Ils ont ouvert la porte le 31 mai 1999, deux ans trop tôt sur le calendrier. « Les matons m’ont dit : « vous êtes libérable » ». Dans la cellule d’Osny (Val d’Oise), ils sont deux hommes, pour deux affaires différentes : Abdel Hamid B., 21 ans, et son frère aîné. « Mon frère pensait que les gardiens disaient ça pour lui. Moi aussi. Mais, non, c’est à moi qu’ils parlaient. C’était moi le libéré. Ils m’ont proposé une voiture de police, en me disant : « la police et la justice se sont trompées, alors ils veulent vous raccompagner ». Moi, j’arrêtais pas de leur demander : « c’est quoi ce truc ? »Je n’y croyais pas. Ils m’ont juste annoncé que j’étais convoqué chez le procureur, une semaine plus tard, sans m’expliquer ce qui se passait. » Et puis, Abdel y a cru. A embrassé son frère, pris ses affaires, et décliné la voiture de police : « Je leur ai dit que s’il le fallait, je rentrerais chez moi à pied, par l’autoroute ». Un bus, finalement, emmenera Abdel chez lui, à Garges-lès-Gonesse. « Là, ça a continué. Je me disais : "ils m’ont condamné à tort, ils se sont trompés une fois ; bon, ils ont dû le faire une seconde fois. Et ils vont revenir. »
Un mois plus loin, Abdel en est toujours là. Ou presque. A trouver difficilement le sommeil. A se demander « si l’on vit bien dans un pays où il est écrit sur les pièces de 5 francs « liberté, égalité, fraternité » ». Et, surtout, surtout, à se répéter « pourquoi on ne m’a pas cru, et lui, oui ? ». Lui, c’est Jean-Marie P., gardien de la paix. L’homme qui a accusé Abdel de lui avoir planté trois coups de couteaux dans le ventre. L’homme qui l’a envoyé en prison, pour protéger son véritable agresseur : Marie-Jeanne R., sa compagne d’alors. Et Abdel de lâcher, aussi, en souvenir de ses tentatives de suicide à la maison d’arrêt d’Osny : « et si j’étais mort ? Et s’il n’y avait eu personne pour me soutenir, là bas, pour me dire « oh... arrête... respire un peu... » »
« allez, avoue, ça va bien se passer »
A l’origine, Jean-Marie P., donc. Affecté au commissariat de Garges-les-Gonesse, l’agent de police dépose plainte en mai 1998 pour « tentative d’homicide ». Blessé au thorax, il est formel : ses agresseurs sont arrivés en scooter, et lui sont tombés dessus, sans raison. Aussitôt, un portrait-robot est dressé. Aussitôt, aussi, l’affaire est oubliée jusqu’au jour où une voiture est contrôlée dans les parages, six mois plus tard. A bord du véhicule, Abdel. Le seul des quatre passagers à ne pas avoir de papier. Direction, le commissariat. « J’étais recherché à cause du service militaire. J’ai dit, « pas de problème, on y va » » Père d’une fillette depuis trois jours, Abdel voulait « régler cette affaire ». Mais voilà. Au poste de police, les regards se font insistants ; les questions, nombreuses. Et puis, il y a le portrait robot. « Ressemblant à 90% » admet Abdel. Et c’est l’emballement. Pour cause de désertion, Abdel est conduit à la gendarmerie. Mais l’interrogatoire sur l’agression continue. « Ils me demandaient ce que je faisais de telle date à telle date. Je ne me souvenais pas précisément. Alors, ils ont commencé à me dire « allez, avoue, ça va bien se passer ». Moi, je leur répétais : « vous êtes fou, je n’ai rien à voir avec ça ». Mais personne ne me croyait. Dommage pour moi, je n’avais pas d’alibi... ». Vient le moment où le garçon passe « à la vitre ». Un drôle de tapissage, à l’entendre : « Nous étions trois. Un type d’origine maghrébine, comme moi, mais maigre et petit [le portait-robot signalait un garçon solide d’1,80 m, NDLR], et le jardinier de la gendarmerie, qui, cinq minutes avant, s’occupait encore à ses espaces verts... » Qu’importe. Derrière la vitre, Jean-Marie P. est affirmatif : « c’est lui ». C’est Abdel.
La machine judiciaire est en route. Détention provisoire, interrogatoires, confrontations : « si vous aviez été dans ma tête, vous vous seriez sauvé, souffle Abdel. C’était de la folie. Devant la juge, P. disait « c’est impossible que je me trompe ». » Abdel, lui, s’enferre dans le silence et la colère. Il met le feu à sa cellule, puis dit à la juge qu’il n’a pas « à s’expliquer » sur cette affaire qui ne le concerne pas. Il préfère attendre que ça se passe, « un peu ». Mais, non. La broyeuse progresse. « Nous étions entrés dans une telle logique, explique un membre du parquet du Val d’Oise, que seul le renvoi devant un tribunal est apparue possible ». La logique, c’est la parole d’un policier. Celle d’un homme assermenté, formel ; face à celle d’un jeune de banlieue, sans boulot, plus ou moins repéré par les autorités. Et qu’importe si son accusateur de policier est connu pour ses excés de boisson, qu’importe s’il a subi des mesures disciplinaires, il y a le portrait-robot, le flottement d’Abdel sur son emploi du temps, son repli. Qu’importe, aussi, si les mobiles supposés de ce dernier sont obscurs (les deux hommes ne se connaissent pas), et si son avocate, Anne-Sophie R., pointe des contradictions dans les déclarations de Jean-Marie P. La justice est « humaine, donc faillible », lâche un magistrat.
Pontoise, 19 avril 1999. Le procès d’Abdel Hamid B. va durer une heure à peine. A la barre, Jean-Marie P. désigne à nouveau Abdel. Effet garanti. Dans le box, l’accusé semble absent, ailleurs, comme détâché. « Je savais que j’allais rester en prison, explique-t-il. Alors, dès que j’ai compris que personne ne voudrait m’écouter, j’ai laissé faire ». Abdel trouve pourtant la force de demander à P. s’il est bien sûr de lui, « et il a répété : « oui », « oui » ». La décision tombe : cinq ans de prison, dont deux fermes. Le garçon n’interjete même pas appel, par crainte que le sursis se tranforme en définitif. Et la rage au ventre, il voit sa mère en pleurs, au parloir. Impuissant, innocent.
Puis, c’est le rebondissement : les portes de la prison qui s’ouvrent, le 31 mai dernier. Quelques heures plus tôt, une femme téléphone à un avocat parisien. A l’avocat, Marie-Jeanne R. raconte « l’enfer depuis deux ans » avec Jean-Marie P., les coups, la boisson, et une tentative de suicide, avec l’arme de service de son concubin. Marie-Jeanne R. explique encore qu’elle vient d’avoir son frère au téléphone et qu’il l’a conseillée de prendre contact avec un avocat. Pour dire « les remords » qui la rongent, et sa « honte ». Lui dire : « il faut que ce jeune homme sorte tout de suite de prison ».
C’est elle, Marie-Jeanne R., qui a porté les coups de couteau à Jean-Marie P., un énième soir d’engueulade. « Libérée des peurs et des menaces », dit-elle, elle a enfin la force de briser le silence. De dévoiler que son ex lui disait avoir menti « pour me protéger, pour que je puisse rester avec notre enfant... » et de la menacer si elle parlait.
Deux heures plus tard, la femme se rend chez le procureur de la République du Val d’Oise. Qui ouvre dare dare une enquête pour « dénonciation calomnieuse », fait appel pour Abdel, le sort de prison, et charge la police de mettre les bouchées doubles pour entendre l’entourage de Jean-Marie P. Pour lui aussi, les choses vont vite : mis en examen pour « faux témoignage » et « outrage à magistrat », il est incarcéré. Marie-Jeanne R., elle, est placée sous contrôle judiciaire pour « coups et blessures ». Depuis, dans les couloirs du palais de justice de Pontoise, les interrogations fusent sur la justice. Son rôle, ses modalités, ses us, ses coutûmes. Abdel, lui, attend d’être rejugé - et innocenté. Brisé, en colère. Mais qui reste coi quand on lui annonce ce qui a décidé Marie-Jeanne R. à aller se dénoncer. C’est son frère, au téléphone. En 1993, il avait fait un an et demi de prison. Pour rien. A Osny, comme Abdel. Depuis, l’homme a été acquitté. Pour Marie-Jeanne R., qui s’était battue pour la libération de son frère, savoir Abdel en prison, c’était pire que tout. C’était le « fardeau », l’« insupportable injustice qui continuait ».