Vous définissez le jeu vidéo comme une « expérience instrumentée », qui s’apparenterait à un état halluciné, entre le joueur et la machine. Qui instrumente cette expérience ? Le joueur ? La machine ? Le studio de développement ?
« Expérience instrumentée » c’est une manière de dire qu’on a affaire à une expérience qui ne peut se produire que par une médiation technique. Jouer aux jeux vidéo, qu’est-ce que c’est ? C’est faire usage de dispositifs qui n’étaient évidemment absolument pas prévus pour cela au départ, la machine de calcul et l’écran, pour produire en soi des formes d’expérience originales. Mais si on y réfléchit, on peut dire que toute la culture a toujours été une affaire de technologie : la lecture d’un roman comme le visionnage d’un film ne sont pas moins « expériences instrumentées ». En revanche, les types d’expérience que l’on peut se procurer diffèrent grandement selon les dispositifs.
De manière générale, il me semble que cette question des régimes d’expérience avait été largement laissée de côté dans les théories existantes des jeux vidéo. Cela s’explique par le fait que ces expériences relèvent de la subjectivité, qu’elles sont par nature difficiles à saisir et à conceptualiser. C’est sur ce point que j’ai voulu insister.
Vous dites que « dans les jeux vidéo [...] la liberté ne consiste bien souvent qu’à accomplir le programme ». Est-ce ceci, l’instrumentalisation de l’expérience ?
La relation à la machine informatique, à des univers simulés et engendrés par un calcul me semble une des composantes fondamentales de l’expérience des jeux vidéo. On insiste souvent sur la dimension de liberté, d’exploration que permettraient les jeux. Mais on oublie un peu vite à quel point quand on joue on est toujours amené à se cogner sur les limites du code et à faire avec. Il n’y a rien de plus facile dans les jeux que d’engendrer des interactions catastrophiques, comme de buter sur les limites du monde ou de faire boucler le dialogue d’un personnage non-joueur. C’est toujours le joueur qui s’ajuste, un peu comme l’opérateur d’une machine automatique qui s’assure qu’elle reste dans sa zone optimale de fonctionnement.
Au-delà, certains types de jeux investissent carrément cette dimension machinique et exigent du joueur qu’il se programme lui-même pour rentrer les bonnes commandes face aux sollicitations de la machine. Super Mario Bros. est un exemple représentatif : on injecte au moyen du pad une série de commandes symboliques qui forment un quasi-code ; lequel peut-être poussé jusqu’à l’optimisation extrême si on pense à des pratiques comme le speed-run, qui consiste à terminer le jeu avec la meilleure série d’inputs. Ce n’est pas nécessairement critiquable. Il faut reconnaître qu’il peut y avoir là-dedans une jouissance considérable.
Est-ce que la technique ne repousse pas tout de même cette idée de reproduire simplement ce que le programme a prévu ? Les mondes des jeux vidéo sont dorénavant si complexes et complets qu’on est parfois plus libre qu’auparavant, non ?
Il y a deux options pour créer ce sentiment de liberté. La première consiste à augmenter la taille des univers, à pousser de plus en plus loin le niveau de détail pour reculer le moment où le joueur butte sur les limites du monde. Cette première option est celle des jeux dits « à monde ouvert », à la manière de GTA, par exemple. Il y a tant de choses représentées qu’on est sûr que le joueur n’épuisera pas la complexité. On sait qu’il est impossible de tout voir. Il n’en reste pas moins qu’on ne peut pas franchir les limites de la ville, pas plus qu’on ne peut engager de conversations avec un personnage lambda en dehors des scènes scriptées. On augmente certes grandement l’étendue de la combinatoire, on ne change pas la nature du médium. Jouer c’est faire avec. Ce que tous les joueurs ont appris à faire, mais qui peut être particulièrement insupportable pour les non-joueurs.
A côté de cette première option qui repose sur l’inflation du code, une deuxième voie consiste à faire appel aux phénomènes d’émergence. On programme quelques règles simples pour les objets du monde, et de ces règles simples émergent éventuellement des comportements complexes, qui ne sont pas forcément prévus au départ. C’est typiquement la voie qui est suivie dans un jeu comme Minecraft, où contrairement à GTA le monde s’engendre automatiquement à l’infini. Non seulement le monde n’a pas de fin, mais rien n’a été prévu à l’avance, si bien que tout semble ouvert, rien n’est prescrit, jusqu’à la possibilité de se perdre sans jamais retrouver son chemin. L’émergence n’est cependant pas une panacée. Pour quelques effets intéressants, quand le modèle produit suffisamment de variété, le risque est de se retrouver avec un univers morne ou des situations injouables.
Interagir avec des univers simulés, c’est ce qui fait l’originalité et la force des jeux vidéo. Mais c’est aussi leur plafond de verre, même s’il y a toujours plusieurs manières de tourner autour, de jouer avec ou de le contourner.
Vous parlez des « game studies » qui ont connu une division entre les approches dites « narratologiques » (centrées sur les formes du récit), et les approches « ludologiques » (centrées sur les formes du jeu). Quelles seraient, selon vous, les grandes avancées du jeu vidéo en matière « narratologique » ? Autrement dit : si le jeu (ré)invente la narration, ce serait comment ?
C’est effectivement une question classique en game studies. A mon sens l’article de Henry Jenkins, « game design as narrative architecture », qui a été traduit en français, apporte de bonnes réponses. On a souvent dit que les jeux vidéo ne pouvaient que s’appauvrir en essayant désespérément de s’ajuster aux caractéristiques d’un récit linéaire. Lorsqu’il y a récit, le joueur serait forcément ramené à une position passive, disent ces critiques. On peut penser évidemment à la forme des cinématiques qui a été une des avancées majeures de l’histoire des jeux vidéo, avec ces scènes pré-écrites qui font avancer l’histoire dans le sens voulu, mais où le joueur est au final dépossédé de sa capacité de choix et d’action. Mais Jenkins fait remarquer que tous les récits ne sont pas linéaires. Il existe selon lui des récits basés sur l’exploration de l’espace, sur le modèle de la quête mythique, de l’odyssée ou de l’énigme policière, dans lesquels plusieurs voies sont possibles, où l’histoire se construit par des prises d’indices qui ne suivent pas nécessairement un chemin unique. Le jeu vidéo réinventerait la narration en s’appuyant sur les puissances déjà existantes de ces récits exploratoires.
Dans les jeux vidéo (...) l’instrument de l’expérience est l’ordinateur, c’est-à-dire la machine la plus importante pour notre modernité
Vous citez le « Joystick Nation » où J. C. Herz (1997) écrivait : « Les jeux vidéo sont l’entraînement parfait pour la vie en cette fin de siècle, où l’existence quotidienne exige une capacité à traiter des informations de plusieurs types simultanément [...]. Le poste de travail a un pied dans le cyberespace. [...] Ceux qui sont nés avec un joystick possèdent un avantage en nature. [...] Les joueurs sont adaptés à un monde qui ressemble de plus en plus à une expérience d’arcade. » Est-ce qu’a contrario, on ne peut pas imaginer que cet « entraînement parfait » ne serait rien d’autre qu’une servitude et que la grande liberté serait de savoir poser, ou repousser, sa manette ?
Rien ne serait plus naïf que de voir dans les jeux vidéo un dispositif extraordinaire d’émancipation. Après, je crois que tous les jeux vidéo ne se valent pas. Parfois, mieux vaut effectivement poser la manette et éteindre la console. Parfois, les jeux peuvent mettre en scène des expériences extrêmement riches et significatives, en particulier parce qu’ils nous interrogent sur le genre de relation intime que nous pouvons entretenir avec les dispositifs numériques. Il ne faudrait pas oublier non plus que toutes les autres formes culturelles, sans exception, ont été critiquées elles aussi à leur début comme des machines d’abêtissement.
Si on creuse cette question, mon sentiment est que dans les jeux vidéo se joue quelque chose d’extrêmement fort, précisément dans la mesure où l’instrument de l’expérience est l’ordinateur, c’est-à-dire la machine la plus importante pour notre modernité. On ne peut pas en dire autant du cinéma, par exemple. La caméra et le projecteur sont certes des dispositifs techniques importants, mais pas au même niveau que l’informatique pour le monde contemporain. Ce qui fait que la relation que nous entretenons à des univers numériques, à des mondes faits d’information, peut être interrogée dans les jeux comme nulle part ailleurs. Qu’est-ce que c’est que réduire des choses ou des situations à de l’information ? Il est évident que tous les jeux ne répondent pas à cette question, mais certains le font et ils sont les seules formes culturelles à pouvoir le faire de cette manière.
Vous semblez mitigé sur le mariage jeu vidéo/cinéma. Ainsi, vous demandez : « Le jeu vidéo est-il simplement du cinéma, l’interactivité en plus ? À moins que l’interactivité n’exige en réalité un tout autre rapport à l’image, un tout autre type de discours à l’écran que celui du cinéma ? » Finalement, comment tranchez-vous ?
Cinéma et jeux vidéo ont ceci de commun qu’ils produisent de la signification au moyen d’images en mouvement. Cela les distingue de la littérature, de la peinture, de la sculpture, de la musique... Mais c’est à peu près tout ce qu’il y a de commun. La position du spectateur n’est pas celle du joueur. Et le type d’images mobilisées par chaque médium est aussi profondément différent.
Le paradoxe central du cinéma, c’est qu’il se caractérise à la fois par le plus haut degré d’irréalité, on ne voit que des tâches de lumière sur un écran, et la plus grande sensation de présence : on croit voir les choses comme si elles étaient là. Le théâtre, par exemple, est en un sens plus réaliste : il mobilise une perception en 3D, sans avoir besoin de lunettes spéciales, les corps des acteurs sont vraiment devant nous. Et pourtant, il échoue à produire le même effet de réel qu’au cinéma. Tout se passe comme si la réalité des conduites sur la scène venait faire obstacle au genre de laisser-aller qui est nécessaire à l’expérience filmique. Christian Metz, le théoricien du cinéma, avait décrit ça de manière magnifique en expliquant que le cinéma repose sur un état de demi-sommeil où le film vient se projeter sur moi comme une sorte de rêve éveillé. Il faut la rencontre entre l’irréalité des images et la passivité du spectateur pour que l’effet de réel ait lieu.
Du côté du jeu vidéo, manifestement l’engagement dans les images ne suit pas du tout les mêmes voies. Si l’état du spectateur est un état de relâchement, l’état du joueur est un état d’affairement. Il s’immerge dans les images parce qu’il y a toujours quelque chose à faire, des requêtes à traiter du côté du jeu. Ce n’est pas le même état, ce ne sont pas les mêmes structures d’images. Ces tâches qui requièrent le joueur s’inscrivent dans la forme des images de jeu vidéo, qui sont toujours dans une structure de point & click : il faut discerner les éléments actifs, qui serviront de support pour l’action, et les éléments qui ne sont là que pour le décor. Une image de cinéma n’est pas composée de cette manière.
Dans le chapitre sur la comparaison cinéma/jeu vidéo, vous écrivez : « Croire que le jeu vidéo s’accompagne naturellement d’un surcroît d’incarnation parce que l’on s’y retrouverait « dans la peau » du personnage relève de l’illusion pure et simple. Le phénomène est bien plus complexe. » Pouvez-vous décrire cette illusion ?
Il y a plusieurs phénomènes qui jouent ici. D’abord, on peut se dire que l’interactivité, le fait de pouvoir agir avec les images, devrait amener un surcroît d’immersion, comme si c’était vraiment moi qui devenait le personnage du film, comme si le jeu vidéo devenait le film dont je suis le héros. En réalité, c’est toute la relation au personnage qui est brisée par rapport à ce que propose le cinéma traditionnel. Le cinéma c’est d’abord un flux d’empathie : ce sont les émotions qui s’inscrivent en gros plan sur le visage de l’actrice, cette capacité extraordinaire à tirer les larmes ou à l’inverse l’identification au regard actif du personnage principal, cette pure puissance qui résout tous les problèmes.
En jeu vidéo, par le simple fait de l’actionnabilité, on se retrouve le plus souvent dans une relation qui tient à celle du montreur de marionnette. Le personnage est un vecteur d’action, plus qu’un vecteur d’empathie. Bien sûr, certains jeux parviennent à construire des relations plus riches à l’avatar. Mais précisément ils doivent faire effort pour cela, ce n’est pas la pente naturelle du médium.
L’autre phénomène que visait cette citation tient à la place de la vue subjective, qui est une manière de projeter le joueur dans le feu de l’action. C’est la grande formule des jeux à la manière de Medal of Honor ou Call of Duty. L’idée que je développe ici est que la vue subjective ne garantit pas un surcroît d’incarnation. Il existe des films intégralement en vue subjective, comme le Lady in the lake de 1947, qui produisent un effet de distance avec le personnage principal, toujours absent à l’écran. Ce sont des films étrangement désincarnés. La vue subjective en jeu vidéo conserve cette propriété, à ceci près qu’elle incite désormais à l’action, à prendre en charge les mouvements du cadre.
Les jeux vidéo peuvent ménager des moments contemplatifs quand l’actionnabilité s’arrête et que le monde codé semble vivre de sa vie propre.
Si l’on vous suit, l’image du cinéma est faite pour être regardée, tandis que celle du jeu vidéo attend d’être actionnée. Vous dites même que le jeu vidéo commence là où le cinéma s’arrête. Pouvez-vous revenir sur ce point ?
C’est une très vieille idée en théorie du cinéma, qui remonte à André Bazin : que l’image est intrinsèquement réaliste, lestée de réel. Quand la caméra enregistre, elle capture bien plus que tout ce que le réalisateur a pu vouloir y mettre. L’image capturée est une forme riche dont la description est potentiellement infinie. De cette puissance de l’image enregistrée naît pour le cinéma la possibilité de laisser le regard libre, de ne pas guider le spectateur, d’exprimer l’ambiguïté du réel, explique Bazin. C’est un art qui n’est pas prisonnier du discours, qui excède le langage. Dans une image de jeu vidéo tout doit être déjà codé. L’image peut se ramener à un ensemble de signes. C’est une différence radicale dans le mode de production des images, qui distingue les pouvoirs du cinéma de ceux des jeux vidéo. Ceci dit, la différence n’est pas toujours aussi nette du point de vue de la consommation des images et les jeux vidéo peuvent ménager des moments contemplatifs quand l’actionnabilité s’arrête et que le monde codé semble vivre de sa vie propre.
Néanmoins, la force de l’image dans le jeu vidéo, dites-vous, est qu’elle « développe une nouvelle forme de réalisme, qui n’est plus seulement affaire de représentation, mais d’action. Et, avec lui, une forme d’engagement dans l’image, une position de sujet sans équivalent dans les modes de représentation antérieurs. » Du coup, ne pourrait-on pas dire que le jeu vidéo prolonge, d’une certaine façon, le cinéma ?
Prolonger serait les placer dans une même série où le jeu vidéo apparaîtrait comme un cinéma augmenté. Il me semble plus intéressant d’insister sur les différences de fonctionnement entre les deux médiums. Le cinéma n’est pas un théâtre filmé. Le jeu vidéo n’est pas un cinéma actionnable. C’est autre chose. Ce qui n’empêche pas qu’il existe toute une série de formes hybrides. Mais aujourd’hui où gamification et serious game sont à la mode, il faut arrêter de penser que le jeu vidéo est une formule magique, naturellement engageante ou fascinante. Les jeux vidéo demandent beaucoup d’efforts de la part des joueurs non seulement pour en triompher en tant que jeux, mais aussi pour les manipuler en tant que dispositifs de façon à en tirer une expérience satisfaisante. Tout n’a pas vocation à être transformé en jeu vidéo. Le médium présente des limites considérables, à l’aune de ses forces. L’interactivité n’est pas une solution miracle, c’est bien souvent un problème. A l’inverse, la passivité qui est au cœur des expériences du spectateur peut être une qualité extraordinaire.
Vous revenez à plusieurs reprises sur la notion de « débordement », de « perte », d’« impossibilité de gagner » face à un jeu vidéo — notamment d’arcade. Qu’est-ce que ces défaites nous apprennent sur l’époque ?
Je ne vois pas vraiment de signification globale dans ce dispositif de l’arcade et du game over. L’arcade n’a pas inventé ce genre d’expérience vertigineuse. Elle a repris des choses qui provenaient du vertige mécanique, du parc d’attraction. Et on a déjà écrit que le parc d’attraction était une manière d’expérimenter l’emballement des machines dans la société industrielle. Le grand huit fait s’approcher de l’accident de train.
Dans le cas de l’arcade, les jeux accélèrent jusqu’à devenir injouables. Et au final, jouer revient à repousser une défaite que l’on sait certaine. Et pourtant, il peut y avoir un plaisir extraordinaire là-dedans, qui ne tient pas à la perte, mais au débordement de soi. Alors que le jeu va trop vite et que je sais que je ne peux plus répondre à ses sollicitations, ma main va faire le geste qu’il faut et je vais m’en sortir. Autrement dit, j’expérimente là une sorte d’automaticité de mon corps qui répond de lui-même à la machine. Cette expérience a quelque chose de viscéral. J’y vois en suivant Caillois le moyen d’expression, sous un déguisement technologique, de quelque chose de très archaïque de l’ordre du vertige et de la transe, qui ne trouve plus guère de place dans nos sociétés.
Les jeux vidéo ont bien souvent servi de mode d’apprentissage (...) de gestion de flux dans un environnement informationnel.
Les jeux d’arcade sont nés dans les années 1970. « Dans l’arcade, dites-vous, le joueur est invariablement trahi par le temps ou par l’espace, et plus souvent encore par les deux. » L’accélération et la saturation : n’est-ce pas là une prophétie de l’hyper-connexion des années 2000 ?
Si on suit cette idée, d’autres formes de jeu que l’arcade sont probablement plus significatives. Je pense aux jeux de rôle en ligne ou aux jeux facebook qui exigent d’effectuer des tâches à intervalles réguliers. Manuel Boutet, qui est anthropologue, a conduit des études formidables sur les situations de jeu au travail. D’où il ressort qu’il y a deux attitudes possibles : ou bien le jeu comme délassement, ce à quoi on pouvait s’attendre, où le jeu sert à faire une pause ; ou bien le jeu comme une tâche supplémentaire qui vient s’insérer dans les activités de travail. J’ai des mails à traiter, toute une série de choses à faire, souvent par l’intermédiaire d’un écran, et là-dedans les jeux vidéo peuvent trouver place. Parmi la multitude des tâches informationnelles à gérer, il y a aussi les jeux vidéo. On voit bien ici la proximité de nature entre les activités. Les tâches de jeu ressemblent à des tâches de travail, si bien qu’on peut les mélanger les unes aux autres. Et tout cela ne vaut que pour les jeux vidéo. On pourrait difficilement faire la même chose avec d’autres formes de jeux plus traditionnelles. Cela repose sur la base matérielle qui reste la même du jeu au travail et qui est l’environnement informatisé. Les jeux vidéo ont bien souvent servi de mode d’apprentissage pour ce genre de gestion de flux dans un environnement informationnel.
« Les jeux vidéo font de la politique », assurez-vous. Moins par les images qu’ils véhiculent, si on vous comprend bien, que par leurs règles elles-mêmes. Pouvez-vous détailler ?
Selon moi, il y a trois strates. Comme n’importe quelle forme médiatique, les jeux vidéo véhiculent des messages. C’est la strate la plus superficielle, la plus visible aussi, celle de ce qui est dit ou représenté à l’écran. Mais si on s’en tient à cette première strate, on laisse totalement de côté la spécificité des jeux vidéo, et notamment leur dimension de simulation. Derrière les images, les jeux vidéo actionnent des modèles. Typiquement, c’est l’exemple d’un jeu comme Sim City, qui est un simulateur de gestion urbaine. Les géographes Samuel Rufat et Hovig Ter Minassian ont montré combien le modèle pouvait être biaisé. Par exemple, on ne peut pas faire de mixité sociale. Et on aboutit à des formes urbaines à l’américaine. Ici, il y a un message qui passe par l’ensemble du système des règles du jeu et qu’on ne peut pas repérer simplement en regardant des captures d’écran. Et on peut penser que cette manière de véhiculer des messages par le système est beaucoup plus forte et beaucoup plus insidieuse.
Enfin, je crois que l’on peut encore ajouter une dernière strate qui tient à la présence du dispositif informatique, au-delà du système simulé et de ses règles. L’informatique c’est une technologie de pouvoir fondée sur la capacité de traiter de manière automatique des inscriptions. Je prends une situation du monde, je la ramène à des données et à un modèle opérable. Ensuite, je peux faire varier les paramètres à distance du lieu originel de la prise d’inscriptions. C’est avec cela que l’on joue dans les jeux vidéo. Un jeu qui fait apparaître de manière extraordinaire cet effet de dispositif, ce sont les Sims où les personnages ne sont plus qu’un ensemble d’indicateurs ou de paramètres à maximiser. C’est le dispositif informationnel dans toute sa splendeur qui devient l’objet du jeu.
Tout cela ressemble à une déclaration d’amour pour le nouveau management
Vous terminez votre ouvrage sur un chapitre intitulé « l’engagement total » où vous projetez une analogie passionnante entre le jeu vidéo et le monde du travail. En gros, les deux partagent l’ordinateur et finissent par s’y rejoindre (« Le travail se transforme en un jeu, le jeu en un travail »). C’est bien ça ?
Il est toujours sidérant de voir combien certaines formes de jeu peuvent ressembler à du travail. Je pense ici en particulier à ce qu’on est amené à faire dans les jeux de rôle en ligne : on se retrouve à « farmer », c’est-à-dire à amasser des ressources au moyen de tâches répétitives et dénuées par elles-mêmes d’intérêt, ensuite on va gérer ses actifs, éventuellement spéculer dessus sur le marché, mais on gère aussi son employabilité en affichant publiquement ses compétences, et enfin quand on monte un « raid », on assemble une équipe par projet. Tout cela ressemble à une déclaration d’amour pour le nouveau management. Au point que certaines de ces tâches peuvent être déléguées à d’autres, en particulier le farming où les joueurs occidentaux peuvent payer d’autres joueurs en Chine, au Mexique, en Roumanie pour qu’ils se chargent pour eux de la collecte des ressources. Et ce « travail » est rémunéré comme tel. On est sans doute ici au point maximum de la conversion jeu-travail.
Vous parlez même du travail-jeu comme d’une « utopie totale, effrayante et désirable »... Pouvez-vous revenir sur ces trois adjectifs ?
Si on reprend l’exemple du jeu de rôle en ligne, il a évidemment déjà attiré les spécialistes du management qui se demandent pourquoi les joueurs sont prêts à payer pour faire un quasi-travail, et pourquoi est-ce que les mêmes montrent si peu d’entrain lorsqu’ils sont cette fois-ci payés pour travailler. Dans leur logique, la solution miracle consisterait à transformer le poste de travail en suivant les indications des jeux vidéo, en introduisant des quêtes, des indicateurs de récompenses, des avatars et des barres de progression... Il y a quelque chose d’absolument effrayant dans cette manière de produire un engagement total via ces dispositifs.
Et en même temps, je crois qu’ils manquent, heureusement, ce qui fait l’intérêt véritable d’un jeu en ligne. C’est à la fois l’expression la plus pure du capitalisme tel qu’il va ou du nouveau management et de ses idéaux, la promesse d’une exploitation totale de l’individu, pris corps et âme sans résidu, engagé sans limite dans la production, désirant le dispositif, et un refuge vis-à-vis du monde tel qu’il va, parce qu’il suppose à minima une reconnaissance absolue de chacune des actions engagées, sans même parler de la dimension de fantaisie. C’est une contradiction extraordinaire : un échappatoire qui colle au réel, et une critique en acte de ce réel qui n’est jamais ajusté au désir de justice et de reconnaissance.
Votre dernier chapitre est le plus virulent. Vous appelez à l’« échec de la gamification » (transformer le monde en jeu vidéo). Quels sont les dangers de la « gamification du monde » selon vous ?
Je pense que la mode de la gamification est destinée à s’estomper. Il y a deux niveaux de critique. D’abord, on peut dire que la gamification repose sur une mauvaise analyse du jeu qui le réduit à un effet de dispositif, à des règles ou pire à des systèmes de points et de récompenses absolument behavioristes. Il manque le fait qu’un jeu doit produire des choix et des alternatives intéressantes pour qu’il y ait jeu, mais aussi le fait que le jeu est d’abord une attitude, une disposition d’esprit, librement consentie. Quoi de plus contradictoire que l’injonction qui dit « joue ! » ? Il y a là des raisons d’espérer, c’est-à-dire de croire à l’échec de ce genre d’alliance entre game design et management.
Au-delà, c’est la finalité de l’affaire qui est effrayante. Il s’agit d’extraire toujours plus de travail et toujours plus d’engagement. Cette prise du capitalisme sur l’existence nous la retrouvons aussi bien du côté de la consommation, on n’achète plus seulement des marchandises utiles, mais des expériences de marque à consommer et qui participent de la définition de soi, que du travail où l’individu est désormais requis comme corps productif, mais aussi comme âme, savoir-être, disponibilité totale et amour du business.
Comment expliquez-vous que, sauf erreur de ma part, le jeu vidéo n’ait pas encore engendré une critique digne de ce nom, comme le cinéma, la littérature ou le rock l’ont fait ?
La forme de la « review » domine encore dans la presse spécialisée. On teste les jeux vidéo comme on teste un aspirateur ou une machine à laver. On se demande si on en a pour son argent, si le jeu est robuste, s’il offre une bonne durée de vie, et au final, toute une série de qualités de l’ordre du produit qui n’ont pas forcément grand chose à voir avec les expériences de jeu. Il suffit d’imaginer ce que ce mode d’écriture pourrait donner appliqué au cinéma, à un roman ou à un disque. Ceci dit, je crois que les choses sont en train de changer à grande vitesse, du fait de la légitimation culturelle que connaissent aujourd’hui les jeux. Il y a une mise en culture des jeux vidéo, par le biais des expositions, mais aussi des festivals, dans lesquels on revient sur l’histoire du médium et qui invite à la discussion. On voit apparaître des modes de consommation distingués et culturellement élevés, comme ce qu’on peut avoir pour la bande dessinée. Comme modèle de cette critique de jeu vidéo, il y a évidemment le site britannique rock, paper, shotgun qui est tenu par des journalistes spécialisés et qui publie parfois des papiers magnifiques. En France, on peut penser à des blogs comme Merlan Frit qui ont une qualité d’écriture et d’analyse remarquable. Mais je crois que c’est une évolution beaucoup plus générale. Là-dessus, je suis assez optimiste. Il est vrai que ce n’est pas encore présent dans la presse généraliste, au même titre que cinéma ou littérature. Mais ça va arriver.
Dans un entretien à Libération, vous nous mettez en garde sur une légitimation excessive des jeux (« Ce manque de légitimité des jeux vidéo est aussi un piège, puisqu’on aura tendance à vouloir les défendre à tout prix. ») Pouvez-vous en dire plus ?
Je crois que certaines défenses des jeux vidéo sont pires que le mal ! Je suis toujours amusé de voir à quel point les joueurs se délectent de la moindre étude qui montre que les jeux améliorent la coordination main-oeil ou aident à lutter contre l’obésité. On est juste ici dans le retournement du stéréotype. Or, je crois que les jeux sont passionnants précisément parce qu’ils sont un peu louches, parce qu’ils nous mettent dans des états bizarres, et parce que là dedans il se passe des choses très fortes. Il faut revendiquer l’abrutissement parce qu’il n’est abrutissement que vu de l’extérieur et que sans lui rien ne se passe. L’industrie a toujours cherché à aseptiser la pratique. Il faut penser à ces publicités qui montrent des joueurs en famille, souriants, bien portant, mais qui évitent toujours de montrer ce que les développeurs appellent « le regard du zombie » qui est celui du joueur absorbé par son écran.
Si j’attends quelque chose des jeux vidéo ce ne sont pas de bons jeux, sains, polis, cadrés, aseptisés, mais des jeux plus engagés, plus intimistes, plus politiques, plus trash, à la manière de ces créations amateur que la game designer Anna Anthropy appelle de ses vœux dans son dernier manifeste.
Messages
6 septembre 2012, 13:51, par gludion
Interview intéressante, qui m’a donné envie de lire le livre de M.Triclot. Ainsi je comprendrai - je l’espère- l’intérêt philosophique de la notion d’ « expérience instrumentée » dans son application aux jeux vidéo. Celle-ci m’échappe encore, tant nous sommes environnés quodiennement de dispositifs techniques (brosse à dent, couteau, vélo, etc..), et dont la vocation parfaite consiste généralement à se faire totalement oublier de l’utilisateur, au point de paraître comme un prolongement de ce dernier (en tant qu’acteur, et non plus simple spectateur passif comme dans les médias traditionnels). Je soupçonne toutefois que la spécificité du JV est qu’il obéit à cet impératif propre aux instruments, mais que simultanément il donne l’impression d’etre un média classique car « pourvoyeur de contenus », ce qui en fait un objet hybride assez unique.
6 septembre 2012, 15:33, par Paul
Très intéressant, au passage jeux vidéo ne prend jamais de S à vidéo. ex : « Mathieu Triclot aime les jeux vidéos »
6 septembre 2012, 15:52, par davduf
Bien vu, Paul. Merci. Corrigé !
9 septembre 2012, 13:43, par Antoine Pitrou
Très très bon entretien, merci. Ça fait plaisir de lire des choses comme l’antagonisme fondamental entre jeu et cinéma, ou l’introduction du management comme élément de gameplay (les soi-disant jeux de stratégie temps réel (RTS) sont en large part des jeux de gestion temps réel). Juste une chose : ce que tu appelles « engendrer une critique digne de ce nom », c’est à mon avis l’appropriation de formes d’expression populaires par les milieux légitimes (auto-légitimés) de la culture (qu’on pourrait dire bourgeois, pour simplifier :-)) : coller un langage savant à un truc qui n’en a pas besoin pour exister. Et, ce faisant, importer des normes de jugement extérieures qui vont finir par transformer le domaine de création, le conformant aux attentes sociales et morales du milieu de la Culture. La vogue des jeux indépendants est en cela ambivalante (bien que réjouissante) car on voit apparaître des thématiques typiques du cinéma indépendant (type américain), comme le traitement compassionnel des sujets moraux, l’esthétique douce-amère, etc. Il y a aussi, et cela te fera plaisir, des jeux punk : Rock Paper Shotgun a fait une série sur le sujet. Un des jeux qui m’ait le plus marqué récemment est Donna : Avenger of Blood, jeu typiquement européen (i.e. non-anglo-saxon), noir et politique. Concernant le côté politique, la nature même des jeux n’est pas neutre : il est difficile d’imaginer un jeu où l’individualisme n’ait aucune part, puisqu’on implique le joueur dans l’avancement de l’action, et que sans impact de l’action individuelle le jeu devient absurde. Pour répondre à gludion plus haut, la différence d’avec « ces dispositifs techniques (brosse à dent, couteau, vélo, etc..), et dont la vocation parfaite consiste généralement à se faire totalement oublier de l’utilisateur » est que le JV en tant que dispositif technique ne cherche pas du tout à se faire oublier, au contraire : le gameplay doit être visible et compréhensible, même si une partie du jeu peut consister à découvrir les règles du jeu. Un couteau ou une brosse à dents dans un jeu n’est pas un couteau ou une brosse à dents de la « vraie vie », c’est un stéréotype dont le comportement peut être proche ou éloigné de son modèle : s’il en est proche, c’est simplement pour que le joueur se sente à l’aise avec le jeu, qu’il en comprenne facilement les ressorts. Il y a des jeux qui s’amusent à jouer avec ce « réalisme » de convention, par exemple la mode récente des jeux de plateformes basés sur des non-sens physiques (paradoxes temporels ou manipulations de la gravité).
9 septembre 2012, 13:52, par davduf
Bonjour Antoine, Et avant tout, un grand merci pour ta contribution. J’aimerais répondre sur un point, pour lever toute ambiguité. Quand je m’étonne d’un manque de critique, je ne parle pas de « coller un langage savant à un truc qui n’en a pas besoin pour exister », je pensais surtout à mes... jeunes années de rock critic. Autrement dit, une écriture ramassée, nerveuse, neuve pour l’époque (je parle ici principalement des années 60 à 80, de Lester Bangs à Philippe Garnier, pour faire vite). Il ne s’agit pas de « légitimer » ni de prendre d’assaut par au-dessus (i.e : instances bourgeoises, pour faire vite) mais d’engendrer une écriture, un savoir, une vision du jeu vidéo par d’autres moyens que le jeu vidéo.
13 septembre 2012, 12:15, par gludion
@Antoine : en effet ma formulation laisse à désirer. Quand je voulais dire qu’idéalement un instrument « cherche à se faire oublier », c’est d’un point de vue ergonomique, ou d’accessibilité, si on veut. Par exemple, dans un jeu video on ne doit pas chercher trop longtemps quel bouton utiliser pour tirer ou se déplacer. Il faut qu’assez rapidement, l’utilisateur ne soit plus perturbé par l’interface ou l’intermédiation technique pour se pouvoir s’immerger mentalement dans l’univers ou la problématique proposée. Autre exemple : pour utiliser un couteau, on ne doit pas avoir à réfléchir trop longtemps sur dans quel sens il faut le tenir, quelle est la partie qui coupe, etc. Enfin avec le vélo (plus compliqué que le couteau) l’apprentissage est plus rude au départ, mais le résultat final est le même : on finit par se déplacer sans réfléchir aux mouvements nécessaires (pousser du pied gauche, puis du pied droit, freiner en cas d’obstacle, etc) qui se font naturellemnt en fonction de ce qu’on veut. Etant totalement « oublié », l’instrument apparait alors comme un prolongement de nous-meme au point d’apparaitre parfois comme un membre supplémentaire, ou comme extension d’un membre existant. Cela dit, il existe des instruments qui font exactement l’inverse. C’est trés souvent involontaire (si le point de vue utilisateur n’est pas le souci principal des fabriquants), ou au contraire pour attirer l’attention sur la « coquille », par exemple pour en mettre plein la vue technologiquement parlant. Exemple : les télécommandes des magnétoscopes avec leurs boutons innombrables pour montrer que c’est du sérieux, c’est bac +5, c’est ingénieur, mais que personne n’arrivait à utiliser. Et on rejoint ici un coté politique : des shèmes incorporés et/ou reproduits inconsciemment par toute la chaine de production (concepteurs, fabriquants, marketing, etc) : télécommande = celui qui commande = complexe = truc de « mec » VS couteau = cuisine = « pour bobonne ». En ce sens, l’instrument peut servir de filtre social (ou communautaire : programmeurs VS développeurs, etc..). Mais ça ne me parait pas être l’état idéal d’un instrument, surtout s’il a des prétentions à être « grand public ». Toutefois, meme s’il réduit ses prétentions pour viser (consciemment ou non) une communauté donnée, il cherche -encore et toujours- à se faire oublier (au sens évoqué plus haut) par les utilisateurs qu’il vise. Donc pour te citer : « le gameplay doit être visible et compréhensible », je suis 100% d’accord avec toi, à condition d’utiliser plutot le terme de « controles » du jeu (bref, le dispositif qui permet d’avoir l’input de l’utilisateur), mais en ajoutant aussi « afin de devenir transparent pour l’utilisateur ».
9 septembre 2012, 17:08, par SamuelR
Entretien fort intéressant. A la demande des intéressés, je rappelle que dans nos conversations sur le sujet revient souvent « Games of Empire. Global Capitalism and Video Games » de Nick Dyer-Witheford et Greig de Peuter et aussi leur précédent ouvrage avec Stephen Kline... Du coup, tant qu’on en est à faire de la pub, vous pouvez aussi vous ruer sur notre dernier ouvrage : Espace et temps des jeux vidéo : aliénation des joueurs ou des producteurs ? Et pour poursuivre le débat, plus que le contenu des jeux, c’est le dispositif même du joueur tout puissant face à sa machine et malgré les multiples régulations, qui donne une orientation politique forte aux jeux vidéo...
13 septembre 2012, 13:21, par gludion
Ah excellente nouvelle !! J’ai adoré vos 2 précédents livres ;)
10 septembre 2012, 10:47, par Florent Maurin
Oui, passionnante interview de Mathieu, merci David. Pour continuer sur le sujet, voici une conférence du Stunfest 2012 à laquelle nous avons participé, Mathieu et moi : http://www.youtube.com/watch?v=I5xrB0KJsrU A noter d’ailleurs l’affluence du public, alors que le Stunfest est à la base un festival de jeux vidéo de baston, qui montre bien l’envie qu’ont les joueurs de réfléchir sur leur loisir favori.