, à Berlin... » (Libération, 6 octobre 1995) . Signe des temps, sa dernière exposition subventionnée par la municipalité de Carpentras a été annulée sans ménagement la veille du vernissage par l’équipe municipale, parce qu’elle risquait de choquer les valeurs morales et familiales. Rien pourtant ne destinait la dernière oeuvre de Monsieur Bustamente à provoquer une telle réaction, au contraire, si « son travail consiste à bousculer légèrement les habitudes acquises et à désorienter les idées reçues », comme tout artiste d’économie mixte il veille à ne pas déplaire inutilement aux personnels privés ou publiques (c’est selon) qui lui font des commandes. Si son oeuvre d’art à Carpentras devait consister en l’installation d’un camion semi-remorque dans une chapelle, entouré de photographies de cyprès accrochées aux murs. (Libération, idem), elle aurait tout aussi bien pu consister en une série d’authentiques cyprès installés sur un semi remorque garé près de la chapelle, ou en des photographies de semi remorques exposés sur des cyprès sans chapelle du tout. Comme le précise le journaliste du quotidien rapportant l’incident,« Ce n’est donc pas un artiste débutant qui se voit traité de façon aussi cavalière à Carpentras ».
En fait, l’époque où ce genre de choses étaient généralement tolérées par bienveillance (culture jammer) ou subventionnées par des entreprises, des ministères ou des municipalités (l’exemple de Jean-Marc Bustamente) a changé. Avec le retour de la crise on assiste à la faillite de l’économie mixte et de la gestion consensuelle qui en était le corollaire. Nous sommes entrés dans l’ère de ce qu’on a appelé le « nouvel ordre mondial », qui a pour conséquence immédiate la fin du consensus dans tous les domaines, dans le social, dans la politique et dans la culture. Un monde nouveau où la moindre grève devient une atteinte aux intérêts nationaux, une oeuvre d’art un morceau de choix pour la censure. Aujourd’hui, l’époque est moins à l’indulgence des entreprises qu’à la repression et à la censure. Les artistes d’économie mixte qui n’avaient pas prévu, comme beaucoup, le retour de la crise économique et le renversement des valeurs consensuelles, le découvrent aujourd’hui avec effarement, en voyant leurs expositions et leurs oeuvres censurées.
C’est dans cet esprit, sans doute, que s’apprécie le sens symbolique de la décision du gouvernement socialiste espagnol de transformer l’ancienne prison franquiste de Badajoz en musée d’art contemporain : Le musée estrémadurien et ibéro-américain d’art contemporain (Meiac) vient d’ouvrir ses portes dans une ancienne prison de Badajoz, l’une des plus redoutées d’Espagne sous la dictature de Franco » (Le journal des arts, no19, novembre 1995). L’art d’économie mixte qui réconcilie l’art et le capitalisme, peut aussi, on le voit, réconcilier la social-démocratie espagnole avec le passé de la dictature franquiste.
1Marek Dery, Culture jamming, hacking, slashing and sniping in the Empire of Signs, Open Magazine éd., USA, 1993