Open, Share, Hack : De quoi le Parti Pirate est-il le nom ?

Par Pierre Mounier, 8 juillet 2012 | 1256 Lectures

Il n’y a pas encore eu beaucoup d’études académiques sur les partis pirates. On peut imaginer sans peine qu’elles sont en cours de rédaction, au moins en Allemagne où ce mouvement constitue un véritable phénomène politique. Tentons donc d’y suppléer dans l’attente, en prenant le risque de l’erreur, ce qui est le propre de l’essai.

Open, Share, Hack

Si l’on veut comprendre l’émergence de ce type de formation politique un peu partout en Europe (et majoritairement en Europe, il faudra y revenir), il faut accepter l’idée que nos sociétés sont traversées par une révolution globale qui les déstabilise et semble porter la promesse d’un « nouveau monde » à venir. On a pris l’habitude de décrire cette révolution sous ses aspects techniques en se focalisant sur l’informatique et Internet, tout ce qu’on place aujourd’hui sous le grand chapiteau du « numérique ». Pourtant, cette « révolution numérique » est grosse de valeurs sociales et politiques que trois concepts peuvent résumer : open, share, hack.

Open renvoie à la fois aux impératifs de transparence et de liberté de circulation de l’information. Le mouvement open est aujourd’hui très large et présent dans tous les domaines où l’information joue un rôle important : les sciences et les arts (open access), l’informatique (open source), l’administration (open data) mais aussi maintenant l’ingénierie (open hardware). Il porte une idée d’affaiblissement voire d’abolition des frontières et de transparence tout à la fois.

Share est l’autre face de ce que promet open. Si les frontières sont abolies, alors l’appropriation privative n’a plus vraiment de sens. Son domaine d’application le plus fameux est bien sûr le partage de fichiers sur les réseaux peer-to-peer et sa justification la plus évidente, mille fois démontrée, le caractère non-rival de l’information. Il est cependant possible de donner une base plus large au concept de share. Le « time sharing » est par exemple une des innovations qui ont le plus bouleversé l’informatique contemporaine et même rendu possible le numérique en réseau tel que nous le connaissons aujourd’hui. Il renvoie à la possibilité de mutualiser et donc partager les usages d’un bien matériel.

Hack renvoie à une dimension plus directement politique de la révolution numérique. Le hack est la manifestation d’une exigence d’autonomie de l’individu face à tout dispositif de délégation de pouvoir ; ce qu’il perçoit comme une boîte noire ; dans tous les domaines. Est présente dans le hack l’exigence de transparence que l’on a déjà rencontrée, mais on y trouve aussi la volonté de la part de l’individu non pas tant de prendre le contrôle du système quelconque avec lequel il interagit qu’à ne pas être soi-même sous contrôle du système. Le hack poursuit à la fois un objectif cognitif et politique. C’est une exigence d’autonomie.

A première vue les partis pirates sont donc nés de la friction entre deux « mondes » qui fonctionnent selon des lois très différentes, et quelquefois contradictoires. Le monde de l’électron qui, quasiment dépourvu de masse, se déplace à la vitesse de la lumière ; le monde de l’atome soumis aux contraintes de la matière. Lorsque l’atome tente de réguler l’électron, cela donne DADVSI et HADOPI ; lorsque l’électron tente d’atterrir dans le monde de l’atome, ce sont les partis pirates.

Un paradigme émancipateur

Première et courte vue pourtant. Car entériner le caractère d’étrangeté du numérique et de sa politique qui viendrait d’un ailleurs technologique, c’est s’interdire de comprendre que la révolution numérique n’est qu’une expression particulière d’une révolution politique et sociale pour large, plus ancienne, plus puissante. Les historiens et sociologues des techniques qui se sont intéressés au sujet ont bien montré qu’Internet était né au point de jonction entre le monde académique et les mouvements libertaires contre-culturelles qui ont fleuri à la fin des années 60. Cette jonction s’est faite aux Etats-Unis, entre les côtes est et ouest du pays, c’est-à-dire dans un cadre politique marqué par le double modèle de la démocratie jeffersonienne et du capitalisme libéral. Mais si la révolution numérique n’est pas restée une specificité américaine, si elle a pu s’exporter et capturer le monde entier dans les rêts de sa toile, c’est qu’elle a été portée par un mouvement de globalisation planétaire qui lui est antérieur, dont elle a profité et qu’elle a contribué, en retour, à accélérer.

Prenons un peu de recul historique ; les sociétés du monde entier sont traversées à des degrés divers par un paradigme émancipateur qui a pris, depuis le XVIIIe siècle, une quadruple forme : politique, économique, techno-scientifique et morale. Politique : c’est l’exigence démocratique formalisée à ses débuts par les déclarations universelles des droits de l’homme ; économique : c’est le développement du capitalisme libéral dont les origines, peut-on encore s’en souvenir ? sont marquées par cette promesse de prospérité générale que représente le développement du libre commerce ; Techno-scientifique qui poursuit un objectif d’arraisonnement et de maîtrise du monde ; morale enfin avec la revendication d’autonomie individuelle qui conduit chacun à accorder son comportement à une lois morale qu’il définit pour lui-même. Il s’agit bien là de quatre dimensions inséparables d’un même phénomène historique au long cours.

Retour vers le progrès ?

La révolution numérique peut être appréhendée comme un phénomène de rupture radicale avec des formes d’organisation politique, économique, moral et technique existant jusque là. Et c’est ce dont rend compte l’opposition électron/atome ainsi que les trois valeurs open, share, hack. Pourtant, à un autre niveau d’analyse, cette révolution peut aussi être vue comme la simple manifestation contemporaine d’un mouvement émancipateur multiséculaire qu’elle renouvelle dans ses formes. Si rupture il y a, c’est bien à l’intérieur de ce mouvement, avec les formes antérieures qu’il a pu prendre dans un mouvement continu de renouvellement et d’approfondissement. Ce mouvement porte un nom : le progrès.

Le progrès… Voilà un terme qui semble bien étrange aujourd’hui ; bien désuet à certains égards, particulièrement ici dans une Europe marquée par la crise, voire la neurasthénie. Si le bonheur était, pour Saint Just, une idée neuve en Europe au moment de la Révolution Française, le progrès semble être aujourd’hui une idée oubliée par la quasi-totalité des forces politiques, y compris « de gauche ». Car enfin, quelle force politique porte aujourd’hui en Europe un projet globalement émancipateur sur chacune des quatre dimensions précitées ? Aucune. L’Europe semble s’être peu à peu laissé aller à une conception pessimiste de l’Histoire marquée par la peur, le découragement, l’entropie. C’est peut-être cela d’ailleurs, que sanctionnent les marchés financiers, plutôt que simplement la dette des Etats.

De toutes les forces politiques présentes sur l’échiquier, ce sont peut-être les partis pirates qui sont les mieux placés pour reprendre le flambeau et porter cet idéal émancipateur dans ses formes renouvelées. Ils disposent d’une base sociologique solide, les « travailleurs du savoir », dont les métiers sont au coeur de la révolution numérique. Il leur appartient de construire une plateforme utopique et réaliste tout à la fois, sur les quatre versants déjà évoqués, afin de mobiliser au delà de cette base et faire vivre une proposition politique originale qui accueille l’avenir avec optimisme.

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Messages

  • Petite precision (qui montre qu’il faut eviter les metaphores pseudo-scientifiques) : l’electron a une masse de 9,109.10^-31kg ou 0,511 MeV, soit 1/1836 de la masse du proton. [c’est pour la tradition de pedanterie des hackers]

    Sinon une remarque de fond : le fait que ces mouvements naissent et prosperent en Europe continentale ne vient-il pas du caractere disruptif (voire inadapte) des technologies de l’information dans nos societes par rapport a la societe americaine (democratie liberale capitaliste) ou ces technos sont plus une evolution, fruit d’un environnement moral, politique et economique tres different ?

    [desole pour les accents, spip les a mange]

  • Hacker a pour sens de prendre un objet et de le modifier pour lui faire excuter un rle qui ne lui tait pas dvolu au dpart.

    C’est son sens profond. Hacker le systme politique consiste donc en sa modification pour lui faire excuter ce qu’il n’excute pas, par exemple de raliser la vritable volont dmocratique d’un peuple.

  • Argh ! Vous avez raison. Je voulais vrifier cette histoire de masse et j’ai oubli. J’ai d confondre avec le Boson de Higgs ;-)

    Sur la diffrence avec la situation amricaine. Je crois qu’il faut plutt imputer le bipartisme complet qui y est install, qui empche tout parti politique autre que rpublicain ou dmocrate d’exister, sinon de manire infinitsimale. Du coup, les mobilisations politiques portant sur de nouveaux thmes au cours des dernires dcennies : le consumrisme, l’cologie, le numrique, y prennent plutt la forme d’associations ou de lobbys dont le rle est intgr dans le fonctionnement de la dmocratie amricaine.

    La socit amricaine est une socit plus diverse et quelquefois plus contradictoire qu’on ne pense. La politique des « autoroutes de l’information » porte par Clinton et Gore au mileu des annes 90 est marque par la contradiction, avec, d’un ct le rve utopiste d’une Athnes 2.0 et d’une nouvelle prosprit, et de l’autre l’alignement sur les positions des industries culturelles qui tentent tout prix de brider la ralisation de cette utopie, qu’ils identifient comme destructrice de leur modle conomique.

    On y est encore, aux Etats-Unis, mais aussi dans tous les pays du monde dvelopp.

    PS : Bon, Davduf nous la joue Perec et nous a concoct un site faon « La disparition ». J’aime aussi les lipogrammes. Je laisse en l’tat.

  • @tous : mille excuses pour La Disparition le retour. Un problme de charset quelque part.

    Hacke par moi meme en quelque sorte :-)

blogger|fcuker

Paris XXè. 1,94% des voix. 821 Pirates. Merci.

En route !