
Seattle, ville émeraude. Montée écologique ou tradition d’ex-bled indien, Seattle joue la carte verte à fond. Vert bleuté comme la mer qui cogne contre les buildings vitrées, vert-sapin comme les forêts surplombant cette ville moyenne du nord ouest américain perchée dans l’Etat de Washington (500.000 habitants, deux millions avec l’agglomération1), vert comme l’enseigne du Seattle Center, un complexe attracto-sportif où Elvis tourna un film en 62, vert comme la déco de son aéroport. Pas de grisaille à la new-yor-kaise ici, ni de soleil californien. Dernière grosse halte avant la frontière canadienne - on taille souvent la route vers Vancouver le samedi soir -, Seattle vivote gentillement. Les rares gangs sont circonscrits et l’espresso, grande fierté du coin (« n°1 in Usa »), reste la principale drogue. Les entrepôts Boeing, un no-nos cédé par l’Amérique à la ville, s’étendent sur plusieurs kilomètres à deux pas du downtown. C’est l’usine ou la pêche, l’import-export ou les trois-huit à fabriquer des avions qui s’envoleront sans les ou-vriers. Ou c’est le rock. Les clichés ont la vie dure.

Pilier de la scène grunge, Mudhoney résume Seattle en deux mots : l’isolement et la consanguinité. Le grunge saura en tirer profit. Reculés, les groupes éviteront les diktats balancés par l’axe N.Y.-L.A. Provinciaux, ils s’échangeront les musiciens. L’orgie de Seattle est une histoire de famille dont les patriarches seraient Jon Poneman et Bruce Pavitt, fondateurs en 1987 du label Sub-Pop. « Quand nous avons démarré, explique Bruce Pavitt,tout le monde se soutenait sans arrière-pensée financière. Les groupes jouaient pour le plaisir. Nous étions entre nous, loin des méthodes des grosses compagnies qui déracinent les groupes en les faisant en-registrer à l’autre bout du pays. »
Mais le triomphe de Nirvana a ouvert les portes de l’Enfer. A Seattle, tous le jurent, c’est plus comme avant. Hollywood a pris la ville en toile de fond pour un « film rock » (« Singles »). Les multinationales du disque ont rappliqué ventre à terre. Sur les Avenues 1 et 2 du (petit) centre-ville, les clubs rock ont supplanté les empoissonneurs de junk-food. Le filon est devenu mine d’or. On creuse, on creuse. Jusqu’à saturation. Bruce Pavitt, le sourire incrédule, n’en revient pas. Sa stratégie - « nous ne faisons pas du rock, nous jouons des médias » - a raflé la mise : « les médias sont prépondérants dans le rock. J’ai grandi à Chicago pendant la période punk. Les groupes se bougeaient, sortaient des disques, mais butaient devant un manque : les médias. Sans eux, pas de développement. Seuls les Ramones ou les Sex Pistols avaient droit au chapitre. J’ai commencé alors par monter un fanzine, puis à traîner dans des ra-dios. Mon premier job, c’est de comprendre les médias. Au début de Sub-Pop, plutôt que de promouvoir des groupes que personne ne connaissait, nous avons mis l’accent sur une communauté d’esprit avec les musiciens, les photographes, les vidéastes, les fans. » Puis les gens de New York et de Los Angeles, bluffés, ont déboulé. Les poches pleines de verts dollars.
